Fille trop classique de rêves brisée

Josée Yvon

Pour débuter, je me permets une mise au point qui est aussi une mise en abîme. J’introduis les préoccupations qui motivent ce texte en dévoilant le cadre dans lequel il s’inscrit. « Les textes de réflexion publiés sur Le Crachoir de Flaubert doivent aborder la création et le concept de recherche-création ou s’attarder à la spécificité du geste créateur qui s’inscrit dans un contexte universitaire. » Cette consigne me pose ici problème puisque je suppose que « la spécificité du geste créateur dans un contexte universitaire » conduit à un impensé de la création. En excluant la création réalisée en dehors de l’institution, ne nous condamnons-nous pas à fermer les yeux sur ce qui se fait de plus marginal. Programmons-nous notre propre retard, notre propre ignorance? Par mes recherches pourtant, je tente de pallier cet impensé. J’accueille dans mon projet de recherche-création des textes et des voix de poètes dont certains se manifestent seulement sur scène ou encore, publient à compte d’auteur se situant en dehors du milieu littéraire professionnel et plus encore, des réseaux universitaires. Qu’à cela ne tienne : puisque mon statut de doctorante doublé à celui d’artiste m’octroie de fait celui de chercheure, il appert que défoncer des portes ou ouvrir des sentiers soit un devoir. Si en 2012 plusieurs universitaires ont souligné le dix-huitième anniversaire de la mort de la poète Josée Yvon, n’est-il pas requis, en 2014, de mettre à jour notre intérêt pour la marge qu’elle représente? Puisque ce n’est pas la poésie en tant que « genre littéraire » qui est marginale, ce sont encore et toujours ses acteurs : ceux qui vivent de la poésie à défaut de vivre de leur poésie. Certes, l’adage populaire dit qu’il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs, or ce n’est pas une raison pour devenir nous-mêmes des bœufs tirant une remorque sur des routes balisées. Conduisons le char dans l’actualité du poétique, sur des chemins inconsidérés : nourrissons nos bêtes intellectuelles d’herbes sauvages, sinon hydroponiques.

*

 

Que reste-t-il de cette contre-culture des années soixante-dix? Que reste-t-il de ces figures : dieux déchus, saints démons; ces rockeurs du verbe, vedettes de la poésie-trash? Que reste-t-il de nos amours? De ce couple d’enfants terribles qu’étaient Vanier et Yvon, ces inespéré & inattendu dont on admire la splendeur crue et la solidarité cruelle? Il reste des livres fatigués dont les pages décollent. Des livres comme Filles-Missiles avec des histoires de fillettes enculées par des mononcles, des filles putifiées par leurs mères et de vieilles waitress qui ne servent plus que de la vinaigrette au roquefort. Une « féminitude déjà blessée » (Yvon, 1986 : 12) que Nancy, Lucciana, Eugénie Jones, Manon, ou Johanna portent aux noms de toutes abusées et désabusées anonymes, ces « petites filles / dont on se souvient / qu’elles n’ont pas de nom » (ibid. : 7). Il reste aussi des livres conjoints : Koréphilie et L’âme défigurée. Les avortons d’un couple aux multiples cosmétiques, dont les états de faits et les états de manque sont objets de poème.

 

Nous ne sommes plus de la race des mutants

Mais de celle dont les yeux

Brûlent la lumière

Avec des rubans aux poignets

Pour nous lier au bonheur

[…]

les poisons du corps global

loin des beautés de l’amour, des idoles de la santé

du tantrisme au punk

toujours la police noire du sperme et du rock

morte de cosmétiques

 

il existe une hallucination

les images détruites sont l’exposition concrète

 

de l’existence solitaire

de l’acquise faute de l’âme

dont le devoir est de commettre

car nous avons péché en ne pratiquant l’abus

souhaitable de la liberté

mais peut-être sortirons-nous

de ce que nous appelions, un jour, la laideur

(Yvon et Vanier, 1981 : 12).

