« Toute maison close se ressemble! », leur avait-il dit. « Toute prostituée suce, branle et baise comme les autres! », les avait-il offensés à la sortie de ce bordel, rue des Moulins. Il se trompait, lui avaient-ils déclaré à l’unanimité. Jamais il n’avait vécu l’expérience de l’Étoile bleue, avaient-ils ajouté.

11 h 35, heure d’embarquement. Les quelques passagers qui flânaient sur le quai se déplacent vers les wagons. Ils y montent sans presse. De leur côté, ses pairs le poussent pour qu’il se dépêche. Il résiste.

Pourquoi? Ce ne peut être une question d’argent. Nouvellement veuf, les francs débordent des caisses. La morale lui démange? Nouvellement veuf, ses principes reposent auprès d’elle, six pieds sous terre. Depuis six mois, il galère, lupanar après lupanar, fumerie d’opium après fumerie d’opium. Peur de l’ennui, peur de la simple déception, peur d’y trouver les mêmes seins flasques, les mêmes culs osseux, veut-il se convaincre.

Hilares, ses camarades l’encouragent de boutades grivoises et de bourrades amicales. En quelques poussées, il se retrouve devant le marchepied de la dernière voiture. Celle des puceaux. On ne devient homme qu’après l’Étoile bleue, prétendent-ils. Il s’y engouffre.

« Quelle déception! », pense-t-il en découvrant la pièce. Des chaises et des tables semblables à celles de n’importe quel wagon-restaurant. Pathétique. Pire, banal. Il veut sortir. Ils l’asseyent.

Le contrôleur siffle le départ. Les fournaises bien nourries, le mécanisme se met en marche. L’énergie se propage de roue en roue. L’Étoile bleue se réveille.

Les couples s’enlaçant, le mari attendant sa femme, la femme son mari, le bagagiste, les bancs vides, occupés, les malles, les valises, les pigeons, les enfants qui les chassent, les chats et les chiens, tous s’éloignent. Il aurait préféré rester en gare.

Le train atteint sa vitesse de croisière.

La porte qui mène au wagon suivant coulisse. Une douzaine de femmes, porte-jarretelles, bas de soie et collier de cuir noir, remplissent la pièce, un verre d’absinthe à la main. « Rien à voir avec les autres catins », se dit-il. Le teint rosé, sans fard, le corps ferme. En amazones, elles montent les convives. Elles portent la fée verte à leur bouche et deviennent elles-mêmes coupes. Un baiser anisé pour tous.

Un homme, smoking à la mode, se place devant eux. Les filles quittent les lèvres pour le cou.

« Bienvenue à bord, messieurs. Je me présente… »

À travers la vitre, de vastes champs jaunes et bruns de tournesol. Les mots l’atteignent à peine.

Les filles glissent, sinueuses, à genoux devant eux.

« … votre guide pour la première partie de votre périple… »

Le vert envahit le paysage, taché de noir et de blanc. Vaches et veaux parsèment la scène.

Les boutons des pantalons sautent.

« … qu’un seul arrêt : lorsque tous sont satisfaits… »

Une ferme à l’horizon. Mœllons beiges et toiture marron.

De haut en bas, de bas en haut, la langue des filles effleure leur gland.

« … la tradition veut… »

Vague d’or. Houle dans le foin à maturité.

D’une main, elles empoignent les verges. Tendres secousses.

« … une vierge par nouvel initié… »

Batteuse dévorante, seule machine à flot. Une famille au travail sue, râtelle, charrie.

De l’autre, elles dévoilent les bourses. Ferme massage.

« … comme vous, elles sont pures. À la fin de ce parcours, comme vous, elles ne le seront plus… »

Menue chaloupe sur un vaste miroir. Père et fils voguent, canne à pêche à la main.

Dix jeunes filles nues, blondes, brunes ou rousses, entrent et se mettent en ligne. Elles portent aussi le cuir, blanc par contre, autour de leur cou. Tournent, naïves offrandes, pour mieux montrer leurs fesses rebondies. Les plus gourmands, impatients carnivores, choisissent leur pucelle. Il ne reste plus que lui.

Silence.

