Ce texte a été écrit sous contraintes dans le cadre du Cabinet des idées reçues tenu au Musée National des beaux-arts du Québec le 30 mars 2012, pendant la Nuit de la création.

 

 

 

Contraintes :

1. À la manière d’un prédicateur de fin du monde.

2. Sous la thématique de la traversée de mon corps et de la vierge Marie

3. Futur imparfait

4. Espace non-euclidien

5. Doit raconter l’histoire de Julia

6. Sera écrit en contexte de tensions sociales, de luttes et de lois, de matraques et de gaz. Cette dernière contrainte aura préséance sur toutes les autres.

 

 

Malgré tout, Julia a une histoire.

Alors que l’aube viendra avaler la noirceur et montrer à ses poignets les menottes de fer, que la caméra vagabonde projettera dans le monde son portrait voûté, madone du crime dans une rue de verres en miettes, le résumé laconique s’imposera de lui-même. On parlerait de terrorisme. Pute, déchargeraient les animateurs du matin – mais le matin ne viendrait pas, le mot reste ainsi théorique à l’orée de leurs lèvres. Un seul narrateur oserait raconter l’histoire de Julia, avec dans son ton, on le devine, des envolées d’hagiographie, du lyrisme et du pathos, des larmes bousculées, désolées d’être là entre la tristesse et les gaz poivrés. Ce narrateur, justement, a déjà commencé son récit, il se déversera dans l’aube, bientôt – bien que d’aube, aucune à l’horizon, plus d’horizon du tout diraient de mauvaises langues –, allons, écoutons-le, faute de mieux.

Ça commence ainsi : la possibilité de Julia. Étudiante, comme la vierge Marie l’eut été, l’innocence égarée dans les allées d’une biblioche, elle sirote un café – vous voyez bien, elle a le crime léger, un café dans la bibliothèque – et tourne les pages tout aussi candides qu’elle-même d’un traité sur le désespoir ou sur l’inconvénient d’être né, une chose légère à lire comme un roman. On imagine bien le sourire qui alors affleurait sur son visage, un beau cynisme d’enfant, gnagna la vie ne rime à rien et d’ailleurs les rimes, c’est dépassé, mais ne nous attardons pas.

Elle vient de connaître les affres du premier amour, l’étreinte, l’enfant qui subrepticement s’est glissé en elle et un peu de mièvrerie avec, pour faire chic et raconter la chose sans vulgarité. Le tout s’est terminé très vite : l’amant est sorti et ce seul mouvement, accompagné des bruits humides de bisous polis adressés à son demi-sommeil, ont suffi à ce que résonne la trame sonore d’un film d’adolescente. Elle était devenue de ces donzelles qui s’épandent d’amour et trouvent dans cette facilité le sens de la vie – de l’univers, du temps, de l’être – et s’y confondent, s’y aliènent, avec grâce et bonheur. Elle réalisait, alors que la porte de sa chambre toquait à peine sous les soins de l’éphémère amant, que ce rôle romantique lui seyait bien mal. Elle comprit, en effet, que l’amour ne constituait qu’un autre opium – écran de fumée – à mettre devant le sens du monde, et que cet opium, plus tenace que ces grands récits, s’acharnait en l’humain grâce à son unique rite, copulation bien nommée, rite qui justement reproduisait l’espèce humaine, ce qui assurait son maintien, loi mathématique élémentaire, la reproduction du même mène au même qui reproduira le même mêmement – à moins que tout cela fut biologique? Le narrateur n’y connait rien, mais il s’amuse follement.

Bien sûr que cette déréliction – que d’illusions perdues – s’est effectuée sur des mois et que l’amant revint souvent, entretenant sa semence de vigoureux coups de truelle. Mais qu’importe. Ses mythes érodés la menèrent ici, dans une bibliothèque, devant de ces phrases qu’on cite à tout vent –  j’ai commis bien des crimes sauf celui d’être père. Elle avait le désespoir joyeux, on l’appelait cynisme.

