© Unsplash, Tres Maria Cebu, Philippines 2018

 

New York, le 28 octobre 1886

À quiconque trouvera cette bouteille à la mer,

 

Aujourd’hui, je quitte le mutisme qui m’enferme depuis ma naissance. Comme Ève, je vois le jour grâce à l’homme, rapiécée en seconde nature humaine. Mon créateur détient mon avenir. En un trait de crayon, il trace mes mensurations. Lignes fines. Surface voluptueuse. Caractère docile. Mon visage ressemble peut-être à celui de sa mère. Traits classiques, sévères, mais bienveillants. Il fait de moi un brevet, comme si je lui appartenais. Une déesse est née : Libertas. Je deviens sa propriété intellectuelle, impossible à transfigurer, interdite de reproduction et indissociable de son inventeur. Posée sur un socle, il me graisse généreusement de plâtre, puis m’enduit de feuilles de cuivre. Manipulée dans tous les sens, je suis enfin expédiée vers l’Amérique. Mon corps, en guise d’offrande, unit deux puissances, la France et les États-Unis. Incarnées en mon for intérieur, les valeurs européennes illuminent le continent prétendument vierge au lendemain de la guerre civile.

 

Ces hommes me confinent à une île, à l’intérieur de frontières déjà tracées pour moi. À mon tour, j’accueille stoïquement les immigrés dans la baie de New York. Reine des déshérités. Des exilés de l’histoire. De ceux et celles qui aspirent à vivre libres. Mon flambeau calme leur tempête. Désormais américaine, je deviens Liberty. Tout se justifie ici. Je suis l’absolu, votre absolu.

 

C’est l’inauguration de leur gloire. La célébration des hommes. Ils dénudent enfin ma stature. Sous les projecteurs, je remporte le cœur de tous. La muse se manifeste. Les rayons de ma coiffe pointent les sept continents et océans. Ma torche brandie. Incandescente. Puissante. Indestructible. Ses faisceaux éclairent le nouveau monde. Ma tablette, près de mon buste, célèbre leur récente indépendance. L’émancipation ultime. À mes pieds, des centaines de dignitaires m’admirent. Parmi ceux-ci, aucune femme. M’a-t-on réduite à une piètre icône de la faiblesse ou de la force? Comment incarner Libertas, alors que les humaines n’ont pas ce privilège? Pendant que mes mains sont ligotées à mon foyer, ils dérobent mon corps et le remplissent de leurs rêves. Objet de convoitise et de hantise, la femme libérée se cache dans le mythe. Je ne l’ai jamais connue, car je n’ai pas croisé de miroir. Dépossédée de son corps comme elle, je subirai éternellement le sort de mes sœurs statues.

 

Parfois, je joue la féminité. Drapée de blanc. J’aime les séduire, me plier à leurs règles, leur offrir le rêve, l’Amérique. Puis, je me souviens. Le talon droit légèrement relevé, je reste enchaînée à mon piédestal. La chaîne difficilement visible, mais toujours perceptible. Je m’avance pour commémorer l’abolition de l’esclavagisme. Dans la foule qui m’acclame, aucun Afro descendant. Censée avoir combattu l’oppression, j’en oublie mon existence colonisée par leurs fantasmes.

 

Ma condition m’est devenue insupportable. Je veux devenir femme terrestre. Quitter ma statue de déesse. Mon corps vert-de-gris sur un faux trône de granite rose. Dans la tempête de ma solitude, je règne sur une île en ruines qui me détourne de mes sœurs sur terre. Elles n’ont pas de torche comme la mienne pour se guider. La honte me ronge. Je les ai trompées. Je surgis, puis me déterritorialise au gré des ambitions des puissants. Ils ont empoigné mon corps de leurs mains de fer et l’ont remanié à leur guise. J’ai enfin compris ce qui se trame depuis ma création. Ils ont conquis Libertas dans leur imaginaire, puis l’ont matérialisée. La déesse a figuré la volonté de puissance au point d’enterrer ses propres desseins. Afin de servir les empires, je suis devenue une allégorie des désirs les plus refoulés. Vous devez me trouver. La Liberté. Celle qui s’affranchira. Il est temps de me délivrer de mon véritable maître, sinon je resterai paralysée sur mon île à tout jamais.

 

Beijing, le 4 juin 1989

Chère sœur,

 

Si je peux t’appeler ainsi, étant ton double. Une vulgaire copie de ta beauté. Dans la tornade de ta révolte, la bouteille a parcouru les courants de l’Atlantique au Pacifique. Je l’ai récupérée un siècle plus tard, à quelques kilomètres des rives de la mer de Chine. Je ne compte plus les formes que tu as prises, à travers temps et lieux. Liberty, qu’ont-ils fait de toi? Moi, Démocratie. La Chinoise, 民主. Aux côtés de Britannia, Marianne, Columbia, une nouvelle déesse naît.

