Ce texte a été écrit dans le cadre du cours Écriture de fiction I (roman), donné à l’Université Laval par Pierre-Luc Landry à l’automne 2012.

Une grande partie de ma vie professionnelle a été consacrée à la rédaction de textes qui devaient aller droit au but, être clairs, accessibles et concis. Retraitée depuis plusieurs années, j’ai essayé d’écrire des romans. Sans crainte de la page blanche, je me suis remise plusieurs fois au travail. Mes textes étaient insatisfaisants, plats et souffrants.

Si tu veux écrire, retourne à l’école, me suis-je dit. J’avais pris conscience du fait qu’être rédactrice n’est pas être écrivaine. Est-ce que je le deviendrai un jour? Qui sait? Une chose est certaine : une fois passée l’épreuve des premiers textes soumis au regard de l’autre, l’expérience est devenue en soi une source de plaisir et d’évolution. Apprendre à lire et à écrire autrement, à montrer plutôt qu’à dire, à faire vivre les personnages plutôt qu’à les interpréter, à sortir de ma zone de confort, m’a donné le goût du roman.

Lire : un acte de liberté

L’inconnu du Nord-Express (1951) de Patricia Highsmith, Les Gommes (1953) d’Alain Robbe-Grillet et Meurtres à blanc (1986) de Yolande Villemaire, trois œuvres exigeantes, porteuses de réflexion. Elles m’ont fait prendre conscience que l’acte de lire est un acte de liberté par lequel je peux choisir de me divertir ou de m’investir dans une œuvre qui me fera réfléchir à la vie, à la nature humaine, à la création.

Pour trouver de l’intérêt ou du plaisir à découvrir des œuvres ouvertes, le lecteur doit accepter de sortir de sa passivité. S’il veut être diverti, il doit se tourner vers des œuvres plus populaires où il mettra en suspens son incrédulité, son scepticisme pour entrer dans une réalité qu’il acceptera comme vraie. Une activité plus facile, mais peut-être moins féconde. C’est une question de choix.

Ces trois romans semblent emprunter la voie du genre policier, mais en dévient volontairement pour entraîner le lecteur dans des sentiers qui vont bien au-delà du divertissement. Aucune de ces œuvres n’est un roman policier traditionnel dans lequel le lecteur est conduit inexorablement vers la résolution d’un crime, la sanction par la justice et, généralement, la victoire du bien sur le mal. Les trois sont loin du fast food et du prêt-à-porter de la lecture. Chacune, avec ses propres intrigues, est porteuse d’enjeux différents et pas toujours évidents.

Dans L’inconnu du Nord-Express, dès le départ, on sait qui sera tué et quels seront les assassins. L’utilisation des meurtriers sert à montrer que « les gens, les sentiments, tout est double », qu’il y a « deux personnes dans chacun de nous. Il y a soi et quelqu’un qui est exactement votre opposé, comme un double invisible, qui vous attend quelque part dans le monde, en embuscade », les deux opposés étant « des ennemis mortels » (Highsmith, 1951 : 312).

Dans Les Gommes, le meurtre n’en est pas un, mais le deviendra. C’est une parodie de l’enquête policière, bourrée de détails, sans personnage type, où le lecteur se retrouve dans de véritables labyrinthes. L’œuvre se démarque par la circularité, tant dans l’environnement physique que dans la trame du roman, qui commence par un faux attentat et qui finit par le même attentat, vrai celui-là. En l’espace de vingt-quatre heures, tout tourne autour des mêmes lieux, en particulier le « Boulevard Circulaire ». C’est connu, Robbe-Grillet est en rupture avec la norme établie, il s’oppose au réalisme et s’amuse avec la forme. Son roman, structuré comme le théâtre classique, est divisé en cinq chapitres eux-mêmes découpés en scènes. L’auteur a lui-même admis que son œuvre est une réécriture d’Œdipe.

