Tu t’appelles Talie, tu as seize ans. Tu as une grande sœur, Simone. Aujourd’hui elle a failli mourir, par ta faute.

C’est l’exposition de Simone qui a tout déclenché. En entrant dans la salle, tu as vu l’œuvre maîtresse, grande et rouge, en plein centre. Pendant un instant, tu as admiré le génie de Simone. La chose était belle et monstrueuse à la fois. Tu t’es approchée et tu as lu le titre, Talie. Ça t’a causé un choc. Tu as pensé que tout le monde l’avait vu, vous avait comparés, le monstre et toi. Et tu as senti un clash, une déchirure dans ta chair. Tu as pensé c’est comme ça que Simone me voit.

La sculpture avait ta taille. Elle était entièrement faite de pâte à modeler rouge sang, la même que vous utilisiez à l’école pour faire des modelages. Elle semblait posséder plusieurs visages, qui ressemblaient au tien, mais en plus dur. Elle n’avait pas de pieds. Les jambes se fondaient en une espèce de tronc-racines. Les bras, au nombre de six, se déployaient dans tous les sens, comme sur les images de dieux indous.

Et Simone avait intégré certains de tes rêves à la sculpture. Ceux que tu n’avais confiés qu’à elle. Elle t’avait volé ton visage et tes pensées, et elle les avait exhibés, grotesques, déformés. Elle avait fait de toi un monstre de foire. Elle avait dénaturé vos moments privilégiés, ceux que vous aviez arrachés à la nuit, lorsque tu te réveillais en criant et qu’elle te berçait dans ses bras en t’écoutant hoqueter des récits d’arbres (tu rêvais presque toujours d’arbres) qui te dévoraient de toutes les façons.

Tu regardes tes pieds, et tu découvres que tu as trois orteils en trop. De tout petits doigts morts poussés de travers entre le gros orteil et le deuxième. Et tu as peur. Le docteur te dit que ce n’est rien, qu’il vaut mieux les laisser.

Un arbre pousse dans ton ventre. Un pin minuscule. Les racines, très longues, percent tes organes. L’une d’elles sort même par ton nombril. Tu la coupes, tu l’arraches, mais elle repousse sans cesse. Elle glisse jusqu’à tes jambes et s’entortille autour pour gagner le sol, et toi tu ne peux plus bouger.

Une toute petite forêt pousse dans ta bouche. Un arbre s’agrippe à chacune de tes dents. Au début tu essais de les broyer, de les mâcher pour les déloger, mais alors leurs petites racines dures s’enroulent autour de celles de tes dents, tellement fort qu’elles se déchaussent. Tu ne parles plus, tu gardes la bouche fermée pour ne pas donner de lumière aux arbres.

Alors que tu détaillais la sculpture, des gens se sont approchés. Étienne, et d’autres que tu ne connaissais pas. Tu as souri par automatisme. Tu as pris le temps de faire le tour de la salle, de regarder toutes les œuvres, sans les voir. Et c’est monté en toi, une vague, une marée. Un refus.

Tu t’es retournée, tu as traversé la pièce en sens inverse. Tes pas sont demeurés silencieux sur les dalles, amortis par les semelles de tes souliers de course. Pour une fois, tu aurais voulu qu’ils claquent comme des coups de tonnerre. Ton regard noyé, accusateur, a accroché celui de Simone. Tu as secoué la tête. Tu n’as pas crié, parce que ce cri aurait tout cassé. Tu as senti la rage dans ta gorge et tu as eu peur, tu as serré les dents. En passant devant la chose, tu as ramassé l’écriteau avec le titre. Ton nom. Tu as pensé elle ne comprend pas, elle ne sait rien de moi. Et tu es sortie. Tu as entendu Simone t’appeler, de très loin, mais tu courais déjà pour t’éloigner.

***

Le jour de ta naissance, Simone attend dans le couloir avec une infirmière. Toi, tu n’entends pas ce qu’elles se disent, mais Simone te raconte tout, après, en te berçant dans ses bras grêles. Tu finis par construire une scène dans ta tête, que tu te rejoues quelquefois. Infirmière : « Tu es toute seule? » Simone : « J’attends ma sœur. »

— Où sont tes parents?

— Maman est avec ma sœur qui est en train de sortir de son ventre.

— Et comment s’appelle ta sœur?

— Elle s’appelle Nathan, parce que maman et le docteur pensent que c’est un garçon. Le docteur a regardé avec ses machines, il a dit que c’est un garçon, mais moi j’ai parlé au bébé tous les soirs, je lui ai expliqué que c’est mieux deux filles, pour jouer

— Et ton papa?