« … et vous, monsieur, quel est votre choix? Si elles ne vous conviennent pas, nous en avons de toutes les tailles, de toutes les couleurs. Préféreriez-vous un spécimen mâle? »

Il a la braguette ouverte et le membre sorti alors qu’une femme le masturbe! « Étrange situation », pense-t-il. Les regards l’invitent à quelque chose. Mais à quoi?

Ils le taxent de capricieux. Poussées derrière l’épaule. Celle à l’énorme poitrine, l’autre aux lèvres charnues, lui conseillent-ils.

Ah! Il doit donc en choisir une. La plus près de lui, indique-t-il, sans réfléchir. Seins de jeune fille, bouche fine. Elle est la moins femme de toutes. Soubresaut de peur dans ses yeux.

« Merveilleux! Nous pouvons commencer. Mesdames! »

Elles remballent la viande raide, se remettent sur pieds. Dernier baiser sur le front. Elles sortent.

« Messieurs, si vous voulez bien me suivre. »

Ils se lèvent. Enflure dans le pantalon.

« En passant, tous ici sont consommables, ou presque. »

L’homme ouvre son col sur son collier de cuir.

« Même moi », ponctue ce dandy d’un clin d’œil tout en se dirigeant vers la porte.

Le guide se retire. Le groupe le suit. Il se met à la queue. La sortie approche. Un courant d’air sur son visage.

« Qu’est-ce que le vent sent bon! », laisse-t-il échapper, même s’il n’y a personne pour l’entendre entre les deux wagons. Il s’immobilise un instant, la jeune fille à ses côtés. Il l’oublie déjà.

Le souffle caresse ses tympans.

Le sol défile sous ses pieds. Infinité de traverses, de pierres.

Il rejoint les autres.

« … au diable les yeux dans les yeux! »

Il met les pieds dans un long corridor central. Murs parallèles, sans portes ni fenêtres. Des croupes d’hommes et de femmes percent les parois. Certaines à la hauteur des hanches, idéales pour la pénétration, d’autres à la hauteur du visage, destinées à la dégustation. De plus, des trous parsèment irrégulièrement les cloisons. « ♀ », « ♂ », « ? », au-dessus de chacun. Plaisir oral assuré.

Ils n’ont pas remarqué son entrée. Le nez dans les fentes, les doigts dans les orifices, rien ne peut plus les perturber.

À sa droite, une plaque en or. Le mur des anonymes.

Le guide avance. Le groupe avec lui.

Il traverse le couloir. Transe à fragrance d’entrejambes.

À l’extérieur, les pommes se décomposent. L’acidité lui titille les narines. Il ouvre la porte suivante. Bienvenue à la porcherie.

De la paille couvre le plancher. Cochons, moutons, chèvres et poulets déambulent librement. Bêlement d’un chevreau au gré du coït. Sur un panneau en or : La ferme : laissez copuler l’animal en vous.

« … tous les goûts sont dans la nature! »

Il fixe l’homme qui s’acharne sur la bête. Brutaux coups de bassin. Son attention se détourne, les pommiers se succèdent encore de l’autre côté du verre.

L’homme cesse de grogner et s’écrase dans le foin. Couilles vides. Le groupe est parti depuis un moment. Le groin humide d’un porc sur sa cheville le fait revenir à lui. Seul à présent, il se fraie un chemin à travers les animaux.

« Quel soulagement que de quitter cette basse-cour », expire-t-il longuement lorsqu’il arrive dehors. La campagne a cédé sa place à une petite bourgade. Demeures aux toits de chaume. Les habitants circulent, à pied, à bicyclette, portent des paquets, se saluent, se reposent, s’adossent aux murets, vivent. Agitation dans son estomac. Sans le savoir, il les envie. Il rejoint ses compagnons.

« … la qualité de nos cadavres est indiscutable. Viande de première qualité! »

Est-ce l’odeur du formol ou la brise glaciale qui le frappe en premier? Cendrillons et Princes Charmants endormis pour toujours. Les corps sont disposés sur des tables. Jambes en l’air, à quatre pattes, sur le dos…

« Réchauffés ou bien frais. C’est à votre convenance. »

Ils tâtent la marchandise. Palpations de bustes, claquements de derrières. Ils rigolent, jouent avec les membres des morts. Main glaciale sur leur pénis.

