Hiver. Basse-ville de Québec.

Février. Le froid est finalement arrivé. La neige. Toutes les tempêtes qui n’étaient pas tombées en décembre et en janvier. De ma fenêtre je vois les glaçons qui pendent du toit devenir de plus en plus géants et dangereux.

Il fait vingt degrés sous zéro depuis plusieurs jours. Toute la ville vit au ralenti. Moi aussi. J’attends quelque chose qui n’arrive pas. Je suis seule avec Fred, mon beau chien-ours aux yeux qui percent l’âme, et nos journées s’égrènent sans que j’arrive à me secouer. J’ai l’impression de ne plus rien désirer. J’ai déjà eu de l’ambition, des rêves, du ressort. À présent je passe le temps. Il n’y a rien à faire, sauf rester à l’abri et attendre que cela passe. Par bravade, j’accroche encore mes draps à sécher sur la corde à linge. Ça fait sourire Louise, ma voisine, qui me salue derrière sa fenêtre. J’écourte les promenades avec Fred, pour préserver mes doigts et mes orteils. Et mon nez, qui gèle toujours très vite malgré mon capuchon et mon foulard.

Il y a un chat tigré qui s’est mis à entrer chez nous de temps en temps, quand nous revenons de la marche du soir. Il attend sur le balcon, passe entre mes jambes quand j’ouvre la porte et saute sur le comptoir de la cuisine, puis sur le dessus des armoires où il reste jusqu’au matin. Je lui laisse un bol d’eau et une assiette de thon sur le comptoir – je ne le vois jamais descendre ni manger, mais l’assiette est vide le lendemain. Fred l’observe avec curiosité, à distance. Incapable de laisser ni le chat ni moi hors de sa vue, il dort couché au travers du cadre de la porte de ma chambre.

On annonce moins quarante-deux cette nuit, et de forts vents en plus. On ne parle que de cela à la radio. Les stations de ski de la région ont annoncé des fermetures exceptionnelles, et les premières activités du carnaval ont été reportées.

La noirceur est déjà tombée. Je surveille par la fenêtre, j’espère que le chat tigré viendra. Ou qu’il est déjà au chaud quelque part. Je lui prépare une boîte de carton garnie d’une couverture, que je dépose sur le balcon. Mes allées et venues rendent Fred nerveux. Il se demande chaque fois si ça y est, si on sort marcher. Il faudra bien, au moins quelques minutes avant d’aller dormir.

Je me décide vers 22 heures. J’enfile plusieurs couches de vêtements, je rabats mon grand capuchon sur ma tête, et nous sortons. Je ne laisse pas Fred s’attarder pour sentir les odeurs, ni choisir l’itinéraire. Nous marchons vite, les pas raides, juste le temps d’un bref aller-retour vers le parc Roger-Lemelin. Je sens déjà la morsure du froid sur ma peau, et mes extrémités qui s’engourdissent. Sauf le crissement de mes bottes sur la neige, tout est silencieux. Nous sommes complètement seuls dehors.

En remontant l’escalier vers l’appartement, j’enlève mon capuchon pour mieux scruter les ombres de la cour et du balcon. Je ne vois pas le chat tigré, mais au moment où j’ouvre la porte, Fred relève les oreilles et une ombre file à l’intérieur. Chacun s’installe : le chat sur les armoires de cuisine, Fred au travers du seuil et moi dans un fauteuil, enroulée dans une couverture. Je mets de la musique, de la guitare jazz manouche. Je choisis un recueil de poèmes de Marie Uguay. Il y a pire compagnie, tout de même, pour passer l’hiver, que mon géant ami poilu et notre chat sauvage.