Prologue

L’automne.

Toujours l’automne dans ma tête.

Il n’y a pas une journée où il ne pleut pas.

J’ai froid.

Tout le temps.

Je ne sors pas souvent. Je reste chez moi dans mon appartement. Je passe plusieurs de mes journées immobile, comme un funambule qui se concentre pour ne pas perdre pied. Souvent, j’imagine qu’une noirceur s’installe autour de moi. Je fixe un objet, ou le vide, et d’un coup, je ressens un picotement dans mon œil. Le noir devient de plus en plus présent. Ce que je regarde rapetisse, devient flou, tremble pendant que mon ouïe s’affaiblit, doucement.

C’est la transe.

Tout devient tangible. Je palpe mon estomac, mon intestin glisse entre mes doigts, je serre mes viscères, ma trachée s’ouvre et laisse sortir mon cœur. Je m’invente, me réinvente et m’autosuffit. Je pourrais passer des heures comme ça, sans manger et sans boire. Juste à inventer de nouvelles couleurs à la saison triste.

J’invente l’automne des gens que je veux voir et que je veux regarder. Juste ça. C’est ce qui compte. Mon automne. Mon imaginaire. Tout le temps.

L’automne imaginaire, c’est ma chambre noire.

Je suis photographe.

 

Au-delà de mon objectif, les gens vivent dans une valse d’états d’âme que je capte sur le vif. Plusieurs personnes connaissent les pas, certains sont maladroits et quelques-uns n’ont pas envie de danser. Je vois les hommes assis sur un banc, bouteille de bière à la main cachée dans un sac, se disant qu’ils auraient dû arrêter de boire bien avant. Je vois la femme noire congédiée,  pleurant toute l’injustice du monde. Je vois l’homme, celui qui restera seul toute sa vie, l’analphabète qui demande la charité. Ceux-là, ils ne m’ont jamais vu, mais je le les crée tous les soirs en développant leurs négatifs. Ils sont moi, ce sont eux que j’aime.

*

Chapitre un

7 h.

Un vent frais passe sous la porte de ma chambre noire, m’enveloppe, me réconforte, soulage mon visage endolori par le crayon resté contre mon front toute la nuit. Je n’ouvre pas les yeux tout de suite, je lutte encore pour rester endormi. La pluie qui tape contre mes fenêtres devient de plus en plus audible. Le bourdonnement s’estompe pour céder à un bruit infernal.

C’est la tempête.

Mon œil se réveille, ma pupille se dilate et l’autre suit la même cadence. J’ai très mal à la tête, j’ai froid et le chauffage ne fonctionne pas. Ça aiderait si j’avais payé mon compte d’électricité, mais la prostitution ne fait pas encore partie de mes choix.  J’ai choisi de passer ma vie à combattre les nuits blanches en développant des photos pour que des éditeurs les refusent. Résultat : je me réveille la tête sur des négatifs, sur un crayon ou un pot de colle. Il faut se rendre à l’évidence, le marchand de sable doit lui aussi gagner sa vie.

 

Les muscles crispés, je réussis à me lever. Me gratte le ventre. La barbe. Bâille. Ouvre la porte capitonnée. Coup de vent. Des feuilles partout sur le plancher. L’ouragan est chez moi. Il a frappé toute la nuit. Je me dirige vers la fenêtre. Glisse dans un lac d’eau. Le vent, de plus en plus fort, me flagelle le torse. Le froid me fait mal à la peau. J’essaie de courir. Je recule à chaque pas. Les mains devant mon visage. Me protège. Du vent. Feuilles. Froid. Je parviens à la fenêtre. Tente de la fermer. Je hurle. De toutes mes forces. Veines à mon cou. Sueur qui coule. Se glace. Sur ma peau. Je hurle. Encore. Hurle. Toujours. Allez. Un effort. Tiens bon. Je pousse. Recule. Tremblements. Yeux écarquillés. De toutes mes forces. Clac. La fenêtre se ferme.

 

Silence.

