Les touristes entrent dans le parc par petites grappes et affichent un air niais. Ils n’ont aucune idée du lieu où ils se trouvent. Ils ont atterri ici, malgré eux, un peu perdus, mais tout de même contents d’être tombés par hasard sur un coin tranquille au beau milieu de la ville. À me voir là, renversée sur le sol, ils doivent penser que je dors ou que je médite. Que je ne fous rien. Mais non, je fume, les cheveux retenus par le capuchon de mon imperméable en guise d’oreiller. Rassemblés de la sorte, j’évite de les répandre sur le gazon boueux, couvert de feuilles mortes. Mon capuchon et mon imperméable me protègent des intempéries et du froid. Je suppose qu’il fait froid, car en vérité je ne sens rien. C’est novembre et d’habitude je frissonne à la moindre brise. Aujourd’hui, il en va autrement.

Je n’ai pas le sentiment des branches vides d’automne ni celui du vent aux longues dents qui croquent la moindre couche de vêtements. Les doigts, à cette époque de l’année, commencent à rougir du moment qu’on ose les sortir de nos poches. Mes mains sont probablement en train de geler. Je les vois d’ailleurs se teinter petit à petit sans en éprouver la douleur. Je ne sais pas quoi faire d’autre que de tirer sur ma cigarette pour y puiser une fumée bienfaisante. Ainsi noircis, mes poumons se marieront à l’opacité de la nuit qui me recouvre depuis hier soir. Tu as décidé de partir. Tout me semble silencieux depuis.

Tu m’as éloignée de ton gilet vert tacheté de larmes. Tu as pris ma main. Après de longues minutes à me regarder dans les yeux comme pour tenter d’atténuer la déchirure que tu venais d’y inscrire, tu as desserré chacun de mes doigts et tu t’es dirigé vers la porte. Tu es sorti, la mine basse, frôlant le sol. Défiguré. Cette image remonte en moi sans que je ne puisse te reconnaître. Tu n’existes plus. Du moins, plus comme avant. Dans les semaines à venir, on en aura marre de mes yeux bouffis et de mon sourire à l’envers. Vaut donc mieux en profiter maintenant pour pleurer comme une chienne entre deux bouffées de cigarette pendant que je suis encore légitime dans mon désarroi de fille triste.

Si j’en avais la force, je refuserais cette tristesse. Mais j’en suis incapable. Tout cela me paraît affreux. Ce n’est pas terrible comme la mort. Mais c’est comme si le monde m’avait enfermée dans une chape de plomb : je ne vois plus rien et j’entends à peine. J’espère que cette désensibilisation ne sera que passagère. Quoique pour l’instant, elle me rend plus paisible. Retirée en moi-même, j’essaie de ne pas basculer complètement.

« Tu es parti. Tu ne reviendras plus. »

J’aimerais croire que ma peine est aussi ordinaire que la pluie. L’épreuve, celle qui arrache, cette épreuve-là ne pourrait-elle pas mieux s’inscrire dans nos vies? Ne pourrait-elle pas se glisser lentement entre les interstices de chaque heure, puis pâlir pour finalement susciter la même indifférence que les gestes les plus simples? Se brosser les dents, brancher la bouilloire pour préparer le thé, rabattre les couvertures en sortant du lit, tous ces infimes mouvements s’enchaînent naturellement au fil des jours et n’ont rien de triste en soi. Ils composent cette vie minuscule qu’on appelle le quotidien.

Je n’ai pas encore trente ans, pourtant une enclume pèse déjà sur ma gorge. On dirait que j’ai tous les âges en même temps. Des secondes bien tassées s’accumulent en moi et forment une tour haute et molle qui menace de s’écrouler à chaque instant, sans bruit. Un silence rond. Malgré cette vieillesse précoce qui me frappe, le temps semble englué, gélatineux. À la fois paniquée par la vitesse avec laquelle les événements surviennent et fatiguée de les voir se reproduire inévitablement. Je n’en suis pas à une contradiction près. S’il faut craindre quelque chose, ce ne sont pas les paradoxes. Le temps à lui seul me semble plus redoutable, au même titre que l’impossible ou le tragique. Il ne s’avale pas si ce n’est qu’après une longue grimace de supplice. À preuve, le nombre d’heures passé dans ce parc m’échappe. Il y a bien cette cigarette entre mes doigts qui annonce une fin prochaine, mais présentement elle semble figée sur son déclin comme la couleur du jour fléchissant. Le ciel d’un bleu grisonnant me rappelle les cheveux de ma grand-mère, une femme qui s’en est allée à bout d’âge. « Elle aurait dû quitter bien avant », nous sommes-nous dit au salon funéraire en fixant l’urne bleue. Ma grand-mère avait résisté un peu inutilement. Par habitude, j’imagine, l’habitude de vivre au gré du calendrier. Tous les jours de la semaine, sauf le dimanche, car c’était jour de visite, elle s’asseyait à la table de la cuisine avec, dans sa manche – toujours la gauche –, un mouchoir : une petite boule chiffonnée, entassée entre sa peau et le tissu de sa veste. Elle passait des heures ainsi, absorbée par l’observation des colibris. Ma grand-mère était dotée d’une patience exemplaire dont je n’ai pas hérité. Je ne comprends pas comment elle pouvait persister, assise sur sa petite chaise à peine rembourrée, dans ce geste de contemplation. C’était une sorte de méditation. Un rituel mystique : fixer les bêtes à plume qui se bousculent à la fenêtre, avides du nectar d’un abreuvoir en plastique, ne plus penser, se détacher de son corps, respirer. Peut-être priait-elle en même temps.

