[au centre de l’été le cauchemar
tient captive
la couleur
sur les joues des garçons]

 

One, two, Freddy’s coming for you

 

Dehors, la ville prend des formes inquiétantes, étampe sa face grise dans la vitrine du Vidéo 317. Il pleut sur la rue principale, le brouillard happe les passants sous leur parapluie, estompe leur silhouette.

Je suis avec mon nouvel ami B et nous traînons entre les rangées du club vidéo, bouche bée devant la bizarrerie de certains titres : L’attaque des tomates tueuses, Blanche fesse et les sept mains, L’homme homard venu de Mars. En background, le mécanisme de la machine à gommes émet des cliquetis paresseux. Nous rions.

Après quelques délibérations, B et moi parvenons à nous entendre sur le choix d’un film : A Nightmare on Elm Street, le premier de la série.

 

Three, four,  better lock your door

 

Tina devient la première victime de Freddy Krueger, sa poitrine lacérée d’une large entaille verticale avant d’être complètement déchiquetée. Plus moyen de savoir où s’arrête la réalité, où commence le cauchemar. Le jour vacille.

 

Cette nuit-là

 

[photogramme d’affiches retro pop        glitch et saccades
une main
s’accroche dans la baignoire
à ton enfance de métal

what the fuck is going on          dans le videostore

fourré par la honte
depuis le commencement]

 

Five, six,  grab your crucifix

 

Avant de plonger dans la piscine, B retire son t-shirt et je découvre une épaisse cicatrice déchirant son torse par le centre, un tracé net, vertical, sur sa cage thoracique. Je réprime de justesse mon envie d’y toucher.

Il remarque sans doute mon regard rivé à sa poitrine, car il s’exclame aussitôt: « accident de bécycle, v’là longtemps », avant de changer de sujet.

Nous barbotons dans la piscine de son père. B me parle de Sarah, son crush du moment. « Ses seins sont rendus plus gros, à c’t’heure », qu’il lâche grassement.

Quelle réaction attend-il de moi, au juste?

C’est l’été. Je passe désormais la moitié de mon temps libre dans la piscine de B à jaser cinéma et jeux vidéo, l’autre dans son sous-sol, à bouffer du popcorn et des films d’horreur.

 

Cette nuit-là,

[le cauchemar tient captive la couleur]

 

le rire sadique de Freddy Krueger résonne contre les murs de ma chambre. Les bras de B empoignent ma taille à travers le matelas pour m’aspirer dans les entrailles du lit.

[ what the fuck is going on        dans nos gorges

remplies de désir

et de popcorn BBQ]

 

Je me réveille, cherchant frénétiquement la présence de B sous les draps.

 

Seven, eight  better stay up late

 

chaque garçon
cache son ventre
en pleurs
sa tristesse
dans le bourgeon d’un arbre

B a une voix trop grave pour ses onze ans et, quand il me joue des tounes sur sa guitare, une mèche de cheveux lui tombe devant les yeux. Une sorte de beauté terrible, de rage contenue dans le froncement de ses sourcils. Je vacille.

Aujourd’hui, il tente maladroitement d’interpréter quelque chose de son cru, et moi, j’essaye de ne pas penser

à la cicatrice

rosâtre
ni au fléchissement
secouant la moelle des bouleaux
quand il enlève son t-shirt

 

Cette nuit-là je rêve

[d’affiches de mondes autistiques
je rêve de mots            NIGHT! BLOOD! DEVIL!            répétés partout
en lettrage dégoulinant je                      coule le long d’une

toile de pressentiments

cicatrices gonflées je me           pixellise

dans le regard de B

Je rêve aussi de son corps traversé par une tige de métal, à l’endroit de sa cicatrice, les coulisses de sang marron, ocre, dont le tracé s’allonge, comme pour l’engloutir.]

 

nine, ten, never sleep again

 

Quelques jours après la rentrée des classes, B me raconte comment, la nuit dernière, il a gravé les initiales de Sarah à la pointe de l’exacto, à travers sa cicatrice. Il dit ça presque nonchalamment, ramenant derrière l’oreille sa mèche de cheveux noirs. Je lui demande si ça fait mal. Il répond que c’est le but.
Il devait vraiment l’aimer

 

[au loin quelque chose se brise
que le cauchemar avale]

 

J’attends la fin de la journée d’école pour prendre Sarah à part et je lui raconte tout. Le rire de Freddy résonne dans ma tête. Devant son expression de plus en plus mortifiée, les commissures de mes lèvres se retroussent malgré moi en un mince sourire. La satisfaction d’une vengeance accomplie.

B ne m’adresse plus la parole

 

et la nuit referme
ses griffes de métal
sur le videostore
pour la toute première fois