 

Les dernières feuilles tombent sur le plancher, pendant que je reprends mon souffle en m’essuyant le front. Je me traîne jusqu’au sofa, celui devant la fenêtre. Je prends une couverture et m’enveloppe avec elle. Dans un mouvement lourd, je m’assois. Je regarde l’orage de retour à l’extérieur. Je ne bouge pas. Je me réchauffe et j’écoute ma respiration.

 

D’un coup plus rien. Tout s’arrête.

Ça fait trois jours que c’est comme ça, que je ne sors plus, que je ne mange plus.

Que je fixe le vide.

Jusqu’à la fin de la tempête.

 

***

8 h, un autre jour.

Ma rôtie brûle. Elle est coincée dans le grille-pain. Je prends un canif qui traîne sur le comptoir : j’ai toujours vécu dangereusement. Je pointe l’arme vers l’élément chauffant; j’imagine la peur que le couteau a de finir ses jours électrocuté, en sauvant la vie à une rôtie. Je l’entends se repentir en me disant qu’il aurait dû s’aiguiser plus souvent, apprendre à mieux couper, à toujours être fidèle, placé dans ma poche en cas de danger. J’imagine ses yeux effrayés d’aller rejoindre le Satan des couteaux qui l’attend aux enfers des Judas rouillés.

Je l’entends me supplier.

« Excusez-moi, mon maître, donnez-moi une autre chance, vous serez toujours satisfait de moi à présent. Par pitié, ne m’envoyez pas à la chaise électrique! »

Je prends plaisir à lui faire peur, je me sens comme Stephen King lorsqu’il a écrit Misery. Je ressens le plaisir de contrôler les émotions de quelqu’un, d’être le maître de quelqu’un. Être supérieur à quelqu’un. Je suis le bourreau avant l’exécution.

Le couteau me regarde encore, une larme coule sur son manche en bois. Je souris. La rôtie sort du grille-pain. Je reviens à la réalité. Elle fume. Elle est entièrement noire. Je la regarde un moment. Mon temps ne devait pas être venu, je ne devais pas mourir, mais manger aujourd’hui.

 

***

8 h 30, la même journée.

J’ouvre la lumière de la salle de bain. Je pourrais appeler ça « la chiotte » parce que je n’y ai jamais éprouvé de confort. Je n’ai jamais été capable de déféquer en étant profondément satisfait de le faire.

Je m’assois sur la cuvette. Les genoux coincés sur mon front, mon coude sur la porte de la douche, et mon reflet dans le miroir. Quelle chance de se voir grimacer à chaque soubresaut abdominal! Quand on peut rendre agréable un moment routinier, pourquoi ne pas le faire jusqu’au bout? La journée sera palpitante…

Mon regard se dirige sous l’évier. Mon propriétaire n’a pas eu le temps de venir faire sa besogne, la moisissure m’épie encore. Il faut dire qu’il attend toujours mes trois mois de loyer.

J’essaie de trouver le moment de grâce. J’attends. Il ne se passe rien. J’attends. Va-t-il y  avoir une apparition? Une révélation? Un rat d’égout sortira-t-il du bol pour me livrer un message d’espoir? Rien ne se passe. Je me lève. Enlève mes boxers. Me regarde dans le miroir. Mon visage, un ours, trop de poil. Mon estomac, même chose. Mon sexe, insatisfait. Mes jambes, trop maigres. Ma tête, dans la cuvette. J’ai mal au cœur. Je vomis.

Il se passe quelque chose.

Enfin…

***

9 h 15, après m’être gargarisé avec du rince-bouche.

J’ouvre le garde-robe. Les cintres ne vaquent pas à leur fonction. Seulement un complet-veston poussiéreux est suspendu. Je l’ai acheté il y a de ça belle lurette, au cas où mes œuvres seraient exposées. En ce moment, ce qui pourrait être exposé, c’est mon corps au columbarium.

Je ferme la porte du garde-robe. Me retourne dans un cent-quatre-vingts degrés. Ma vision rencontre furtivement mon propre reflet dans le miroir lorsque j’atteins le quatre-vingt-dixième degré de rotation. Rendu au cent-cinquième, j’aperçois un trou dans le mur que je n’avais jamais vu. Je devrai avertir le proprio.