À force de regarder les oiseaux avec l’attention inébranlable des pierres, son visage s’est d’ailleurs transformé. La forme de son nez est devenue plus effilée. Peu à peu ses joues ont perdu de cette rondeur qui donnait à l’ensemble son caractère lunaire. Elle a cessé de porter son dentier. Autrefois, elle l’enfilait en vitesse, l’air embarrassé, aussitôt la visite arrivée. Puis, elle a abandonné toute coquetterie. Ses cheveux gris bleus ont commencé à prendre des formes inusitées. Elle se contrefichait de sa prochaine permanente. Son bec est devenu sévère, plus pointu. Elle qui aimait tant les manucures avait les ongles crasseux. Elle ne faisait même plus l’effort d’ouvrir les yeux. À peine a-elle conservé deux petites failles en guise de champ de vision. Un joli duvet blond a recouvert sa peau et suscitait des envies de la caresser là, sur les pommettes encore saillantes malgré les ans. Ma grand-mère s’est transformée en ce qu’elle chérissait de toutes ses forces. Elle est devenue l’objet de sa fascination. La métamorphose s’est achevée le jour de son décès : elle est enfin devenue légère, délestée de son corps. Un pur esprit.

Ce n’est pas arrivé du jour au lendemain. Il a fallu des dizaines d’années. Le portrait de ses soixante ans sur la table de chevet de mon grand-père est saisissant. Il ne laisse nullement deviner cet autre visage qui allait s’immiscer plus tard à la place exacte de l’ancien. Ma grand-mère ressemblait, plus jeune, à sainte Thérèse de Lisieux. Une bouille sympathique, un visage lunaire. Du temps qu’elle vivait au couvent, on lui disait souvent qu’elle partageait des airs de famille avec la sainte. Ma grand-mère était censée devenir religieuse. Tout la conduisait dans cette direction. Mais elle a rencontré mon grand-père. Ma mère a rêvé elle aussi d’abnégation, de robes et de voiles noirs, de crucifix. Mais elle a rencontré mon père. Comme elles, j’aurais aimé entrer au couvent. Vivre de dévotion, de pureté et de paix. J’ai toujours cru que je n’étais pas faite pour la vie civile. Je n’ai pas encore trouvé le courage de me retirer complètement du monde. Les religieuses que je croise parfois m’inspirent une vaste admiration. Vêtues de noir. Pures. Chastes, à ce qu’on dit. Elles affichent leurs rides avec grâce et enfilent, dès la venue de l’automne, leurs bottes courtes avec un « zipper » sur le côté. Ma grand-mère en portait des semblables. Et je ne pouvais m’empêcher de me demander comment ses chevilles résistaient au froid. Si chétive en apparence, si frêle, ma belle mamie à la voix sombre. Elle aurait pu chanter du blues et composer des chansons encore plus cruelles que celles de Nina Simone, inspirées par sa lourde vie, menée avec obstination malgré la maladie, la dépression, la psychose. Ma belle mamie était forte, mais vers la fin, elle s’est retirée en elle-même. Elle n’en pouvait plus de combattre. Je l’imagine, depuis qu’elle est morte, suspendue au-dessus des eaux du fleuve. Libre de sa chair. Nulle part et partout en même temps.

Cette pensée me rassure. J’aime savoir que ma grand-mère est présente, tout près, et qu’elle m’attend. Si je finissais par quitter ce foutu parc, je pourrais aller la saluer. Si je me levais, je pourrais passer les portes de métal, je pourrais abandonner le souvenir des lilas et de ce thé que toi et moi avons partagé, amoureux, sur ce gazon, dans ce parc où je gèle à présent. Je pourrais écraser ma cigarette, me lever et aller retrouver ma grand-mère, descendre le chemin, contourner ta rue, faire des pieds et des mains pour contenir mes larmes de fille triste. Je pourrais cesser d’être moi, trop exactement celle que je suis. Rester couchée ici sur le sol ne change rien.

Il fait si froid soudainement.