Les textes des écrivains servent de matériau de base aux chercheurs qui les analysent afin de mieux les comprendre et d’en apprécier le sens. Réciproquement, l’analyse littéraire pourrait être mise au service de la création. Elle donnerait ainsi aux auteurs accès à diverses connaissances sur les techniques d’écriture.

Certains lecteurs-écrivains assimilent inconsciemment les façons d’utiliser le langage comme matériel ainsi que les techniques d’écriture intégrées dans le texte littéraire, telles que les différents types de narration et la maîtrise de la focalisation, les structures de phrases et les subtilités syntaxiques, la richesse du vocabulaire et les figures de style, etc. Lorsqu’ils écrivent, ils utilisent intuitivement ces connaissances. Ainsi, la lecture leur fournit des outils qu’ils reprennent lors de l’écriture. Toutefois, la plupart des gens ont besoin de lire avec une attention plus soutenue pour saisir la façon dont l’auteur a créé ses personnages, élaboré ses dialogues, représenté ses paysages, développé son style, construit sa narration, etc. En adoptant la posture de l’écrivain et non pas seulement celle du lecteur, ils identifient plus facilement les techniques inaccessibles au premier regard. En étudiant les procédés spécifiques utilisés par les auteurs dans leurs œuvres, ils décoderaient les mécanismes de construction d’un texte afin de mieux comprendre les différentes techniques d’écriture. Comme la création littéraire ne cesse d’évoluer, ce type de recherche entraînerait également le développement de nouveaux outils pour améliorer sa plume. L’apprentissage de l’écriture ne repose pas sur des formules attestées, mais requiert une implication et une recherche personnelles. J’ai constaté que la recherche-création apporte une voie d’exploration intéressante pour découvrir de nouveaux outils. Elle propose une démarche efficace pour acquérir des connaissances qui permettront de saisir l’acte d’écrire dans ses aspects tant conceptuels que pratiques, narratifs que stylistiques.

Le personnage ambigu

Un aperçu de mon étude permettra d’expliquer le fonctionnement de ce type de recherche-création. Dans ma thèse de doctorat sur l’ambiguïté axiologique du personnage dans le roman policier, je tente de mettre en application le principe de l’analyse au service de la création. Au cours de ma recherche, j’ai constaté que l’effet d’ambiguïté, produit par les textes, n’était pas toujours amené de la même façon. Les auteurs utilisent des méthodes différentes pour créer cet effet. Afin d’en comprendre le fonctionnement, j’ai consacré une partie de ma thèse à l’étude des mécanismes de construction du personnage ambigu et à l’inventaire des techniques existantes. Les romans du corpus devaient être en mesure d’illustrer les principaux processus de construction de personnages ambigus.

J’ai tout d’abord sélectionné quelques romans policiers contemporains qui échappent aux trois grands sous-genres — à énigme, noir, suspense —, car ces derniers gravitent autour des trois mêmes personnages stéréotypés : l’enquêteur, le criminel et la victime. Le roman policier a longtemps été considéré comme superficiel. Dans La séduction policière, Pierre Verdaguer souligne que « dire que le policier a mauvais genre est à ce point commun que la formule est devenue cliché ((Pierre Verdaguer, La séduction policière, Birmingham (Alabama), Summa Publication, 1999, p. 10.)) ». Cependant, la notion de roman policier s’est beaucoup modifiée au fil des ans. Alors qu’elle ne couvrait auparavant que le roman d’énigme ou de détection, « plus ludique que sociologique ((Norbert Spehner, Scènes de crimes, Québec, Les Éditions Alire, 2007, p. 9.)) », elle s’est étendue au roman noir, avec Le Faucon de Malte ((Dashiell Hammett, Le Faucon de Malte, traduit de l’anglais (États-Unis) par Henri Robillot,Paris, Gallimard (Folio policier), 1999.)), et au suspense. Dans Le roman policier en Amérique française, Norbert Spehner fait part du développement des sous-genres qui ont évolué pour apporter de nouvelles formes, des écoles divergentes et de nouvelles thématiques ((Norbert Spehner, Le roman policier en Amérique française, Beauport, Les Éditions Alire, 2000, p 17-22.)), telles que la procédure policière, le thriller et le polar historique. André Vanoncini précise qu’« [e]mpruntant d’abord à des genres romanesques établis, [le roman policier] devient ensuite une catégorie autonome aux règles de fonctionnement très typées, puis finit par multiplier les formes nouvelles jusqu’au point d’exporter ses procédés dans le champ global du discours narratif contemporain ((André Vanoncini, Le roman policier, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 5.)) ». En fait, on retrouve, de nos jours, des romans policiers qui fusionnent différents sous-genres. L’évolution du roman policier a donc entraîné la dissolution des cloisons entre les sous-genres et la diversification de ses protagonistes, suscitant l’émergence de personnages équivoques qui ne correspondent plus nécessairement à l’un ou l’autre des rôles stéréotypés. En se complexifiant, les personnages ont acquis de la profondeur, et l’ambiguïté axiologique semble parfois jouer un rôle important dans cette évolution.