Cent-dixième degré : tas de linges sales au sol.

Le cent-vingtième degré me fait prendre conscience que ma chambre est trop blanche. Je ferme les yeux. Cent-trentièmes. Cent-cinquantièmes. Cent-soixante-dixièmes. J’arrête de penser. Le dixième de rotation restant à parcourir se passe au ralenti dans ma tête. Je me sens comme dans un film où un coureur arrive à la ligne d’arrivée. À l’instant même où le monteur du long-métrage temporise l’action en insérant des retours en arrière de la vie du protagoniste :

 

Premier anniversaire

Premier panier au basketball

Premier vrai meilleur ami

Premier cours de photographie

Premier appareil photo argentique

Première érection

Première copine

Premier baiser

Entrée au secondaire

Adolescence

Premier bouton

Premier poil de barbe

Deuxième copine

Première baise

Échec

Deuxième baise

Potins sur ses performances sexuelles

Première peine d’amour

Rejet par les autres

Journées passées à la bibliothèque

Seul

Mauvaises notes

Nuits à regarder de la porno à la télévision

Grands questionnements

Diplôme d’études secondaires

Cégep en photographie

Première job

Premier congédiement

Deuxième job dans une boutique de photo

Nouveaux amis

Vrais amis

Départ en Inde

Ressourcement

Première expérience avec le Masala

Première tourista

Vivre le mal du pays

Comprendre la vie

Déprimer

Comprendre la vie

Déprimer

Meilleures photos jamais prises

Vouloir faire le tour du monde

Rencontrer tout le monde

Partir en Norvège

Partir en Écosse

Groenland

Sri Lanka

Désillusions

Manquer d’argent

Retour

Arrivée à l’aéroport

Amie qui attend

Déclaration d’amour

Troisième baise

Vingt-et-unième anniversaire

Jours heureux

Vingt-cinquième

Découverte d’un autre homme dans le lit

Chicane de couple

Deuxième peine d’amour

Solitude

L’argent qui n’entre pas

Les contrats de plus en plus rares

Dormir la tête sur un pot de colle

Matin dans sa chambre noire

Ouvrir la porte dans une tempête

Passer trois jours assis à faire le vide

Penser à sa copine qui l’a quitté pour un autre

Ramasser les feuilles qui séchaient sur le plancher

Nettoyer la flaque d’eau

Comprendre que le temps a passé

Avoir une faim soudaine

Manger une rôtie trop brûlée

Vomir dans les toilettes

Tenter de s’habiller

Rien dans le garde-robe

Reflet dans le miroir

Trou dans le mur

 

Reviens à moi. Le temps redémarre. Le coureur continue son marathon. L’auteur du film avait prévu un dénouement spectaculaire : le protagoniste trébuche. Il ne gagnera pas. Il pleure jusqu’au générique. Au cent-quatre-vingtième degré, j’arrive devant la commode. J’ouvre les yeux. Ouvre le tiroir. Rien. Pas un bas propre. Je la referme et éclate de rire.

 

 

 

 

 

***

Je ris pendant trois jours.

***

 

 

 

 

 

9 h 15, trois jours plus tard, la ratte bien dilatée.

Mes pieds mouillés se déposent sur le carrelage mouillé. L’eau tombe en gouttelettes de ma tête jusqu’à mes épaules, rebondit sur mes fesses, dégouline sur mes jambes pour former une marée montante noyant mes orteils. Des gouttes tombent encore du robinet et l’eau fait des perles dans le bain. Ça doit faire quinze minutes que je suis debout devant le miroir, la serviette autour de la taille, à me faire la barbe. Je pense que c’est bon signe, c’est la première fois que je fais quelque chose depuis une semaine.

 

Je me souviens.

Mon père.