— Il est dans le Nord. Il est parti chercher l’hiver. Papa va arriver en même temps que le bébé.

À ce moment-là, l’infirmière et Simone entendent un hurlement. C’est ta mère qui pousse pour t’expulser hors de son ventre.

— Elle ne veut pas sortir. Elle a peur. Maman aussi.

— Et toi?

— Non.

— Parle-moi de ton papa.

Et Simone raconte, à sa manière, l’histoire que maman réserve aux longues absences de papa. Plus tard, tu te demanderas si ton père a jamais été cet homme, ce héros. Ou s’il l’est devenu à cause de l’histoire, comme tu es devenue toi à cause de Simone.

— Papa est parti chercher la neige. C’est son travail. L’hiver habite très loin au pôle nord. Il marche longtemps pour le trouver. Au début, les arbres sont grands. Plus il avance, moins il y a d’arbres à feuilles et plus il y a de sapins de Noël. Rendu aux sapins de Noël, il continue. Après, les arbres deviennent minuscules, plus petits que moi. Il marche encore, tellement loin qu’il arrive au pays où c’est toujours la nuit. Là, il ne dort pas tout le temps, même s’il fait noir. Il reste réveillé, il cherche l’hiver. Quand il le trouve, il lui parle doucement pour ne pas lui faire peur, il devient son ami. Si ça va bien, papa transporte la neige jusqu’à la maison. Il la met dans son sac spécial et il revient. Il court pour ramener la neige à temps, pour l’hiver et pour le bébé.

 

À la fin de l’histoire de Simone, papa arrive. Et tu nais en t’époumonant, furieuse contre le monde entier, jusqu’à ce que Simone te prenne dans ses bras. Contre toute prédiction, malgré les pyjamas bleus qui t’attendent à la maison, tu es une fille. Seule Simone n’en est pas surprise.

Tu es la petite sœur. C’est facile. Tu apprends à suivre. Tu sais t’adapter, comme un caméléon.  Tu es son prolongement. Sa créature, une petite sœur rien que pour elle. Il t’arrive, rarement, de faire des choses pour toi, des expériences. Le jour où tu essaies de flotter, le jour de la langue sur la poignée.

Tu as quatre ans. Tu aimes l’eau, mais pas les flotteurs. Ils tirent tes épaules vers tes oreilles quand tu es dans la piscine, tu ne peux pas nager. D’abord, il faut les gonfler en soufflant dans l’embout pendant que les autres sautent dans l’eau. Puis, il faut mouiller les flotteurs. Après, quand tu glisses tes mains dans les brassards gonflés d’air et que tu les remontes le long de tes bras, le plastique colle, tu dois tirer fort et les coins éraflent ta peau. Et puis, les flotteurs, c’est seulement pour toi, la plus petite. Les autres enfants n’en ont pas. Tu es toujours la plus petite. Tu cours moins vite, tu sautes moins haut, tu dessines moins bien.

Tu enfiles tes flotteurs et sautes dans l’eau. Les autres ont commencé à jouer, ils ne te voient pas. Simone t’a oubliée. Quand vous êtes seules à la maison, vous jouez toujours ensemble. Tu jettes un œil vers les adultes. Ils boivent une bière au bord de la piscine. Papa est là, un géant barbu entre deux voyages. Tu joues toute seule un moment.

Tu as envie de pipi. Tu patauges vers le bord, tu grimpes l’échelle, tu sors de l’eau. Tu enlèves les flotteurs, tu prends une serviette, tu entres dans la maison. En revenant, tu te diriges vers l’endroit où tu as laissé les flotteurs. Personne ne te regarde. L’idée te vient, fugitive, de ne pas les mettre. Tu saisis ta chance. Tu t’approches du bord, tu sautes.

Et tu coules. Tu es un peu surprise de ne pas flotter, de ne pas nager. Et en même temps tu t’y attendais. Tu te sens libre. Tu ne te débats pas. L’eau t’aspire. Ton corps glisse lentement, ce n’est pas comme tomber. Tes poumons explosent, tu expires par la bouche et les bulles montent vers la surface. Tu inspires de l’eau. À ce moment, tu as peur. Pas de couler, mais de ne pas pouvoir respirer dans l’eau. Tu entends une voix qui hurle ton nom, pas à travers l’eau, mais directement dans ta tête. C’est Simone.

Il y a un plouf, un déplacement d’eau. Papa. Tu n’as pas encore atteint le fond. Il t’attrape le bras d’une main, te remonte, te pousse hors de l’eau au bout de ses longs bras. Tu tousses, tu craches. Et c’est fini. On passe à table. Personne ne te gronde. Toi seule sais que tu l’as fait exprès. Et peut-être Simone, qui te regarde avec l’air de dire je sais que tu l’as fait pour moi.

