Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Une complémentarité à définir : le rapport du créateur à son récepteur », qui a eu lieu le 8 mai 2012, lors du 80ème Congrès de l’ACFAS, à Montréal.

 

 

Depuis la publication des travaux de Pierre Bourdieu, d’Umberto Eco, de Hans Robert Jauss et de Wolfgang Iser, lesquels proposent de tenir compte du rôle du lecteur dans la constitution de l’œuvre littéraire, les recherches fondées sur une approche pragmatique des textes abondent. Or, peu d’études de cas rigoureuses ont été menées sur les rapports qui unissent l’écrivain à son lectorat, pas plus qu’on a creusé suffisamment la question de la non-réception des œuvres (pourquoi telle ou telle œuvre n’est-elle acclamée que longtemps après la mort de l’auteur, ou pourquoi des textes fort méritoires sur le plan littéraire passent-ils inaperçus?). Certes, les écrivains se prononcent parfois sur les liens qu’ils entretiennent avec leurs lecteurs, ainsi que sur le rapport amour-haine qui les unit à la critique d’humeur ou à sa cousine, la critique savante. Mais, dans l’acte même d’écrire, que se passe-t-il entre l’écrivain et son récepteur? L’écrivain y songe-t-il, ne serait-ce qu’un instant? Est-il en mesure de jauger son public de manière à ce que son travail corresponde à un quelconque horizon d’attente? Doit-il ou non chercher à répondre à ces attentes? L’écrivain ne devrait-il pas demeurer le récepteur privilégié, et premier, de son œuvre? Si oui, quels sont les risques qu’il encourt? Celui, notamment, de ne pas être lu, compris, reçu? Celui de se perdre? Car, à trop vouloir plaire, l’écrivain ne va-t-il pas « vendre son âme »? Bref, celui qui se tient dans l’angle mort de l’écrivain, c’est peut-être, justement, son récepteur… Et peut-être est-ce là sa place…

De fait, écrire, c’est un peu comme conduire un véhicule qui, une fois en marche, demeure susceptible d’échapper au contrôle de celui ou de celle qui a les deux mains sur le volant. Si le véhicule appartient à un poète, alors là, il y a fort à parier que son véhicule, muni d’une transmission automatique, n’ait plus de freins et que le moteur ait tendance à s’emballer : les mots prennent le pas sur toute volonté structurante. L’itinéraire devient chaotique, changeant et aléatoire, car il n’y a pas de panneaux de circulation au pays de la poésie, rien que des réseaux isotopiques qui se mettent en place d’eux-mêmes, ou presque, au fur et à mesure que le poète progresse dans sa quête de signification et d’expressivité.

On serait porté à croire que le trajet s’effectue différemment pour le romancier, lequel a tendance à tout prévoir : intrigues principale et secondaires, personnages, ton, finale, divisions du texte, et j’en passe. Ici, transmission manuelle et regards constants jetés dans le rétroviseur sont de mise, question de savoir d’où l’on vient pour mieux envisager où l’on va. Au début, tout paraît simple, jusqu’à ce qu’on arrive à une bifurcation qui ne figurait pas sur la carte. On finit bien par se rendre quelque part, mais rarement de la manière anticipée et pas forcément là où l’on croyait aller. Cet état d’hyper-vigilance qu’exige la conduite d’un véhicule en mouvement s’apparente grandement au travail de l’écrivain, lequel est littéralement happé par une volonté de dire qui mobilise tous ses sens. L’acte créateur n’est ainsi ni une activité purement réflexive ni un geste totalement libre. L’accotement n’est jamais loin et les risques de dérapages demeurent prégnants tout au long du trajet. En vertu de quoi dont-on éviter toute sortie de route? Pour ne pas trahir ses propres desseins, parfois obscurs et intimes, ou pour ne pas perdre en chemin ceux qui seraient tentés de nous suivre? Comment se sent-on quand un autre véhicule fait mine de nous doubler et qu’il reste longtemps, trop longtemps, dans notre angle mort? Ou bien nous ralentissons pour le laisser compléter sa manœuvre; ou bien nous accélérons, pour lui montrer qu’il doit accepter de brûler davantage de carburant pour nous rejoindre, voire nous dépasser. L’acte d’écrire nous place inévitablement devant ce choix.

