Je veux rendre hommage à la journaliste d’enquête mexicaine Anabel Hernandez, qui vit en exil aux États-Unis[1].

Il y a un peu plus de 7 ans, le 26 septembre 2014, quarante-trois étudiants d’une école d’Ayotzinapa – de futurs enseignants du primaire et du secondaire – ont été tués et vingt-sept autres blessés, lors de la tristement célèbre nuit d’Iguala dans l’état de Guerrero où se trouve aussi la station balnéaire d’Acapulco.

Je dis tués, mais pour les familles et amis des quarante-trois étudiants, ils sont toujours disparus. Chaque année lors de l’anniversaire de cette nuit infâme, ils les disent et les réclament « en vie » puisque leurs corps n’ont jamais été retrouvés.

La version officielle, « historique » dira même le procureur général du président du Mexique à l’époque, Enrique Pena Nieto, est que les quarante-trois ont été capturés, tués et brûlés, par des policiers corrompus à la solde des Guerreros Unidos, des narcotrafiquants sévissant dans cette région rurale du pays.

C’est là qu’intervient la journaliste Anabel Hernandez. Elle avait gagné en 2002 le Prix national du journalisme au Mexique avec une enquête sur le « toallagate », ou le « serviette gate », qui dénonçait les dépenses de prêt d’un demi-million de dollars de l’ex-président Vicente Fox pour… des serviettes, de la literie et des rideaux.

L’année suivante, l’Unicef a également reconnu son travail pour une série d’articles sur les esclaves sexuels d’âge juvénile.

Anabel Hernandez a ensuite publié plusieurs livres d’enquête, dont Los complices del presidente (Les complices du président), éditions Grijalbo, 2008, toujours à propos de Vicente Fox, et Los señores del narco (Ces messieurs les narcos), éditions Grijalbo, 2011, au sujet de la montée en puissance des narcotrafiquants au Mexique, appuyés en cela par les pouvoirs politiques, militaires et financiers.

En 2016, deux ans après la nuit d’Iguala et une enquête exhaustive menée auprès de centaines de témoins, Anabel Hernandez a publié aux éditions Grijalbo, La verdadera noche de Iguala. La historia que el gobierno trató de ocultar (La nuit d’Iguala, l’histoire que le gouvernement a tenté d’occulter). Dans ce livre saisissant, terrifiant, la journaliste a pu reconstituer heure par heure, parfois minute par minute, ce qui s’est passé le 26 septembre 2014.

Hernandez en a conclu qu’au-delà de quelques policiers corrompus – dont une majorité a été relâché sans procès – les forces armées ont tout orchestré. À la solde des narcos, les militaires, dit-elle, suivaient déjà à la trace les quarante-trois étudiants depuis plusieurs jours : ceux-ci comptaient se rendre commémorer, le 2 octobre à Mexico, le 46e anniversaire du massacre de Tlatélolco, commis par l’armée pour mettre fin à des manifestations étudiantes, à quelques jours des jeux Olympiques de 1968. Selon les sources que l’on consulte, il y aurait eu entre trois et quatre cent victimes.

L’histoire personnelle d’Anabel Hernandez a aussi été marquée par la violence. Elle s’est consacrée au journalisme d’enquête notamment après l’enlèvement et l’assassinat de son père en l’an 2000. Depuis la parution de son livre sur les narcos, sa famille et elle vivaient sous « protection policière » ce qui n’a pas empêché sa maison d’être attaquée à deux reprises. En outre, plusieurs de ses sources journalistiques ont été menacées, emprisonnées ou tuées au cours des ans. Devant les menaces de toute sorte envers elle et sa famille, Anabel Hernandez a dû fuir aux États-Unis en 2018.

L’an dernier, le président mexicain en poste depuis trois ans, Andres Manuel Lopez Obrador, a présenté les excuses officielles de l’État mexicain aux proches des « quarante-trois disparus » d’Iguala. Une vingtaine d’arrestations ont finalement été effectuées dans les rangs militaires pendant que le mystère plane toujours sur le sort des étudiants.

En outre, le président Lobrador aime s’attaquer aux représentants de la presse en conférence de presse. Chaque semaine, il dénonce le « Pinocchio » de la semaine, un média ou un journaliste, qui selon lui appartient à la « pègre journalistique » – ceux et celles qui colportent, selon lui, des fake news.  On surnomme le président mexicain Peje. Pour tous ceux et celles qui parlent avec l’accent nasillard de l’état de Tabasco, Peje est le nom d’un poisson du sud, le pejelagarto ou lépisosté, une créature filiforme qui ressemble étrangement à un crocodile. On sait tous ce que valent que les larmes d’une crocodile. Lors de son inauguration en 2018, Lopez Obrador avait fait du cas des « quarante-trois disparus » une priorité. Trois ans plus tard, le mystère reste entier.

Selon Reporter sans frontières[2], le Mexique reste l’un des pays les plus dangereux et meurtriers au monde. Il arrive au 143e rang, sur 180, des pays qui défendent la liberté de presse. À titre d’exemple, le Canada est 14e rang, loin devant les États-Unis, 44e. Au Mexique, les journalistes qui enquêtent sur des sujets sensibles sont régulièrement menacés, voire exécutés. Sept ont trouvé la mort en 2022 et quatre-vingts dans les dix dernières années.

C’est triste à dire mais Anabel Hernandez, dans sa vie et sa carrière de journaliste et d’autrice, aura jusqu’ici été vraiment chanceuse. Chanceuse d’être en vie, quoiqu’en exil. Chanceuse de pouvoir continuer à exercer un métier essentiel dans toute démocratie qui se respecte.

Grâce à des journalistes comme elle, partout dans le monde, nous sommes à notre tour privilégiés de pouvoir avoir droit à l’information et à la liberté d’expression. Je l’en remercie.

Gracias Anabel Hernandez.


[1] Mario Cloutier a lu cet hommage pendant la table ronde Imaginer un Québec pour des écrivain.e.s en exil, organisée par le Centre québécois du PEN International et la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de l’Université Laval, 15 novembre 2022.

[2] Reporters sans frontières (RSF) est une organisation internationale à but non lucratif régie par des principes de gouvernance démocratique. Fondée en 1985 à Montpellier par quatre journalistes, RSF défend le droit, pour chaque être humain, d’avoir accès à une information libre et fiable. Ce droit est essentiel pour connaitre, comprendre, se forger une opinion et agir en pleine conscience, individuellement et collectivement.