Panneau en or : La vie après la mort

Ils transfèrent de wagon. Lui en même temps qu’eux, incapable de supporter cette atmosphère. Dehors, il régurgite par-dessus la rampe métallique. Trace de vomissure qui disparaît rapidement. Il relève la tête. Dans un cimetière, un cortège funèbre accompagne un défunt. Une femme, dos incurvé, secouée par les sanglots, pleure son fils. Guerre immonde, accident ou terrible maladie. Des fleurs fraîches déposées sur le cercueil. D’autres dépérissent sur le marbre. Son estomac se vide à nouveau. La tête lui tourne. Est-ce le potage aux huîtres du midi qui le met dans cet état? Le mal des transports? Il en doute.

Il tire de sa poche son mouchoir de soie et se nettoie la bouche. Grande inspiration. Il pénètre à l’intérieur.

« … profiter du meilleur de nos belles colonies! »

Une liane l’assaille. Une végétation luxuriante envahit l’espace. Les congas résonnent. L’humidité colle à la peau. Des singes hurlent. Dans un coin, une panthère se toilette. Dans un autre, un groupe d’hommes et de femmes ébène, vêtus de peaux de jaguar. Terreur palpable.

Panneau en or : La fièvre de la jungle

Le guide siffle un coup. Les faux jaguars s’approchent d’eux. À quatre pattes. Le guide siffle à deux reprises. Les membres de la meute passent la langue sur leurs chaussures. Saveur de cire. Ils les observent, tout puissants. Crachats dans les cheveux. Coups de talon sur les doigts. Le guide siffle trois fois. Les Hommes-bêtes se tournent. Cul en l’air. Ils brutalisent la chair. La paume d’une main. Un rameau tendre. La peau violace. Se raie. Ils finissent par quelques coups de pieds dans les organes, puis poursuivent leur chemin. Pas un regard en arrière.

Sa sueur goûte la mer. Tétanisé, il se traîne jusqu’à l’extrémité de la voiture. Doux frôlement du zéphyr à l’extérieur. Corps qui refroidit. Cerveau en ébullition.

Il passe à leur voiture.

« … vous retomberez en enfance! »

Sur les murs, un papier peint : une grande roue au loin, des familles entières, un carrousel, des couples amoureux, une maison hantée, des kiosques de jeux. Dans la pièce : un présentoir à friandises, pommes d’amour, nougat aux amandes et aux fruits, sucre d’orge; des couchettes, certaines occupées, enfants endormis ou jouant, cubes de bois, poupées de chiffon; des tricycles, rouges, bleus, roses, tintements de sonnette; des chevaux à bascule, certains montés, hue, dada!

Panneau en or : La fête foraine : l’innocence originelle

Ils vont cueillir quelques sucreries. Ils prennent la main de ceux qui s’écartent de leur lit. Les y ramènent. Doucement. Sans les affoler. Doigts dans les cheveux, puis ils descendent. Sur le nez, sur une joue, sur le cou…

Une larme s’échappe de son œil, roule, une seule. Encore ce goût de mer. C’en est assez. Il tire sur le cordon d’urgence. L’Étoile bleue rugit de toutes ses tripes.

Le choc les perturbe. Cris stridents, étouffés, des plus jeunes. Ils le toisent. Qu’un trop court instant. Et se remettent à l’ouvrage. Simple intermède.

Il retourne par où il est entré, saute par-dessus la rampe. Atterrissage dans un pré. Il enlève ses souliers. Orteils dans l’herbe.

Derrière lui, un autre saut est amorti par la pelouse. Sa pucelle.

Exhalaison de vapeur. L’Étoile bleue le nargue, sept wagons encore inexplorés, puis se remet en marche.

La machine partie, la tranquillité revient bien vite. Il observe la jeune femme. L’épiderme à vif, elle a froid. Il dépose son pardessus sur ses épaules et, dans un même geste, la libère de la bande de cuir.

L’après-midi tire à sa fin, coloris ocre et saphir.