Parlons de sa vie à l’itératif. Pour la connaître véritablement : Julia ne dort jamais. Son sommeil, le plus souvent, est troué de morts subites. Il est avéré qu’on ne peut trouver le repos lorsqu’on meurt trop souvent. Les cours la découvraient exsangue et un peu noircie du regard, on aurait dit que le créateur l’avait dessinée au fusain, sauf que personne ne croyait au créateur, ce qui nuit beaucoup à la métaphore.

Elle se présentait parfois à ces conseils d’étudiants, là où on votait ceci – une fête dans un bistrot de la haute-ville – ou cela – une fête dans un bistrot de la basse-ville –, elle en profitait un peu pour chiper les notes de ceux qui ont le sommeil quiet et qui jamais dans leur vie ne se sont éveillés avec l’impression soudaine d’être morts dans la nuit.

Puis si son ventre s’arrondissait, ça ne regardait qu’elle-même. On n’en était plus aux faiseuses d’anges qui, narre Annie Ernaux, vous enlèvent le fruit de vos entrailles avec ce quelque chose d’illicite qui nous approche malgré nous du satanisme, du meurtre ou de la fabrication de cocaïne. Non, Julia irait dans une clinique, les questions viendraient aseptisées par le droit acquis, la chose se ferait sous les auspices lumineux de la carte soleil. Mais pas maintenant. Elle verrait. On verrait.

Cessons l’itération, qui ne dit rien tout en voulant tout dire, brinquebalante sur la répétition qui se garde bien pourtant de répéter, et parlons de ce jour-là à la bibliothèque. Julia, alors, se berçait des mots d’un écrivain, de ceux juchés sur les cimes du désespoir. Béate devant le néant, restée comme pantoite devant l’aménagement méticuleux de la vacuité humaine, elle aimait le soleil qui frisait la neige et son café goûtait bon – ce qui résume le bonheur.

N’empêche, un élément la tracassait, jonglerie rhétorique dans un local sans lumière : on l’invitait à voter pour une question vague sur un enjeu en vogue, quelque chose comme une grève, sans doute près de la mer, où encore une fois une fête pourrait s’y faire. Elle n’en savait rien. Ça l’ennuyait. Et aussi, en se levant, elle mesurait l’étroitesse de son jeans, ce qui rarement constitue un motif de joie. La journée aigre-douce.

Le vote se fit comme sans elle, on n’avait même pas pris la peine de lui fourbir un carton, la question était simple et, aussitôt posée, entendue : on se met en grève ou on se laisse bouffer? Enculer, rectifia le présidium, on se laisse enculer. Le procès-verbal fut adopté en ce sens. Julia bâilla. Elle songea à un autre café, ou peut-être qu’elle était malade – de ces choses-là arrivent – puis elle repensa à ses petites culottes immaculées depuis quelques mois, menstrues où êtes-vous? Aussi accepta-t-elle, sur le même fil de pensée, sa condition de génitrice. Puis elle nota dans la marge de son essai de désespoir : avorter. Il s’agissait là d’une manière comme une autre de se rappeler, lorsqu’elle reprendrait sa lecture, qu’il y avait là quelque tracas à évacuer.

Vous voulez leur faire changer d’avis? questionna un quidam, lunettes, polo, frisous et cheveux de paille. Ils venaient de voter. La grève, décrétée. Le malheureux, minoritaire, privé séance tenante de ce qu’il croyait être un droit individuel et inaliénable, son éducation, ou l’ersatz institutionnel, ses cours, il s’opposait, le verbe mou. Pour faire reculer un gouvernement, vous allez me priver de mes cours? Le présidium comprenait mal, il s’esquintait encore avec le mot enculé collé à ses gencives. Faut pas voir la chose ainsi, avança-t-il, se reculant du même mouvement. C’est juste que c’est voté. Et le quidam, de s’insurger : répond à ma question, tu vas me priver de mes cours et tu ne sais pas si tu vas faire reculer le gouvernement, c’est ça? Puis, un accent de démocrate piqué dans son droit inattaquable, il siffla : Les gens ont le droit de savoir.  On se regardait dans la pénombre, on se demandait comment dans la noirceur on avait pu compter les votes, et quelqu’un disait, avec la force de l’argument : Mais on en sait rien si on va faire reculer Papa doc, ô président ou Dieu le Père. Mais c’est voté. Et de renchérir, le présidium : Voté, c’est voté. C’est absurde, fit le quidam. Absurde, c’est absurde, ânonna Julia, que les gens découvrirent à ce moment, un peu plus livide qu’à l’habitude, beau contraste de blanc sur le brun hirsute du fauteuil. Elle ne se souvenait plus pour quoi elle avait voté. Peut-être venait-elle de réélire Périclès.

