1.

la main saisit la lueur

du sourire qui s’est tu

elle ne garde dans sa paume

que la trace d’un vide

que l’aveu d’une absence

la main serre des doigts

diaphanes et oublieux

du corps dont ils procèdent

des lieux et des rencontres

de l’eau fraîche insoumise

la main perd la mémoire

de ce qu’elle a saisi effleuré ou serré

elle efface toutes les lignes

qui sont au croisement

du monde et de la vie

 

2.

Il attise le feu d’une main distraite et nonchalante. Il pense à autre chose, mais à quoi précisément? Nul ne le sait. L’hiver l’enveloppe dans sa ouate silencieuse au point que sa villa lui semble un chalet isolé dans une montagne amie mais pourtant dangereuse. La blancheur presque irréelle irradie à l’intérieur de la pièce et l’on ne sait, par moment, si le feu brûle dehors ou si c’est la neige qui, dedans, nous brûle la peau et nous couvre les os de sa flamme glaciale. Glenn Miller retentit au loin, comme au ralenti. Il emplit l’une des pièces d’une musique mezzo voce, douce mais empreinte d’un tel attachement à la vie que cela force le respect. L’air absent, il rêve à des lendemains solaires et poissonneux, à des nappes blanches recouvertes de la fougasse, de la pompe à huile et des onze autres desserts provençaux de Noël. Il dessine un soleil sur l’humide buée de la vitre. Qu’est-ce qu’écrire, sinon cela, tracer dans l’air des signes voués à disparaître, sauf dans le cœur et dans la mémoire?

3.

Il disait « nous avons été ensemble dans tout un soleil de pluie » et sa parole, pleine de corps et de tendresse, parvenait à dissiper tous les nuages funestes et à transformer des esprits chagrins en rieurs complices par la magie de son rire. Riant à poème déployé, il faisait de sa vie le point d’ancrage de sa théorie et de sa voix l’aire d’envol de ses poèmes. Il racontait, l’œil vif et mutin, des plaisanteries irrésistibles de drôlerie. Celle-ci par exemple met en scène un boucher tentant d’exercer, tant bien que mal, son métier dans le ghetto de Varsovie en pleine Seconde Guerre mondiale. Recevant la visite d’un client, il s’en réjouit malgré les rayonnages vides et les étals déserts dont sa boucherie offre le désastreux spectacle. S’enquérant des désirs et des souhaits de son client, le boucher demande : « que vous fallait-il? ». Le client, à son tour, prend la parole et demande : « auriez-vous du bœuf? ». Le boucher, déconfit, répond par la négative. Le client demande alors : « avez-vous un beau morceau de veau? ». Le boucher, embarrassé, ne répond que par le silence et une mimique disant sa gêne. Enfin, le client change d’avis et décide de commander, contre mauvaise fortune bon cœur et contre mauvaise foi bon goût, une côte de porc. Le boucher, muré dans son mutisme depuis quelques minutes, s’exclame alors : « quelle mémoire! ». Je revois encore le sourire complice qui ornait ses lèvres en racontant cette histoire. L’amitié du poème se nourrissait vraiment, avec lui, d’humour et d’un rire franc, libérateur et tonitruant. Les moments passés avec lui baignent dans ma mémoire dans une douce lumière qui m’apaise et vient mettre un baume de mots amusants sur la blessure de sa perte. J’écris en absence comme on écrit dans le noir. Écrire en absence, ce n’est pas écrire sur l’absence ou contre l’absence, mais vers l’absence. Le « soleil de pluie », c’est pour moi l’image même de cet homme, engagé corps et âme, chair et voix dans l’aventure de la pensée et dans l’écriture des poèmes. J’écris en absence pour sentir sa main me serrer encore une fois l’épaule.