On veut tous la même chose : dire. Exprimer, et, peut-être par là même, résoudre le réel qui nous enveloppe. L’écrivain qui se perd dans les chimères de la fiction ne fait pas autre chose, et l’hégémonie nouvelle des réseaux sociaux n’est imputable qu’à ce même besoin viscéral – étrange tout de même – de se raconter. Le défi est de taille. On passe notre vie à essayer de la dire.

Mais voilà. Pour certains, une difficulté plus tragique encore précède celle d’écrire : celle d’avoir la liberté de le faire, tout simplement. Pour ces écrivains en exil, dont le PEN International se fait les porte-paroles, écrire son monde implique d’écrire contre lui, n’en déplaise à lui. Avant le mot juste, il faut la possibilité de juste un mot.

Sur le site du Centre québécois du PEN International, je regarde leurs visages, et je nous reconnais, nous, les ayants besoin de dire. Et la question surgit : pourquoi est-ce si facile pour moi ? Je peux tout dire, même sans le penser, sans risque et sans conviction. De cette facilité réitérée jour à après jour depuis ma naissance s’est édifiée une impossibilité fondamentale de concevoir qu’il puisse en être autrement. Le mot de trop, celui qui enferme, je ne le connais pas.

Pourtant, l’enfermement, je connais. Mais mon exil, il est à l’autre bout du spectre, dans l’excès et la démesure. Dans le trop de mots. Paradoxalement, la liberté de chacun à parler m’a fait perdre l’envie d’entendre. Mes journées étant gavées de paroles, je suis devenu imperméable, écoutant à peine et, pire, ne ressentant plus rien à l’écoute de l’autre. Je suis désensibilisé. Je survole tout. Je ne m’ancre dans rien. La violence que je vis, c’est celle, institutionnalisée, implicite, pernicieuse, de la connectivité. On m’a promis d’être plus près des autres; je ne m’en suis jamais senti aussi loin.

P.E.N.-Québec m’a demandé d’imaginer une activité qui rendrait hommage à ces écrivains forcés au silence. Mais voilà, comment imaginer un geste qui serait réellement entendu à travers le brouhaha de notre hyperliberté hyperlibérale? Créer un « évènement »? Acheter de la publicité? Se glisser maladroitement dans les fils d’actualité, à travers toutes leurs inepties? Crier à tue-tête, quitte à ce que ce cri se perde aussitôt à travers le vacarme du monde? Il y a là quelque chose de vain, d’absurde et d’éreintant.

Mais alors, que faire? Car, malgré mon engourdissement, je sens encore qu’il faudrait faire quelque chose. Ne pas tomber dans le piège.

Et puis j’y pense. C’est pourtant si simple.

Je suggère qu’on s’arrête un peu. De parler, d’acheter, de jouer. De commenter sans y croire, de répondre sans passion. De répandre ces emojis exubérants que nous semons le visage neutre, affaissé. Qu’on cesse de scroller encore plus bas. Qu’on devienne sourd, pour deux minutes, aux mauvaises personnes, aux services de communication, à ceux qui gèrent la parole comme une branche de leurs business. Qu’on écoute le silence. Qu’on sorte marcher sans son maudit cellulaire.

Prenons conscience que notre fortune langagière s’est muée en violence, et apaisons-la.

Et alors, tout naturellement, entendrons-nous, malgré la distance, résonner leur voix en écho, implorant un espace pour dire. Et alors, ne pouvant plus les ignorer, peut-être tendrons-nous la main et nous lèverons-nous pour eux, ne serait-ce que pour dire, à leur défense, juste un mot.