J’ai ensuite exclu les personnages stéréotypés dont l’ambiguïté repose sur des valeurs facilement identifiables, entraînant des actions et des réactions contradictoires prévisibles. Ainsi, cette sélection éliminait automatiquement les personnages figés dans leur rôle, comme le policier corrompu et le détective privé cynique qui évolue aux limites de la légalité. D’autres, tels que le coupable hypocrite, le policier infiltré et le justicier vengeur, ont été écartés en raison de la duplicité inhérente à leur fonction. L’exclusion touchait aussi les personnages ayant un double système de valeurs reconnu, donc les gentils méchants comme Arsène Lupin. Tous ces personnages ont en commun des motivations explicites, et leur ambiguïté est fréquemment dévoilée dès le début du roman.

J’ai finalement retenu des personnages équivoques dont l’ambiguïté ne peut être attribuée à leur rôle ou à leur fonction dans l’histoire. Ils semblent posséder des valeurs contradictoires qui entraînent leur ambiguïté. Comme il est difficile de déterminer si ces personnages se rangent ou non du côté de la loi, il est pratiquement impossible d’anticiper leurs actions et leurs réactions. On retrouve ce type de personnages dans le corpus principal de mon étude, qui comprend L’âme du chasseur ((Deon Meyer, L’âme du chasseur, traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Estelle Roudet, Paris, Éditions du Seuil, 2005.)) et Les soldats de l’aube ((Deon Meyer, Les soldats de l’aube, traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Henri Robillot, Paris, Éditions du Seuil, 2003.)) de Deon Meyer, Les âmes grises ((Philippe Claudel, Les âmes grises, Paris, Éditions Stock, 2003.)) de Philippe Claudel, Boston requiem ((William Landay, Boston requiem, traduit de l’anglais (États-Unis) par Michèle Garène, Paris, Éditions Robert Laffont, 2005.)) de William Landay, et La chute de John R. ((Barry Eisler, La chute de John R., traduit de l’anglais (États-Unis) par Elizabeth Luc, Paris, Belfond, 2003.)) de Barry Eisler. Ces cinq romans policiers ont servi de base pour établir une typologie de l’ambiguïté du personnage dans le roman policier.

Mon analyse repose sur une approche immanente. L’identification de passages où les valeurs des personnages ambigus semblent équivoques a déterminé le matériau de base pour ma recherche. L’analyse sémiotique et la narratologie ont contribué à cerner les mécanismes de construction des personnages à l’étude. L’inventaire des différents procédés et des opérations pouvant servir à la création de ce type de personnage m’a permis d’établir une typologie de l’ambiguïté des personnages dans le roman policier. Chacun des types répertoriés est clairement défini et peut se combiner à d’autres techniques pour créer une ambiguïté complexe. Cette étude donne ainsi accès à des stratégies d’élaboration de personnages ambivalents.

J’ai constaté qu’il y avait deux grandes catégories de techniques de construction des personnages ambigus : celles qui sont basées sur l’être et celles qui sont basées sur le paraître. Elles génèrent différents mécanismes de production de l’ambiguïté. Dans les techniques se fondant sur l’être, l’ambiguïté est véhiculée par le personnage lui-même. Elle dépend alors de ses valeurs contradictoires, de son évolution axiologique ou de ses réactions par rapport aux événements. Dans les techniques reposant sur le paraître, l’ambiguïté est véhiculée par la narration. Elle est due à une confusion entre ce que le personnage est et ce qu’il paraît être. Elle découle ainsi d’une perception des valeurs du personnage. Elle peut résulter de la manipulation du récit par le narrateur hétérodiégétique, qui donne ou tait certaines informations. Elle peut aussi découler d’un jeu de points de vue, alors que le personnage ambigu fait l’objet de perceptions contradictoires ou orientées de la part du narrateur homodiégétique ou de la part d’autres personnages. Il est également possible qu’un personnage soit effectivement ambigu et que la narration confirme cette ambiguïté. Il est alors ce qu’il paraît être. Un auteur peut utiliser, volontairement ou involontairement, plusieurs procédés différents pour créer l’ambiguïté d’un personnage, ce qui offre un éventail d’outils fort intéressant.

