La nuit nous quittons

nos chambres secrètes

où les rivières brillent

au contact des morts

 

prisonniers assoiffés de lumière

nous écrivons dans nos ruelles

les injustices

nous consumons

les nuits les plus mûres

ces étoiles

qui goûtent amer

 

***

 

Nous nous endormons

comme des bêtes marines

sous la mer nicaraguayenne

nos rêves

comme seul oxygène

 

sous l’eau nous traçons

de nouveaux chemins

où se révoltent nos écailles

luisantes de mots

 

la clarté s’échappe de nous

moins belle

que notre invisibilité

 

***

 

Le jour nous ressortons

plus vivants plus bruyants

que la veille

les nuages éclosent et la pluie

fleurit en touchant notre peau

 

nous manifestons à travers nos villes

nous croisons des policiers

qui strient nos yeux de barreaux

 

nous avalons leurs mensonges mouillés

et ceux de notre dirigeant

titubons sous le poids

des livres en sang

 

sous le torrent de boue

notre ombre refuse

de fondre

 

***

 

Emprisonnés

nous pensons à la mer rauque

vidée de nos écailles

de bêtes marines

 

au sol

nos gardiens clouent leurs ombres

d’autres les reprennent la nuit

recommencent la ronde

de nos gestes essorés

de rires brûlés vifs

 

pour nous surveiller

nos gardiens accrochent

des paupières ouvertes

sur les cordes à linge et les toits

 

derrière leurs regards acides

nous rêvons d’îles suries

qui partent à la dérive

avec nos pages

nos cendres de bêtes

 

***

 

Quand le verdict tombe

ils nous sortent des prisons

nous bannissent du Nicaragua

 

entre leurs doigts ils écartèlent

nos guipures poisseuses

 

 

 

***

 

Le jour du départ

nous traversons le printemps

dissous dans l’asphalte

comme ces cadavres que nous refusons d’être

 

des voix spectrales

nous remercient pour notre combat

nous avançons au creux du silence

 

dans nos gorges

des éclats de lune sale

nos aïeux collés à notre chair

 

nous transportons sur nos épaules

notre balcon

voyons une dernière fois les colibris

se noyer dans des flaques d’eau

 

***

 

Une fois franchi le pays d’accueil

nous nous butons à d’autres mers

laissons le dégoût de l’inconnu

nous crucifier

 

assis sur les rives disparates

nous dépeçons des noyés

et en incarnons

 

nous ne sommes plus des bêtes

nous flottons

dépouilles de silhouettes

sur nos textes jamais finis

 

***

 

Les jours passent et nous buvons

l’alcool des mers illisibles

mangeons nos ancêtres par leurs racines

 

nous nous couchons

sous un ciel si transparent

où nous observons

nos fantômes

 

leurs mains nous donnent des armes

nous redescendons avec eux

dans ces mers inconnues

aux lumières soudain plus douces

que celles du Nicaragua

 

nous y pêchons des chemins à rebâtir

et retrouvons nos œuvres

entre les algues

des coups de poing à donner

à notre président

 

nous revenons manifester

au Nicaragua

sourds aux menaces

les squames recouvrent nos corps

nous sommes des bêtes marines

nous sommes

des noyés

qui réapprennent à respirer

 

nous pouvons encore

faire pousser des nageoires

à nos ombres

 

l’air salin

dont nous découvrons le langage

s’enfle de tant d’espoir

qu’il emplit nos futures tombes

 

 

Québec, le 23 mai 2022

 


 

Ce texte est un hommage aux artistes nicaraguayens emprisonnés et expulsés de leurs pays.

 

« Un œil sur le Nicaragua/Observatoire international — PEN International : Le Nicaragua, un pays transformé en prison », dans P.E.N.-Québec, Centre québécois du P.E.N. International, Écriture et liberté, [en ligne]. https://penquebec.org/2022/04/23/un-oeil-sur-le-nicaragua-observatoire-international-pen-international-le-nicaragua-un-pays-transforme-en-prison/ [Texte consulté le 21 mai 2022]