La fois de la langue sur la poignée de porte, c’est un peu pareil. Tu as six ans. Bien sûr, on t’a dit de ne pas le faire l’hiver, que ta langue resterait collée. C’est resté dans ta tête, un ver d’oreille, une idée qui te démange. Surtout parce que tu ne comprends pas. Comment est-ce possible? Pourquoi la langue? Tu te demandes si c’est vrai. Chaque fois que tu entres dans la maison, tu regardes la poignée de fer forgé, tu y penses.

Ce jour-là, les cousins sont en visite chez vous, tout le monde joue dehors. C’est toi la plus petite, encore. Ta cousine Martine te demande si tu l’as déjà fait. Tu dis non, tu lui renvoies la question. Elle non plus. Simone vous recommande de ne pas le faire. Tu dis ensemble, et vous appuyez votre langue en même temps sur la poignée de fer, Martine et toi, chacune sur votre côté. Et vos langues restent collées. Vraiment collées. Même si maman verse de l’eau tiède pour réchauffer le métal, tu arraches un petit bout de langue rose en tirant pour te libérer. Tu saignes un peu, ça goûte salé. Maman crie, ses yeux bougent trop, et c’est Simone qui te console. Elle ne dit pas je t’avais prévenue. Plus tard, au téléphone avec papa, Simone raconte que tout va bien, que tu ne l’as pas fait exprès, que ta langue est déjà guérie.

Mais tu n’en fais pas beaucoup, de ces expériences. Tu es une petite fille bien sage. Une petite sœur d’abord.  Une suiveuse.

Vous voulez toujours la même chose, Simone et toi. Si on s’en étonne, si on vous demande séparément ce que vous préférez, tu réponds tout de même comme elle. Les adultes ne s’imaginent pas que tu sais, sans la consulter, ce qu’elle répondrait. Tu as hâte qu’elle grandisse pour hériter de ses vêtements. Tu les préfères aux neufs, qui n’ont pas son odeur. Quand elle commence l’école, tu l’attends, et le soir elle te répète tout.

C’est après que tu te retrouves seule. Quand elle part à l’école secondaire. Il y a ce blanc de quelques années pendant lesquelles vous êtes séparées, autonomes, parallèles. Plus tard, vous vous retrouvez, mais ce n’est plus la même complicité, il y a un décalage, des incompréhensions entre vous. Ça te fait mal chaque fois, lorsque tu réalises que vous n’êtes pas pareilles. D’autres fois, au contraire, l’intimité avec Simone t’étouffe, tu as peur de disparaître. Comme avec Étienne.

Tu as quatorze ans, Simone, bientôt dix-huit. Vous êtes au cinéma avec son copain, Étienne. Vous sortez souvent tous les trois. Étienne t’a même accompagnée au bal de l’école, parce que tu n’avais pas de cavalier. C’était l’idée de Simone, de le partager avec toi. De te partager avec lui. Toi, tu ne t’es pas posé de questions. Ça s’est fait tout seul. Tu gravites autour d’eux, tu vis ton premier amour à travers ta sœur, si bien que tu ne ressens pas le besoin d’avoir ton propre amoureux. Ou presque pas. Tu n’embrasses pas Étienne, bien sûr, mais il t’ouvre la portière de sa voiture comme à elle, il t’amène une fleur de temps en temps, comme à elle, une petite fleur sauvage qu’il a cueillie au bord de la route.

Ce soir-là, tu te laisses glisser peu à peu dans un jeu dont tu ne connais pas les règles. Pendant le film, tu as conscience que Simone et Étienne se touchent furtivement, tu sens la tension entre eux, exigeante, exacerbée par la fausse intimité de la salle de cinéma. Tu essaies de te concentrer sur le film, mais Simone sent que tu es troublée, que tu t’éloignes d’elle pour te recroqueviller au fond de ton siège. Alors, elle te serre doucement la main, pendant que son autre main tient celle d’Étienne.

Et puis, peut-être parce qu’elle te sent seule, peut-être par symétrie, Simone continue à te toucher comme elle touche Étienne. Elle caresse ses cheveux d’une main, les tiens de l’autre. Elle met sa main sur vos cuisses. Elle appuie la joue tantôt sur son épaule à lui, tantôt sur la tienne. Elle vous embrasse, lui sur la bouche, toi juste à côté. Tu n’es pas gênée, elle vous enveloppe tous les deux dans sa tendresse à elle.