 

Mais ici, au sein des quartiers gentrifiés et proprets du centre-ville, l’autre centre-ville, celui de Québec, que reste-t-il de Josée Yvon? Cela fait plus de dix-huit ans que, sidéenne et presqu’aveugle, elle est décédée. Sa mort est-elle pour autant majeure? S’il reste quelque chose après la lecture de Yvon, ce peut être l’urgence. Celle d’une violence palpitante malgré laquelle des êtres font jour après jour leur shift. Ces solitudes quelconques, solidaires dans l’errance, demeurent. Nous les devinons encore aujourd’hui, derrière les rues revitalisées de la Capitale. Il nous reste le tragique ordinaire, cet immémorial oublié. Yvon nous en parle, mais c’est Edmé Étienne qui nous parle d’Yvon et nous la fait lire. Si la description de la marginalité a une place prépondérante dans l’œuvre d’Yvon, intéressons-nous à celui qui incarne, actuellement, fièvreusement, la marginalité poétique du Québec. Edmé Étienne nous parle d’Yvon comme de Vanier, de Gauvreau et d’Artaud. Ceux dont les poésies pénètrent la sienne. Ceux avec qui ses mots font l’amour par en arrière, par le paradoxe. Lui, le poète autodidacte, le rockeur punk des Anarchiens : Edmé Étienne figure la marge de la marge. Poète maudit révélé, il est le paumé génial, l’illuminé tatoué. Charismatique comme un prêcheur baptiste, son flot est d’une indécence incandescente. Il crache une eau bénite.

 

Ça pue les flics et la fin des temps

Ça pue la révolte et l’utopie qui saigne

Les viscères que le hasard te prodigue,

Pleines de larmes hardcores qui savent parler.

 

Le tutu de mutilé sur la bouche

De la poésie rose et sacrée

(Étienne, 2012)

 

Cela étonne car malgré sa foi en Dieu, Edmé Étienne ne semble pas trahir les acquis d’une révolution tranquille ayant mis à pied les curés. Lui l’intranquille, il met le pied au cul et les clercs et l’État puisqu’il ne se contente pas d’être chrétien, il est anarchiste-chrétien. Et que reste-t-il à un chrétien qui exècre toutes institutions? Il n’a plus que le corps et l’amour, également célébrés par la poésie de Vanier et Yvon.

 

la délicatesse poignardée au rock

comme fut toujours le passé

dans ce qui tue encore plus

le fait que nous ne pénétrions jamais

que l’amour

(1981 : 14)

 

Comme les radicaux libres qu’étaient Vanier et Yvon, Edmé Étienne veut une poésie sans compromis. Sa particularité est que, à l’encontre de la société hypermédiatisée qu’est la nôtre, il renonce à ce que Walter Benjamin nomme la reproductibilité technique. Préservant sa propre aura du traitement de texte, il n’a ni courriel ni Facebook. Sa poésie manuscrite et ses dessins ne tolèrent que le photocopieur. C’est là, parmi l’obscénité et la sauvagerie fleur bleue de ses propos, que son ambition de pureté est manifeste :

 

Consommer le rock

En se touchant l’anus

En se lavant la conscience

En s’ébrouant dans le pré […]

(Étienne, 2010 : 127)

 

Edmé Étienne fait ainsi une croix sur toutes les institutions y compris celle qu’est le livre. Il s’est pourtant tailladé une place dans l’univers poétique de Québec. Depuis 2009, avec un passage incendiaire sur la scène slam et des apparitions répétées aux Printemps des poètes, show punk par-dessus récitals « décrissés », Edmé Étienne a jeté son fiel en même temps qu’il s’est trouvé des fidèles qui, à vrai dire, partagent souvent plus sa foi en la poésie qu’en Dieu, éblouis par le caractère phénoménal de ses performances.