L’utilisation de ces techniques en création

Comme l’objectif de ma recherche propose d’utiliser les mécanismes répertoriés pour concevoir des personnages ambigus, j’y explique une façon de se servir de ces techniques et combinaisons de techniques en création littéraire. L’écrivain peut les utiliser lors de sa réécriture pour ajouter de la complexité à un ou à plusieurs personnages, ou encore lors de l’élaboration du plan et des fiches de personnages avant de commencer la rédaction d’une nouvelle ou d’un roman. Le plan peut se révéler fort utile pour construire un roman policier complexe. Il sert à préparer le travail sur la narration et sur la focalisation permettant ainsi de créer l’effet d’ambiguïté. Nous pouvons également y prévoir les informations sur les obstacles, situations et événements qu’affrontera le personnage ambigu. La fiche de personnage permet de déterminer les valeurs positives et négatives du personnage ambigu, mais aussi ses motivations profondes et son évolution, et elle permet aussi d’indiquer comment celles-ci se traduiront dans l’histoire. Elle facilite l’intégration au récit des actions bienveillantes et malveillantes du personnage, ses réactions contradictoires, ses comportements positifs et négatifs, ses revirements, etc.

Mon étude tente d’expliquer comment s’articulent les techniques d’ambiguïté identifiées. Par exemple, certains types d’ambiguïté requièrent un narrateur hétérodiégétique qui laisse filtrer des informations contradictoires, alors que d’autres nécessitent un narrateur homodiégétique qui influence la perception du lecteur en donnant une image équivoque du personnage. Certaines techniques préconisent l’utilisation de protagonistes qui émettent une opinion ambivalente sur le personnage ambigu et sèment le doute dans l’esprit du lecteur. Les techniques basées sur l’être peuvent attribuer au personnage des valeurs contradictoires intrinsèques, mais aussi faire évoluer ces valeurs de différentes façons. En utilisant ces techniques, il est important d’éviter les incohérences et les invraisemblances. Il faut que les motivations du personnage soient plausibles et que les contradictions demeurent crédibles. Un minutieux travail de construction et l’utilisation judicieuse des différentes ambiguïtés devraient nous assurer un texte cohérent et bien structuré.

De nouveaux outils

Mon étude explique différents mécanismes de construction du personnage ambigu. En ce sens, elle concilie l’analyse textuelle et la création littéraire. En tant que rédactrice de roman policier, je considère l’acquisition de ces techniques comme un atout non seulement dans la conception de personnages complexes, mais aussi dans le perfectionnement d’autres aspects de l’écriture. De fait, l’utilisation de la recherche permet d’accéder à différentes connaissances. L’écrivain se sert déjà de plusieurs de ces connaissances pour s’assurer d’un texte cohérent et pour améliorer sa qualité d’écriture.

En effet, la recherche accompagne l’écrivain depuis longtemps. Celui-ci utilise, entre autres, les études des théoriciens pour comprendre le fonctionnement de certains aspects de la création. Pensons aux travaux des narratologues, tels que Gérard Genette ou Pierre Vitoux, qui lui donnent accès à d’intéressantes connaissances dont il peut se servir pour s’assurer d’une narration et d’une focalisation cohérentes. Le praticien en art peut s’inspirer de ces travaux pour effectuer sa recherche ou développer ses propres outils méthodologiques. Plusieurs écrivains, tels que Elizabeth George, André Jute et Élisabeth Vonarburg, ont réfléchi sur leur écriture et produit des œuvres pour expliquer leur art. Selon Pierre Gosselin, « [u]ne très grande part des chercheurs en pratique artistique s’efforcent de saisir soit leurs processus, soit la dynamique d’ensemble de leur pratique, ou encore un aspect essentiel. Donc, plusieurs cherchent à saisir quelque chose qui parle de la pratique artistique elle-même ((Pierre Gosselin, « La recherche en pratique artistique » dans La recherche création, Québec, Presses de l’université du Québec, 2006.)). » Dans cette perspective, l’acquisition de nouvelles techniques de travail par l’analyse de certaines œuvres permet d’enrichir l’acte créateur.

Que ce soit pour la conception de romans policiers ou d’autres œuvres littéraires, l’accès à des connaissances sur différents procédés d’écriture me semble essentiel. En adoptant la posture du lecteur-écrivain lors de l’analyse de textes, on peut développer de nouveaux outils pour enrichir nos techniques d’écriture. Par exemple, certains auteurs démontrent une maîtrise exceptionnelle du suspense. Il serait intéressant de comprendre les mécanismes de construction de cette attente anxieuse qu’ils réussissent à susciter chez le lecteur. De nombreux sujets concernant l’acte créateur mériteraient d’être étudiés afin de fournir aux écrivains des connaissances qu’ils pourraient utiliser afin d’améliorer leurs techniques d’écriture. En plus de permettre de comprendre un texte et de rendre compte de son appréciation, l’analyse littéraire serait mise au service du processus de création littéraire.