 

Je l’observais faire sa barbe tous les matins avant d’aller travailler. C’était un rituel. Il mettait de la musique, toujours la même chanson,  Le poinçonneur des Lilas de Gainsbourg. Ma préférée. Il plaçait une petite serviette sur le coin du lavabo, puis déposait son rasoir en argent et sa crème tout près. Tout ça en sifflant. Il prenait ses mains, ses mains géantes, et ouvrait l’eau chaude en premier – toujours l’eau chaude. Ensuite, l’eau froide. Il prenait sa main gauche – toujours la gauche – et la mettait sous l’eau un moment pour faire dégourdir ses doigts. Il faisait tomber l’eau sur ses mains, ses géantes mains. D’un geste qui m’a toujours surpris – parce que je ne savais jamais à quel moment il allait s’exécuter – il levait ses mains remplies d’eau tiède et s’éclaboussait le visage en émettant un soupir. L’eau coulait toujours en filament. Il se regardait dans le miroir un instant. Je n’ai jamais été capable de deviner ce à quoi il pensait. J’essayais de lire dans sa tête, au travers de ses yeux noisette. J’aurais voulu qu’il me regarde, qu’il sache que j’existe, que ses pupilles soient un vortex, que je puisse y être aspiré. Englouti par son désir de m’aimer. Hélas…

À l’époque, pour moi, mon père n’était qu’une barbe se faisant raser. C’est tout.

Il se mettait de la crème, commençait toujours par sa joue gauche et effectuait de légères rotations pour l’appliquer. Il avait le visage blanc, ce qui m’a toujours fait croire que j’étais le fils du Père Noël. L’homme que je voyais dans le miroir tous les matins ressemblait à celui que je surprenais la nuit du vingt-quatre décembre à manger les biscuits et à boire le lait sous le sapin. Je ne lui ai jamais dit que je savais qu’il était le Père Noël. Nous ne nous en sommes jamais parlé non plus. Je comprenais que c’était notre secret quand il me faisait un clin d’œil dans le miroir lorsqu’il remarquait que j’étais – encore – là. Chaque fois, je reculais, gêné, et courais vers ma chambre décorée de Ninja Turtles. Je n’ai jamais vu le reste de son rituel, ni entendu la fin de la chanson de Gainsbourg; c’était son secret. De ma chambre, j’entendais l’eau couler et cesser après quelques minutes. Il s’habillait, mangeait une bouchée et revenait le soir… Je me suis toujours dit que j’aurais dû continuer à observer mon père au lieu de me sauver, peut-être qu’aujourd’hui je saurais comment me raser.

***

13 h 05, même jour, le sang coagulé au visage. 

Il reste à nouer mes lacets et je suis prêt à sortir de l’appartement. C’est bizarre, mon cœur se remet à battre, je ne l’avais pas entendu depuis une semaine.  J’ai l’impression d’être dans un avion à dix mille pieds d’altitude, me préparant à faire le saut de l’ange. Est-ce que je vais revenir vivant? Je ne sais pas. Est-ce que je vais me faire écraser par une voiture, un autobus, ou une vieille dame en marchette? Est-ce que tout peut avoir changé en une semaine? Peut-être que nous avons trouvé un remède contre le cancer, que les pôles magnétiques se sont inversés, que nous avons été envahis par des robots mangeurs d’hommes et que je suis le seul humain restant sur Terre. Tout ça, sans que je m’en rende compte. L’Intermarché est au coin de la rue, ça m’étonnerait que je remarque un changement. Peut-être que le commerçant a eu une illumination divine durant la semaine, et qu’il est enfin devenu souriant. Il faut que je fasse une chose pour le savoir : ouvrir la porte. Nous sommes au moment crucial, je dois nouer mes lacets. Je m’accroupis. Je noue. Me relève. Je ne peux plus reculer, la dernière chose qu’il me reste à accomplir, c’est de sortir.

En un instant, je m’évade.

 

Non, ça n’a pas changé. C’est toujours l’automne. Moins de feuilles par terre et dans les arbres. C’est tout ce que je peux voir de différent. Sinon, c’est la même chose, la rue est peu passante, le voisin a son obsession du rosier, et sa femme l’observe par la fenêtre en lui criant de faire attention. Je lève les yeux vers le ciel.

 

L’automne doit mourir.

 

Je fais le premier pas. Ça se passe bien, je sais encore marcher. Le deuxième, encore mieux! Je suis prêt à continuer, à redécouvrir la Terre entière s’il le faut; j’explorerai un monde nouveau. Je serai un Viking, Magellan, Cartier!

