Comme c’est étrange de revenir ici pour écrire. Les écouteurs sur les oreilles. Une première depuis longtemps. Cette crainte qu’on me bouscule en passant derrière moi, alors que je pratique ce geste d’écrire, si rare pour moi maintenant. Cette crainte de perdre cette idée si précieuse, il me semble. J’ai enfilé mes écouteurs et un filtre s’est immiscé entre la réalité de ce café au décor industriel, aux portes qui claquent, à la vaisselle qui s’entrechoque, aux chaises qui traînent sur le plancher de béton, et moi. Moi qui écris. Je relis mes phrases et efface au moins trente virgules dans le premier paragraphe, comme pour aider à dénouer la gorge. Respirer.

Quelques mots déposés sur le clavier. Une ombre se peint par-dessus celles de mes doigts. Valérie. Je crois sentir sa main sur mon épaule, mais je perçois seulement sa présence, si loin, si proche. Elle me parle et je et lui réponds sans enregistrer les paroles. Je sens presque la paroi de son cœur contre le mien, à travers nos vêtements d’hiver.

Il ne me reste déjà qu’une poignée de conseils rescapés. Elle m’en donne souvent. Chaque fois qu’on se voit, en fait. Son sourire affleure déjà comme une recommandation.

Un nom prononcé lors de cette rencontre: Maggie Nelson. Je l’ai déjà lue. Un fragment de phrase me reste : Refus de la parentalité. Valérie et moi échangeons un regard que seules les lectures de nos écrits, de nos performances respectives, de nos vécus, pourraient permettre de bien évaluer, je crois.

Un souhait glissé à l’oreille: Bonne résidence.

Je ne pourrai plus écrire aujourd’hui. Une amie s’en vient. Je finirai mon café en regardant ses grosses prunelles brunes derrière ses lunettes, pendant qu’iel parlera de son écriture et je trouverai ça beau. Je lui dirai que je dois retourner à la maison, préparer le souper pour les enfants. Iel acquiescera.

J’ai le même âge que sa mère. Presque.

Nous marcherons ensuite sur le boulevard Charest, et je lui montrerai le jupon de glace qui pend du toit de la maison natale d’Alys Robi (un jour j’écrirai peut-être à propos d’elle. Si on me le demande.) Un père Noël en plastique, assis sur la toiture et muni d’une canne à pêche, attend une prise improbable. Sa ligne est une file de lumières éteintes, sans hameçon, sans appât. Ça pourrait devenir un beau poème. Je ne l’écrirai pas.

Deux semaines passées à essayer de continuer la rédaction de ce texte. Je donne des ateliers d’écriture. Mon principal gagne-pain. L’ironie de ceci me chauffe les oreilles. Chaque début de session, je me présente comme un.e poète qui n’écrit pas. Et ensuite, je promeus de saines habitudes de vie, des trucs pour revendiquer un espace de création au quotidien et nous rions. Ces outils existent et on sait très bien qu’ils fonctionnent. On les essaie, une ou deux semaines. Certaines personnes les maintiennent, d’autres pas. Impossible de se leurrer.

L’écriture, cette discipline qu’un souffle peut bousculer.

Au cours des deux dernières semaines, j’ai établi l’inventaire des raisons et des excuses m’empêchant d’écrire. La fatigue. La précarité financière qui me force à tout accepter, sauf le repos.

La fatigue.

Le repos, un contrat sans rémunération immédiate.

Je ne m’en permets que le minimum vital.

Je coupe des cheveux. Je discute souvent de création, littéraire ou pas, avec des artistes de tous horizons, auxquels je raccourcis les couettes. Ce projet est né à force de jasettes autour de ma chaise de cuisine, ciseaux à la main. Si je ne trouve pas le temps de l’écrire, c’est qu’en réalité il est déjà imprimé sur le support inexact de la mémoire. Souvent, mes client.es de coiffure m’ont déjà vu.e sur scène. Je leur demande parfois de me raconter un de mes poèmes. Des pages et des pages de mon histoire restituées ainsi. Dans le geste intime la confiance mutuelle de la coupe de cheveux.

Et cela non plus, n’est jamais écrit.

Je dis, à la blague, que j’aurais besoin d’un.e scribe.

Le transfert des histoires me fascine. L’oralité. Les versions qui changent d’une personne à l’autre. Nos filtres et nos grilles personnelles de lecture, tous uniques. Je crée des poèmes improvisés parce que je n’ai pas la force de les écrire d’avance. Je crée des poèmes boule d’énergie et magma invisible. Ce qui se cristallise ensuite ne dépend pas de moi. Je suis déjà ailleurs.

Je suis cette personne qui fait la vaisselle à 22 heures et qui se couche après tout le monde. Je suis cette personne qui avait prévu une collation, un bandage, un vêtement de rechange. Et quand il manque un de ces items, je m’en veux. Mauvaise mère.

Mauvaise mère.

Je traine toujours un bagage sur mon dos, dans un vieux sac. Au cas où. De la même manière que mes histoires. Quand il n’y en a pas, de poème, je fais avec ce que j’ai. Ça commence par l’écoute. Par les images emmagasinées par le subconscient. Mon garde-manger plein de conserves, pour les mauvais jours. Je performe sur demande, comme on consolerait un enfant en pleurs. Chut. Chut.

Pas de projet à long terme, avec échéancier. Quatre semaines par mois, des factures à payer. Une obstination à continuer, au quotidien. On me dit que ce que je crée est nécessaire alors je continue. Le jour où on me dira de dégager, ce sera fini. La poésie a le droit de pourrir et moi aussi, avec mon corps anecdotique.

J’ai longtemps travaillé dans un dépanneur. Je vous raconterai peut-être ça, la prochaine fois. Ça dépendra de vous. Quelle histoire aimeriez-vous lire? Ou plutôt, me conter?

J’écoute. Je vous vois. Je vous lis. On fait ça ensemble ok?

Il est temps de rassembler les feuillets d’un livre qui existe déjà. A vous de jouer, scribes. Écrivez-moi comme si je vous coupais les cheveux. Je vous tendrai ensuite le miroir.