Dans Meurtres à blanc, des cadavres, du sang à profusion, des pistes brouillées, de multiples hypothèses, tout sert, ici aussi, à parodier le roman policier. D’entrée de jeu, la narratrice, la première, annonce la couleur du texte en parlant d’un roman d’Agatha Christie : « celui-là, comme tous les autres romans policiers, n’a pu résister à une seconde lecture » (Villemaire, 1986 : 11). Par ailleurs, au-delà de ce qui est annoncé sur la quatrième de couverture, « roman policier pour rire », l’enchâssement des narrateurs nous fait réfléchir sur la toute-puissance de la littérature, incarnée par Abdul, le géant, le grand sorcier qui fait peur…« mais ce n’est pas une raison pour s’aplatir » (116).

Inscrite en création littéraire pour apprendre à écrire, me voilà en train d’apprendre à mieux lire. Curieusement, ces œuvres qui laissent au lecteur la place nécessaire à sa propre interprétation exigent en même temps de lui qu’il se laisse porter par les mots, qu’il s’abandonne dans une approche non traditionnelle. Étant assuré du retour à lui-même, à sa propre réflexion, le lecteur peut aborder l’œuvre avec confiance et devenir acteur, contribuant ainsi au sens de l’œuvre.

Écrire : un acte de liberté

 L’inconnu du Nord-Express, Les Gommes et Meurtres à blanc se situent donc bien au-delà des romans qui visent le divertissement et qui servent d’exutoire, en utilisant le meurtre comme moteur de construction. Je ne peux passer à côté d’une question qui, en bout de ligne, m’est devenue évidente : à quel genre de lecteur ces romans peuvent-ils convenir?

L’inconnu du Nord-Express, où le meurtre sert de catalyseur pour décrire l’expérience humaine est, à mon avis, le plus facile à aborder. Si le lecteur n’a pas saisi toute la profondeur de la symbolique du double, il aura au moins pu ressentir la dualité de l’expérience humaine à travers un roman qui comporte des intrigues même s’il n’est pas purement policier.

Quel lecteur aura compris toute la subtilité du roman Les Gommes? Sans conteste, un érudit. Que restera-t-il à celui qui n’a pas compris? S’il aime émettre des hypothèses, s’il aime les descriptions et les détails, s’il apprécie les textes bien écrits, il se délectera de cet antiroman même s’il n’en n’a pas saisi entièrement l’essence. Il aura eu le plaisir de lire.

Quel lecteur saura décoder les multiples enchâssements de narrations de Villemaire et en découvrir le sens profond? Celui qui s’intéresse à la littérature, à la création. Celui qui relit l’œuvre plusieurs fois et l’analyse. Le lecteur moyen, mais sans attente, aura profité d’un texte peaufiné. Meurtres à blanc demeure pour moi l’œuvre la moins accessible.

On n’est pas toujours conscient de tout ce qui peut nous échapper dans une œuvre, de tout ce qu’un roman peut receler. Des relectures sont parfois nécessaires.

C’est rassurant de voir à quel point l’objectif d’un roman peut différer d’un auteur à l’autre. Tous les genres sont permis en autant qu’ils soient efficaces. Tout est ouvert. C’est aussi encourageant de constater que ces trois auteurs ont pu respecter leur propre style et être publiés, sans compromis sur leur nature profonde. S’ils avaient eu comme objectif premier d’être encensés par les critiques et de publier des best-sellers, ils n’auraient pas maintenu leur approche de création.

Pourquoi écrire un roman?

Un sujet, la fin de vie. Un espoir : convaincre qu’elle doit être digne. Comment réaliser ce projet? J’étais déjà en réflexion. Certains des textes contenus dans La pratique du roman (2012), publié sous la direction d’Isabelle Daunais et de François Ricard, m’ont ébranlée alors que d’autres m’ont rassurée. Dans un cas comme dans l’autre, ils m’ont permis d’évoluer.

Pourquoi écrire un roman plutôt qu’un essai, une chronique ou un pamphlet? Voilà la principale question qui m’est restée à la suite de la lecture de ces textes.