Soudain, une phrase résonne en moi.

« C’est un petit pas pour l’homme, mais un grand pas pour l’humanité. »

Je m’arrête. Est-ce que je viens de penser ça? Je souris en espérant que tout le monde me voie sourire. Je serai astronaute. Oui, c’est ça. Je n’irai pas sur la lune, mais je serai le premier à aller sur une étoile.

 

Je toucherai les étoiles…

 

Je pense que ce sera une bonne journée.

Je suis sur le trottoir. J’ai réussi. Je suis sorti de chez moi.

Je pourrais revenir sur mes pas, mais j’ai envie d’aller plus loin. J’ai plus d’ambition que tous les astronautes, je serai le premier qui parlera à un extraterrestre.

De l’autre côté de la rue, je remarque que le voisin me regarde comme si j’étais un étranger – il a un peu raison. Il retourne à son travail en m’oubliant, concentré sur son rosier. J’ai envie de lui parler, d’apprendre à le connaître. Qui sait, peut-être allons-nous commencer à nous côtoyer? Il va m’amener à sa quincaillerie préférée, il va me parler de perceuses, je ne comprendrai rien, il va m’offrir une bière vraiment dégueulasse en revenant chez lui, je vais la boire en ne disant rien, il va faire de mauvaises blagues, et je vais les rire par politesse. Nous serons de vrais amis.

 

Je vais lui parler. J’ouvre la bouche, mais aucun mot ne réussit à sortir. J’ai la gorge sèche, je n’ai pas parlé depuis une semaine. J’active mes glandes salivaires pour qu’au moins je réussisse à lui dire « Bonjour! » sans avoir l’air de Frankenstein. Je suis prêt. Deuxième essai.

— Bonjour monsieur! Vous allez bien? Beau rosier!

Je parle, au moins. Voyons voir, si je peux encore me faire comprendre. Il arrête de tailler son rosier. Il m’a entendu, bon début. Il se retourne, mais regarde dans une autre direction, comme s’il cherchait d’où la voix provenait. Je toussote pour lui faire signe que je suis de l’autre côté de la rue, il ne me voit toujours pas. Sa femme sort en pyjama-pantoufles-bigoudis pour l’engueuler. Le pauvre a cassé une branche pendant qu’il tentait de repérer qui lui adressait la parole. Elle lui hurle d’entrer avec sa voix rauque de vieille fumeuse. Ils ont des choses à régler, comme d’habitude. La porte de leur maison claque. Je me retrouve bredouille, sur le trottoir, à regarder le rosier. Ce n’est pas aujourd’hui que je vais m’acheter une perceuse…

 

Les cris du vieux couple s’étouffent pendant que je m’éloigne. Je dois me concentrer pour retrouver le silence. Je marche sur le trottoir. On dirait qu’il devient de plus en plus étroit à chacun de mes pas. La rue s’agrandit afin que j’aie plus d’espace pour respirer. Une voiture passe à côté de moi, je ne suis pas capable d’identifier sa couleur, elle est désormais à des dizaines de kilomètres de moi. Aucun passant ne marche sur le trottoir, je prends toute la place. J’inspire. J’expire. J’inspire. L’air pénètre dans mes poumons en rasant tout sur son passage, comme un ouragan. L’herbe jaunie, les vers de terre, les feuilles mortes, l’asphalte, les bornes-fontaines, les panneaux de circulation, les arbres dégarnis, et les nuages tournoient dans les airs et s’enfoncent dans mon corps lorsque j’inspire. J’expire. Le paysage en moi ressort comme s’il n’y était jamais entré, comme s’il ne m’avait jamais appartenu. Je suis en contrôle. Il le faut. J’aurais envie d’aller me cacher dans ma chambre noire. Ne plus voir personne. Non. Je dois aller chercher du lait. Non. Je dois parler à quelqu’un aujourd’hui.

Je suis dans ma bulle.

Immunisé contre tout ce qui existe.

Je dois prendre le temps d’apprivoiser ce que je vois.