 

La vie ainsi se détachait d’elle. Harnachée sur la table d’une clinique proprette, elle attendait qu’on enlève les morceaux que quelqu’un avait oubliés dans ses entrailles – pas vierge et jamais enceinte, songeait-elle en regardant le plafond, c’est le contraire de la vierge engrossée. Dans la rue, on enlève aussi la vie en elle. Voyez, le verre sur le sol et le coup sur sa tête : résonne de loin en loin un tintamarre fatigué. Voyez, les larmes sur le visage de Julia, voyez, nous aussi les larmes à décrire celles de Julia – il s’agit cependant d’un autre moment. L’ellipse serait considérable. On perdrait Julia, ce qui fait l’essence de Julia, sur la route de quelque chose, une histoire qu’on s’ennuie un peu à raconter dans les détails. Surtout que le flux – la fin de la soirée où le conteur s’adonne à ce geste narratif de partage primal – arrive comme une marée, inéluctable. Et qu’on perdra Julia, de toute manière.

« Vous êtes sûre? » demandait l’infirmière.

Julia n’était pas sûre. Encore la grève? À quoi bon? Et le type au polo de lever son carton cette fois, pour appuyer la grève, sans pitié pour ses propres cours. Le masochisme dans toute sa noblesse.

« Bougez », disait le policier.

Elle entendait dans son refrain une réplique de ces films, le caïd ou l’Allemand qui de son pistolet tirait sur le sol aux pieds du vagabond, danse, il criait, danse – à moins que ce ne fut la fin du conte de Blanche-Neige?

« Tu es sûre? » demanda le garçon, alors presque amant, à une poussée de rein de devenir l’amant. Julia, offerte, regardait au plafond, comme vidée de cette passion qui reçoit avec bonheur.

« Bougez! » articula encore le policier en manière de ponctuation – et ils bougeaient, mais lui frappait, et lorsque Julia soudain cessa de bouger –

« Vous êtes sûre? » répétait l’infirmière, parce que Julia ne soufflait mot.

« Non », elle répondit.

« Je ne bougerai pas. »

Le garçon ne sut que faire. Se rhabiller ou profiter de la porte ouverte?

Frapper.

Pourquoi pas? Frapper. Le crâne de Julia, la matraque phallique, la chute inévitable. Les caméras saisiraient à ce seuil de l’aube la forme de cette femme, cette légère rondeur à son ventre. Pute, cracheraient les chroniqueurs. Et peut-être qu’une bien-pensante la rencontrerait plusieurs jours plus tard, alors que presque plus tuméfiée, alors que le sourire entier et à peine crevassé, on pourrait recueillir ses propos pour le journal. « À quoi vous avez pensé? » elle demanderait. Et, le regard penaud, naïf, innocent, Julia arguerait : « Je croyais pas qu’ils frapperaient. J’y suis allée sans savoir, j’ai écarté les cuisses et soudain c’était là, et ce ne l’était plus. » La journaliste ne comprendrait que dalle. Nous non plus. Parce que Julia n’est pas dans un café en train de parler du passé pour le journal, mais elle reste couchée, dans l’attente d’elle ne sait quoi sur le bitume, entre le verre, le sang, et les chewing-gums. Couchée, dans l’attente d’elle ne sait quoi. Couchée. Le sommeil facile, les yeux qui ferment. Se rendormir. Prendre un autre café? Peut-être est-elle malade, de ces choses-là arrivent, elle devrait consulter. Oui, elle doit être malade. Ce ne peut être que ça, cette rondeur persistante comme une lubie, qui l’amène ainsi à s’étendre sur la voie publique.