D’entrée de jeu, j’ai été séduite par une définition : le roman comme « mode privilégié d’exploration du monde et de l’existence » (2012 :7). Toutefois, au fil des lectures, des propos ont bousculé mes convictions. D’abord les questions de Nadine Bismuth : pourquoi écrire si le roman ne vient que s’ajouter à la liste des chroniques, éditoriaux, blogues déjà à notre disposition pour parler des enjeux de société, s’il n’est qu’un moyen de faire connaître de façon indirecte ses opinions? « Pourquoi créer des personnages si l’on attend de ceux-ci qu’ils ne soient rien de plus que des marionnettes incarnant des idées, des thèmes ou des valeurs qui les précèdent? » (2012 : 99-100) Puis, ce commentaire de Trevor Ferguson : il est « trop facile pour un bon écrivain de s’intéresser aux carences de la société ». Pour l’auteur, « le jeu n’en vaut pas vraiment le temps, ni le papier » (2012 : 81-82). Et surtout, les propos de Milan Kundera dans Les Testaments trahis (1993), cités par Gilles Archambault, concernant les romans de style « reportages romancés », « dénonciations romancées », « qui ne disent rien de nouveau », « qui n’ont aucune ambition esthétique », « parfaitement consommables » (2012 : 116).

Étant donné la nature de mon projet, ces questions-ci sont survenues : es-tu en train d’établir un rapport utilitaire avec le roman? Vas-tu écrire quelque chose de moralisateur en te révoltant au fil des mots? Pourquoi ne pas écrire un essai? J’ai été engagée toute ma vie dans des causes centrées sur la défense des droits humains. Dans l’exercice des quinze premières pages du roman que je souhaite écrire, j’ai abordé mon sujet cérébralement, guidée par mes principes, par des objectifs de dénonciation, ma révolte contre l’injustice et l’inhumanité.  Dans une démarche aussi préméditée, comment créer, comment mettre en pratique une orientation qui me plaît entre toutes : laisser de l’espace pour la contribution du lecteur? Comment laisser place à son imaginaire, à ses émotions? Comment ne pas tout mâcher, tout dire, tout interpréter? Comment montrer?

J’ai aussi trouvé des réflexions rassurantes, dont les questionnements de Monique LaRue sur la contribution des grands textes de sciences humaines. Pour elle, ces textes partagent le même souci, le même territoire que celui du roman : ils aspirent « à énoncer une vérité sur l’existence humaine » (2012 : 51). Dans son parcours d’écrivaine, elle a pris conscience que le fait de les avoir délaissés avait fini par appauvrir son expérience. Ma formation de sociologue, loin d’être un obstacle à l’écriture, pourrait donc être un atout, à la condition d’éviter le piège : celui d’être tenue à distance de la création par la volonté de convaincre à tout prix.

À ses propos concernant les carences de la société, Trevor Ferguson ajoute ceci : « Et pourtant, si le fait de réfléchir à tout cela permet d’offrir une expérience au lecteur ». Il précise  que « si le lecteur a lui-même le sentiment d’avoir une incidence sur la vie des autres », il y a peut-être un magnifique roman en cours de route. (2012 : 82)

Pourquoi un roman plutôt qu’un essai? Parce que j’ai besoin de créer, de raconter, de montrer et que je ne veux plus disserter. Parce que la découverte de personnages auxquels je me suis déjà attachée me stimule et me passionne. Parce que je veux raconter avec ce que je suis devenue en me laissant séduire par l’imaginaire, en me rappelant cette phrase de Robert Lalonde: « c’est toujours le surgissement d’un personnage qui déclenche l’affaire. » (2012 : 131)

Avoir le goût du roman et en prendre soin

Dans La pratique du roman, Ferguson invite à la subtilité et il précise que le roman « mérite nos soins, notre attention, notre temps et notre amour. » (2012 :82) Avoir le goût du roman, c’est donc aussi en prendre soin. À ce titre, le livre de Haruki Murakami, Autoportrait de l’auteur en coureur de fond (2007), est porteur d’inspirations.

Murakami ne se rappelle pas la première fois où il a pensé qu’il était capable d’écrire un roman, mais il se souvient qu’il avait eu le désir ardent d’en écrire un. Que ce livre voie le jour ou non l’intéressait moins que le fait d’avoir pu l’écrire : il y avait pris plaisir. Voilà son point de départ comme romancier. À son troisième roman, il a éprouvé le « sentiment agréable » que son style d’écriture avait pris forme grâce à sa concentration sur son travail d’écriture à la fois « merveilleux et difficile » (2007 : 45).