Une voiture arrive près de moi à une vitesse folle. L’eau sur l’asphalte se soulève en gouttelettes dans les airs et reste en suspension. Le temps s’arrête. Trois scénarios possibles.

 

Scénario numéro un. L’eau sur l’asphalte se soulève. En gouttelettes. Dans les airs. À une vitesse folle. Cent-cinquante kilomètres-heure. La vitesse de la voiture. Qui continue son chemin. Brûle un feu rouge. La pluie. L’eau. Les milliers de gouttelettes. Me noient. De la tête. Aux pieds. Trempé. Je m’effondre par terre. Je veux ma maman.

 

Scénario numéro deux. L’eau sur l’asphalte se soulève en gouttelettes dans les airs. La voiture m’arrose sans que le conducteur s’arrête pour s’excuser. Je crie jusqu’à ce qu’une veine de mon cou éclate.

 

Scénario numéro trois. Des milliers de particules d’eau sur l’asphalte se soulèvent goutte par goutte dans les airs. Chacune, une à une, se frappe contre moi, rebondit sur le sol et quitte vers le ciel sans m’avoir mouillé. Ma bulle fonctionne. Je suis immunisé. Contre tout.

 

Le temps reprend. L’eau sale sur l’asphalte me mouille en entier. Le conducteur de Formule 1 ne s’arrête pas pour s’excuser. Il préfère brûler un feu rouge. Contrairement à tous les scénarios, je reste là sans bouger. La rue reprend sa forme normale. Je respire normalement. Tout redevient normal jusqu’à ce que j’arrive devant  l’Intermarché.

 

J’entre dans l’épicerie. La radio.

 

Ça fait longtemps que je n’ai pas entendu la radio. Musique que je ne connais pas. Déjà un nouveau hit. Je suis resté chez moi assez longtemps pour qu’il y ait déjà un nouveau hit! Les allées devant moi sont presque vides : des pommes, de la laitue et des carottes garnissent les étalages du rayon « fruits et légumes ».

Un vieil homme le dos courbé crie de sa voix éteinte qu’il n’y a plus d’oignons. Une vieille femme – sûrement la sienne – vient le rejoindre, avec son dos aussi courbé que lui, et constate qu’il n’y a plus d’oignons. Elle crie également. Le commis, celui qui ne sourit jamais, quitte son comptoir, s’avance nonchalamment vers eux. Il leur dit d’arrêter de crier, il y aura des oignons demain. Il retourne s’assoir derrière la caisse enregistreuse en ne souriant toujours pas.

La fin du monde a eu lieu pendant mon absence. La chanson à la radio se termine. La voix de l’animateur me fait sursauter.

— Cette musique-là débute vraiment bien le mois de décembre, Sonia!

Le mois de décembre.

 

J’ai un spasme. Le même sursaut qui me réveille au beau milieu de la nuit, en sueur, avant que je tombe dans un ravin. Toujours le même rêve. Mon âme retourne se blottir dans mon corps. Je me rends tout près de l’étagère à friandises en spécial où se trouvent les journaux. Page titre. Des femmes et des enfants meurent au Népal. Photographie. Une femme ridée, la peau noire teintée d’orange, les yeux bridés noyés de larmes sous la lumière de l’aube. Le ciel bleu marin contraste avec sa robe rouge vif et son voile jaunâtre usé. Elle tend les mains vers quelque chose que nous ne pouvons pas voir, la bouche ouverte, le regard défait.

La photo est magnifique. Jamais je n’ai pu en prendre des comme ça. Jamais au Sri Lanka. En Égypte. À Paris. Je n’ai jamais pu transposer en image une émotion de la sorte. Probablement parce que je n’étais pas capable de la voir. J’ai oublié ce qui m’a amené au journal. Je vois que nous sommes le premier décembre en haut de page, et je n’y accorde même pas d’importance.  Pour la première fois, cette date ne me fait pas angoisser comme tout le monde.

Ah! mon Dieu que le temps passe vite, Noël bientôt, les cadeaux, pas d’argent, je n’ai rien accompli d’intéressant cette année.

 

Blablabla.