Quand Étienne passe son bras autour des épaules de Simone, ça ne vous paraît pas étrange que sa main se rende jusqu’à ton épaule à toi, jusqu’à tes cheveux, qu’il les enroule doucement autour de ses doigts pendant que Simone pose sa tête au creux de son bras. Tu te fonds peu à peu dans leur intimité, dans leur sensualité. Mais c’est une illusion.

Après le film, vous marchez ensemble jusqu’à la voiture, Simone au milieu. Tu t’assois derrière, et tu frissonnes, c’est comme si tu disparaissais de leur bulle. Ils te déposent à la maison avant de partir ensemble chez Étienne. Tu sais qu’ils vont faire l’amour. Tard dans la nuit, tu les entends se caresser comme s’ils étaient dans ta tête, ou bien juste à côté, dans ton propre lit. Tu serres un oreiller entre tes cuisses, tu te roules en boule. Et tu pleures.

Après la nuit d’Étienne, tu sens un froid entre Simone et toi. Elle ne te raconte rien, te traite comme une petite chose fragile qui ne pourrait pas comprendre. La sculpture, c’est la goutte de trop.

***

Cette nuit, donc, tu es revenue. Tu ne pouvais pas dormir, tu pensais à elle, bien sûr. Après avoir erré longtemps, tu es entrée dans la salle d’exposition déserte. Simone était là. Elle t’attendait, assise dans le noir. Tu as pensé : Elle savait que je viendrais.

Tu t’es approchée de la sculpture. Simone te jaugeait en silence. En observant bien, tu as distingué ce que tu n’avais pas vu d’abord, aveuglée par la colère et la stupeur. En vérité, il n’y avait pas que ton visage, le sien était là aussi, et tous ces membres noués ensemble cachaient comme deux silhouettes fondues dans une, à la manière du tronc d’un baobab. La chose vous représentait toutes les deux.

Soudain, tu as cru comprendre ce que Simone avait voulu faire, que vous étiez comme superposées, elle et toi, sans que vos corps s’ajustent parfaitement. Tu as dit je ne suis pas à toi. Et tu t’es mise à séparer les deux silhouettes, à enlever ce qui appartenait à Simone. Elle n’a pas essayé de t’en empêcher, s’est approchée doucement.

Quand tu t’es tournée vers elle, tu as vu qu’elle pleurait. Elle a voulu te parler, t’expliquer.

— Tu n’as jamais été à moi. C’est moi qui ai besoin de toi, pas l’inverse. C’est toi qui étais la plus forte, moi qui m’accrochais à toi. Quand tu es partie de l’expo tout à l’heure, j’ai eu peur de mourir si tu ne revenais pas. J’ai peur, Talie.

Tu l’as entendue, mais tu n’étais plus aux commandes de ton corps. Tu t’es vue arracher une à une toutes les parties de la sculpture qui dépassaient. Tu as frappé la sculpture avec tes poings, tu as griffé la chair rouge. La chose, grotesque, au lieu de s’épurer, s’est tordue et déformée entre tes mains, mais tu ne pouvais plus t’arrêter

— Talie. Arrête.

Tu t’es retournée. Simone était pétrifiée. Tu ne l’avais jamais vue si pâle. Tu as pensé, je lui fais mal, mais c’était absurde. Elle a essayé de te prendre dans ses bras, tu l’as repoussée. Elle a fini par s’asseoir par terre, près de toi. Elle a attendu.

Quand il n’est plus rien resté de la sculpture, ta rage est partie comme elle était venue, d’un seul coup. Ta colère t’est apparue sans fondement, vulgaire. Tu as regardé la dernière motte de pâte au creux de ta paume, comme un morceau de cœur humain dans ta main, et tes jambes ont flanché, tu as glissé jusqu’au sol. Tu aurais dû te sentir libérée, mais c’était l’inverse.

Tu t’es mise à trembler, secouée de sanglots. C’est là que tu as entendu Simone respirer. Elle inspirait par la bouche, en sifflant, comme si quelque chose lui défonçait la poitrine. Quelque chose que tu lui avais fait. Elle ne bougeait plus. Elle a planté son regard dans le tien, a remué les lèvres sans émettre un son. Elle a articulé je suis désolée. Tu as collé ton oreille sur son cœur, tu as pensé je peux sentir ses côtes avec ma joue, à travers son chandail, et tu as eu peur, tu as compris que tu avais tout vu à l’envers. Pour la première fois, tu l’as sentie fragile comme un oiseau. Tu as dit ne meurs pas. Tu as pris par terre une motte de pâte à modeler, tu l’as réchauffée entre tes mains. Tu as dit ensemble? Tu t’es tournée vers la sculpture. Tu as recommencé Simone et toi, depuis le début.