Pour Murakami, le talent littéraire est certes une condition préalable, mais pour être romancier, la concentration, la persévérance et l’équilibre entre les deux opérations sont essentiels (2007 : 98-100). Voilà pourquoi, tout comme il le fait en tant que coureur de fond, il croit en l’effort. Même si l’auteur ne prétend pas que les écrivains devraient emprunter une seule voie, on peut dégager plusieurs règles de son expérience. Au fil de l’œuvre, j’en ai retenu quelques-unes qui, même si elles ne constituent pas une recette, me paraissent convaincantes : savoir répartir son temps et son énergie, organiser sa vie de façon à se concentrer sur l’écriture, se concentrer chaque jour durant plusieurs mois, se mobiliser totalement sur ce qu’on est en train d’écrire, consacrer le meilleur de ses forces à chacune de ses tâches et, au moment où l’on sent que l’on pourrait continuer à écrire, s’efforcer de garder intacte pour le lendemain la jubilation (2007 :13, 51,52).

« Écrire des romans est fondamentalement un travail physique » (2007 :101) : voilà un des constats qui m’a le plus surprise dans cette œuvre. S’asseoir à sa table, focaliser son esprit à la manière d’un rayon laser, imaginer quelque chose qui surgisse d’un horizon vide, créer une histoire, choisir les mots justes l’un après l’autre, sacrifier ce qui doit être abandonné, conserver le flux de l’histoire sur les bons rails, tout cela exige beaucoup plus d’énergie qu’on ne pourrait l’imaginer. Murakami ne s’est d’ailleurs pas lancé dans des ultramarathons parce que son premier objectif est de garder, d’améliorer une bonne condition physique afin d’être apte à écrire des romans, afin de conserver un équilibre (2007 : 218). Que voilà une belle invitation à s’occuper de sa santé si on veut bien écrire et longtemps.

Découvrir son propre mystère.

Lire autrement et écrire autrement, un tandem extraordinaire pour la création et un outil pour évoluer. J’apprends à écrire pour le plaisir et à prendre soin du roman. J’expérimente la spontanéité de l’écriture et je déconstruis ce style où tout devait être énoncé explicitement, sans ambiguïté. J’apprends à penser autrement et à appréhender la vie différemment. C’est fabuleux. Je suis sortie de ma zone de confort. Je me découvre. Les mots, tels ceux de Robert Lalonde, m’inspirent : « Si je reviens toujours à la fiction, c’est parce que j’ai besoin d’avancer sans savoir ce qui va survenir. Un peu comme si, suivant la piste d’un personnage… j’allais mieux apercevoir mon réel à moi, c’est-à-dire, mon propre mystère. » (2012 : 133)

 

Bibliographie

ARCHAMBAULT, Gilles, « Vous écrivez des romans? », dans DAUNAIS, Isabelle et RICARD, François [dir.],  La pratique du roman, Montréal, Boréal, 2012, p. 103-114.

BISMUTH, Nadine, « La question d’Henriette », dans DAUNAIS, Isabelle et RICARD, François [dir.], La pratique du roman, Montréal, Boréal, 2012, p. 87-101.

DAUNAIS, Isabelle et RICARD, François [dir.], La pratique du roman, Montréal, Boréal, 2012.

FERGUSON, Trevor, « Le roman et son contexte », dans DAUNAIS, Isabelle et RICARD, François [dir.], La pratique du roman, Montréal, Boréal, 2012, p. 63-85.

HIGHSMITH, Patricia, L’inconnu du Nord-Express, Calman-Lévy, 1951.

LALONDE, Robert, « Repérer son noyé et le hisser dans sa barque », dans DAUNAIS, Isabelle et RICARD, François [dir.],  La pratique du roman, Montréal, Boréal, 2012, p. 131-134.

LARUE, Monique, « La voix/e de Roland Barthes »,  dans DAUNAIS, Isabelle et RICARD, François [dir.], La pratique du roman, Montréal, Boréal, 2012, p. 43-61.

MURAKAMI, Haruki, Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, Paris, 10/18, 2007.

ROBBE-GRILLET, Alain, Les Gommes, Les éditions Minuit, 1953.

VILLEMAIRE, Yolande, Meurtres à blanc , Typo (édition revue et corrigée), 1986.