Je ne supporte pas qu’on s’attarde dans mon angle mort. Parfois, je ralentis. Je choisis des mots simples, des phrases courtes, je risque une explication. Pour ne pas semer mon lecteur. Pour ne pas le décourager ni lui faire sentir que sa mécanique n’est pas à la hauteur. Mais, le plus souvent, j’accélère, au risque de me retrouver seule sur la route. Un temps, du moins.

On l’aura compris, je ne suis pas de ceux ni de celles qui ont en tête un quelconque récepteur au moment d’écrire. Y en a-t-il de ces écrivains, du reste? Probablement. Mais sont-ils des écrivains ou des conteurs? Qu’on me comprenne bien : je n’éprouve aucune forme de mépris à l’égard de celui ou de celle qui privilégie la fabula pure au détriment de la recherche formelle. En revanche, pour moi, ne pas chercher à renouveler le sens par une autre façon de dire, ce serait comme conduire une familiale poussive sur une piste de course. Aucun défi, aucun risque, aucun plaisir. Car il ne faut pas négliger cette composante ; l’écrivain, s’il n’écrit pas pour se faire plaisir, doit à tout le moins éprouver du plaisir en écrivant (ce dernier pouvant osciller entre sadisme coupable et masochisme tout aussi coupable).

En outre, écrire ne va pas sans son lot d’infractions au code. N’est-ce pas en dérogeant aux règles que la littérature progresse? N’est-ce pas en réinventant les stratégies de narration, en faisant éclater la prosodie et en ne reculant pas devant une occasionnelle outrance que le romancier, le nouvellier, le poète, ajoutent au réel pour le transcender? Pour lui ajouter le surplus dont il a besoin, surplus qui permettra au lecteur de ré-enchanter le monde? Son monde?

Le lecteur. Nous l’avions presque oublié, celui-là. Et pourtant…

L’acte d’écrire procède d’abord et avant tout d’une volonté de communication. D’abord pour soi-même, pour donner du sens à ce qui, a priori, n’en a pas. Puis survient le texte, ces mots que nous avons juxtaposés dans l’espoir de sublimer le réel et que nous confions au lecteur. Du coup, par le toit ouvrant de la voiture s’échappent des feuilles qui virevoltent. Elles vont atterrir sur le pare-brise de quelqu’un qui prend le temps de lire, au risque de provoquer un accident. Elles iront s’échouer au bord de la route, agitées à chaque passage d’un nouveau lecteur qui choisira, ou non, de s’immobiliser pour les ramasser. En effet, en tant qu’écrivain, quelle mainmise pouvons-nous nous vanter d’avoir sur le lecteur? À mon humble avis, nous disposons là d’un pouvoir très limité. Peut-être même inexistant. Nous ne faisons que proposer un bout de conduite. Rien n’oblige le lecteur à monter à bord. Et rien ne devrait l’obliger non plus.

Il m’est arrivé de penser qu’Hubert Aquin avait écrit Prochain épisode au volant d’une Opel aussi véloce que racée. Qu’Allan Ginsberg avait déclamé Howl en roulant à tombeau ouvert sur les routes américaines, dans une vieille Chevrolet déglinguée, mais pourvue d’un V-8 comme il ne s’en fait plus guère. Que Virginia Woolf aurait aimé les milanaises et Anne Hébert, une Peugeot destinée aux pavages du rocher de Monaco. Tous avaient un lecteur, une lectrice, dans leur angle mort. Tous les y ont laissés, j’en suis sûre.

Quand je roule, de nuit ou de jour, j’écris dans ma tête. Je sais que, la plupart du temps, on m’accompagne. Dans mon angle mort, il y a mon récepteur. Ce qui importe, c’est que je sente sa présence et que je puisse choisir de le laisser me devancer ou que j’aie comme option la vitesse. Et la solitude qui vient avec. Quand on écrit, on ne doit pas craindre d’être seul. Même sur la route. Même la nuit.