 

J’essuie la dernière larme qui se colle encore à mon œil. Je prends le journal. Je cours dans le rayon des produits laitiers. La fin du monde y est aussi. Presque plus de lait. Ma marque habituelle n’y est pas. C’est le signe du destin. Quand on te force à changer de compagnie de lait sans que tu le veuilles, c’est parce qu’un changement doit se faire dans ta vie.

Je me sens puissant. Je reviens dans l’allée des fruits et légumes. Je me déplace comme un super héros. Le vieux et la vieille cherchent encore des oignons. J’arrive vers eux, j’ai envie de leur dire « Poussez-vous, vieillards! » avec ma voix de Batman, mais ils me cèdent leur place avant que je sois près d’eux. Je continue mon chemin en sachant très bien qu’ils sont à genoux derrière moi. Je dois être chez moi le plus vite possible. Mon appareil photo m’attend.

Je me trouve au comptoir où le commis qui ne sourit jamais est posté, ne sachant pas que je vais le faire sourire bientôt. Je prends un paquet de gomme à mâcher.

— Voulez-vous de la gomme à mâcher?  lui demandé-je avec plus d’assurance que Clark Kent pendant qu’il commence à scanner. Allez prenez m’en une! Si vous en prenez une deuxième, vous avez un tope-là gratuit!

J’ai la main dans les airs, attendant une réponse.

J’attends toujours.

Encore.

Rien ne se passe. Le commis ne sourit pas. Il ouvre la bouche. C’est dans la poche. Il va accepter l’offre.

— Six et vingt-deux.

Ma main est toujours dans les airs. J’ai une envie soudaine d’aller me jeter en bas d’un ravin et ne pas me réveiller. J’avale la salive qui est en trop dans ma bouche. Je dépose mon bras en conservant le silence, sans le regarder atterrir sur le comptoir. J’ouvre mon portefeuille. Mets un cinq dollars devant lui. Fouille dans ma poche et sors la monnaie exacte, en silence. Je prends mes choses sans demander de sac, et je sors de l’Intermarché en continuant de regarder le commis qui ne sourit pas. La porte se referme derrière moi. Il pleut. Je n’ai pas de parapluie. Je retourne chez moi, silencieux, en me faisant mouiller. Les voitures m’arrosent. Ça ne me fait rien. Je prends le journal trempé, l’eau ruisselle sur le visage de la vieille Népalaise. Ses larmes coulent réellement, ce n’est pas une comédienne qui a été engagée pour prendre la photo. Le sang arrête de circuler dans mon corps, les globules et les plaquettes se figent. Au-delà de la beauté technique de l’image, ce qui rend la photographie si belle, c’est que cette dame-là existe vraiment et qu’elle pleure réellement. Je m’arrête, je ne peux plus bouger. Je lève les yeux, mon appartement est à deux pas. Je le regarde. J’ai passé des années à me torturer dans cet endroit-là pour tenter de développer les plus belles photographies sans être jamais satisfait. J’ai passé les dernières années à ne rien manger, à maigrir, à me chicaner avec ma blonde parce que je travaillais trop. J’étais le seul qui vivait. Chez moi, des milliers de photos sans signification m’attendent. Mon estomac se rétracte, mon intestin l’imite. J’ai mal au ventre. Il faut que j’en trouve une qui a de la chair, sinon c’est fini. Je me lance dans le ravin pour vrai.

 

***

15 h 17, les malheurs du Monde en moi. 

Les deux pieds sur le tapis d’entrée, les deux pieds dans le ciment frais. Même problème. Est-ce que j’ose me pencher pour dénouer mes lacets? Je pourrais rester planté là à me le demander.

Ce que je fais pendant plusieurs minutes.

 

***

15 h 30, 15 h 45, ou 16 h, je ne sais plus.

De la bave au coin de la bouche. Je suis couché par terre dans l’entrée.

J’ai dû m’endormir sans m’en rendre compte. Je suis trempé. J’ai encore mon manteau sur le dos. J’ai froid. Je me dévêtis. Au moment où je m’apprête à me libérer de mes lourdes bottes, je me rends compte qu’elles ne sont plus dans mes pieds. Elles sont à côté de moi. Je les ai enlevées en dormant, signe que mon inconscient voulait que je sorte du ciment. Je les regarde m’épier l’air taquin. Elles me font un clin d’œil.