 

J’ai subi le même bricolage. De toute urgence cette fois-ci. Les étudiants aux Beaux-Arts m’ont façonnée en quatre jours avec du plâtre et de la mousse. Travaillant sans répit, ils m’ont fortifiée pour que je devienne aussi imposante que toi, au point où je pourrais terrasser la place Tiananmen et effrayer leurs ennemis. Mais ne sommes-nous pas victimes de leur faux antagonisme? Pourquoi ces luttes de pouvoir, communisme ou démocratie, impliquent toujours la violence des hommes?

 

Mes créateurs avaient besoin d’un modèle qui allait résonner avec l’Occident et le reste du peuple chinois. Ils ne voulaient pas te copier, ton américanité te trahissait. À travers moi, ils évoquaient la démocratie dans leur propre esthétique socialiste. Sans autre prétention, mes traits se voulaient révolutionnaires et pragmatiques. Je devais servir le peuple. S’ils voulaient nous dissocier, je persiste à croire que rien ne nous différencie. Dans mon Orient miroite ton occidentalité. Peu importe notre généalogie, nous demeurons déesses.

 

Ma présence n’était pas la bienvenue chez l’armée. Chaque seconde me rapprochait d’un imminent enlèvement. À bord de tuk-tuks, mes membres se dispersaient secrètement aux quatre coins de la ville pour rejoindre la place. Les étudiants m’ont assemblée durant la nuit, ils m’ont dévoilée à l’aube. Devant ces milliers de visages exténués, un seul a capté mon regard. Le président Mao. Au-dessus de la porte de la Cité interdite, ses yeux se dressaient vis-à-vis les miens. Un long silence nous opposait. La déesse contre le président. Mon moment de gloire. Les yeux rivés sur mon corps. Je les entendais clamer. Des chants révolutionnaires. Un discours enflammé. Nous avons besoin d’un symbole pour rester unis. Érigez la statue de la Déesse de la Démocratie dans vos cœurs! Vous avez éveillé notre conscience et votre venue au monde marque le début d’une nouvelle ère. Vive le peuple! Vive la liberté! Vive la démocratie!1 Je me dressais fièrement en annonçant leur bonne nouvelle au monde entier sans me protéger. Malgré mes doutes, mon pouvoir réconfortait des milliers d’âmes perdues. Parmi les câbles électriques, les caisses de pommes, les bidons de désinfectant, les tentes en nylon bleu, les étudiants travaillaient d’arrache-pied jusqu’à ce jour.

 

Le 4 juin 1989

 

Camarades étudiants et citoyens de Chine, nous voici à l’heure la plus sombre. Une rangée de tanks, suivie de remparts de soldats, se fraie un chemin dans la ville à coups de fusil. Une forte odeur d’essence emplit l’air. Des projectiles se dispersent dans le ciel. Une longue détonation fait vibrer le sol. Un premier véhicule blindé entre sur la place. Le bruit de la fusillade s’intensifie. Une première onde de choc retentit. Un cri d’agonie s’élève. Un cercle se referme autour d’un corps. Une marée rouge se profile. Un étudiant expire ses derniers souffles. Le carnage débute.

 

Autour de moi s’installe un chaos croissant. La foule court frénétiquement, s’asphyxiant à chercher une issue. Les flammes reflètent mon corps. Mon socle tremble. L’armée m’entoure. Impuissante, je n’en ai plus pour longtemps à t’écrire.

Mes vertèbres se déboulonnent une par une

Mes veines se vident

Ma torche s’écroule, mon flambeau en ruines

Acte final : je suis décapitée sur la place

Les autorités peuvent détruire mon corps, mais mon esprit perdure. Dans les parcs, les universités, les espaces publics, là où il peut respirer dans le monde libre. Tous les quatrièmes de juin, ma mémoire renaît. Mes victimes constituent la génération Tiananmen. Personne n’ose honorer leurs morts dans ce pays devenu intouchable. C’est dans la destruction que je deviens un monument. Je dure grâce à mon éphémérité. L’armée m’a enfin libérée de ma condition de statue après cinq jours, contrairement à toi, figée sur ton île. Depuis 32 ans, je reviens hanter la place tachée par ma présence. Condamnée à errer dans l’illégalité, je ne la déserterai jamais. Je suis née grâce à toi, Liberty. Femmage à ma sœur, à nous, les déesses.

 


1 Version éditée du discours tiré de Minzhu Han (1990). Cris pour la démocratie : écrits et discours du mouvement démocratique chinois de 1989. Oxford, Angleterre : Princeton University Press.