— Pauvre garçon…

J’aurais envie de me faire éclater la tête partout dans l’appartement, mais je n’aime pas les murs peints en rouge, alors je me contiens. Juste un peu. Je prends les bottes par les lacets et je les lance loin dans le corridor. Une chance pour elles que j’ai appris à me contrôler.

— Salopes! Je n’ai pas gâché ma vie! Je ne l’ai pas gâchée…

J’appuie mon dos contre le mur, j’inspire en gardant mon souffle, des larmes noient mes yeux, j’expire un sanglot, je m’effondre sans respirer, j’atteins le plancher, silence.

 

Mon âme s’évade hors de moi et flotte en suspens.

 

Mon appartement prend des teintes de noir et de blanc. Je deviens un personnage de film muet. Je suis aux premières loges d’un long métrage. Un violoncelle joue une mélodie mélancolique. Au-dessus de ma tête, appuyée sur le mur blanc de l’entrée, le titre du film apparaît. La mélodie mélancolique. Ciel, sauvez-moi! J’assiste déjà à ce qui s’annonce être un cliché. Je continue le film, malgré tout. On découvre que mon personnage est un violoncelliste et qu’il reste assis à pleurer durant la première moitié du film. Je suis sur le point de m’endormir quand soudain, il se lève. Mon personnage muet quitte son appartement et participe à un concours de musique où il arrive bon dernier. Il retourne chez lui, en pleurant, s’assoyant sur son mur blanc. Le film se termine enfin. Un écriteau s’affiche sur sa tête.

« Il pleure et pleurera toujours, jusqu’à la fin des temps. »

 

Quoi? L’histoire de mon personnage muet finit comme ça?

Je reprends mes esprits.

 

Je tourne les yeux vers les bottes qui sont toujours là à me regarder. Elles me font un autre clin d’œil. Mon appartement reprend son coloris pendant que le noir et blanc s’émancipent. Les bottes me sourient. Je comprends. Mon histoire ne peut pas finir, comme ça, dans un corridor. Le journal est toujours là par terre, la vieille Népalaise aussi. Je me lève. Elle me regarde me tenir debout, immobile, comme si elle s’attendait à ce que je lui parle, que je lui dise que je suis désolé pour elle. Elle tend toujours les bras, mais cette fois-ci, je sens qu’elle les tend pour moi. Je la prends.

 

Elle pleure dans le creux de mon épaule en me parlant dans une langue que je ne comprends pas. Ses mains me serrent les bras comme on ne m’a jamais serré. Je sais très bien que si je la lâche, elle tombera à jamais. Alors, elle pleure et pleure encore sans que je puisse déchiffrer sa douleur. Je prends son visage entre mes mains. Jamais je n’aurais pensé qu’une peau pouvait être aussi défaite par la tristesse. Elle est rugueuse et couverte de taches. Ses rides forment un fjord près de ses yeux fatigués. Je n’avais pas imaginé qu’il était possible de toucher la vieillesse. Mon nez se dépose sur le sien qui est froid. Nous restons un long temps comme ça à nous écouter respirer. Rien d’autre ne se passe, un monde se crée autour de nous. Tendrement, je lui dis que je suis avec elle. Je sais très bien qu’elle ne parle pas ma langue, mais je tenais à le lui dire. Elle arrête de sangloter, me regarde et me sourit. Je disparais doucement de son esprit. Quelqu’un a enfin réalisé son souhait le plus cher, celui qu’un homme vienne la consoler.

Je reviens à moi pendant qu’elle, au Népal, se rendort dans son lit.

 

Je me dirige dans le salon. La bibliothèque est devant moi où se trouvent tous mes albums photo. J’en prends un au hasard.

*

Chapitre deux

L’hiver.

Toujours l’hiver dans ma tête.
Il n’y a aucune journée où je ne cherche pas.

Il y a des photos.
Partout.

Tout le temps.

***