 

évacuer une poésie étouffée comme la sueur des exploitéEs

avec l’élégance frauduleuse d’un parfait imbécile

offrant sa chair citoyenne

pour la saignée buccale de poésie fieffée,

la gueule noircie par les séismes du tout-puissant

à l’abordage d’un tas fabuleux de merveilles à proférer.

La soif impopulaire qui fait carrière

dans l’underground des cancres. […]

(Étienne, 2012)

Eperdus_dessin

Edmé Étienne

 

[heading style= »subheader »]« Dyonisos contre le crucifié » [/heading]

L’élan dyonisiaque traverse l’œuvre d’Edmé Étienne autant que celle d’Yvon. Une pulsion les secoue et les confronte au spasme continuel de la vie et à son horrible démesure. Leurs charges extatiques sont suivies de lendemains de veille et de la violence du manque : « pour celle qui vomit chaque matin / l’addiction je la connais trop bien » (Yvon, 1986 : 28). Or, ce vertige accompagne la beauté douloureuse de la contingence.

 

Une tête noire domestique

À la voix douce obtint des renseignements

Sur la vie animale

L’incubation se métamorphose

En implosion barbare stellaire

 

Un faucon et un doberman d’argent

Retranchés dans le jardin

Une naïveté

Comme se déchirer du nid doux.

Découvrant la belle veine à l’intérieur de la cheville

Le bruit du chauffe-eau rythme celui du THC

Et cruelle la fermeture

(Yvon et Vanier, 1981 : 44)

 

Ils sont indifférents à la banale poursuite du bonheur, dans l’angle mort des gens cultivés, « l’anonymat lubrifient / comme toute prière est masochiste » (Yvon et Vanier, 1981 : 30). Dos à une culture générale satisfaite d’elle-même, ils partagent une souffrance, un amor fati qui n’accuse pas la dépravation ni ne la sanctifie ; qui ne fait pas la promotion du misérabilisme mais revendique la crudité de l’existence. Le sentiment d’intensification de la force qui accompagne leur état d’ivresse, une « extase identique à la pure intuition et à la production de l’œuvre d’art » (Nietzsche, 1977 : 282) donne lieu au poème. Il les propulse en marge d’une société où  l’art se met généralement au service d’idéaux civilisateurs et policés. Exposant de manière sensationnelle une réalité vidée du sens commun, les poètes forment un chœur dithyrambique, « un chœur d’êtres métamorphosés […] se mettant à vivre en dehors de toute structure sociale, […] serviteurs intemporels de leur dieu [Dionysos] » (Dejardin, 2008 : 44). Or en parcourant la crête de l’anéantissement, la sagesse dionysiaque construit dans ses ruines le masque apollinien. Elle montre sa figure révulsée, elle réaffirme son état plutôt que de simplement le subir. Si « dieu ne pardonne pas / ce qui est laid comme la lumière », « la connaissance d’une réalité même la plus laide est belle» (Nietzsche cité par Dejardin, 2008 : 190) ; l’avortement d’une fille-missile et la défécation du punk amoureux participent au portrait amoral et arrogant de la contre-culture.

 

[blocktext align= »gauche »]En cet âge épique et dégénéré, l’amour toxicomane est la nécessité d’une certaine incurabilité punk, radicale et lucide, et d’une certaine gauche paradisiaque et ordurière. Le reste n’est qu’une extrême-onction de paresse et de fureur. Je suis un débris de l’ère technologique et il n’est pas rare qu’on me dise que je manifeste pour rien. Je suis de la société des poètEs crevards, constelléEs dans le ciel des bidonvilles en prière ; la sous-classe économique des dépossédéEs dans la crasse. (Étienne, 2012)[/blocktext]

 

Si Edmé Étienne admet : « j’aimerais beaucoup dire que mon anarchie est légère comme un colibri », et que parfois Yvon « tremble dans le chèvrefeuille et les passeroses » (1986 : 33), c’est à fleur de peau qu’ils s’envolent, oiseau de paradis artificiels ; et, dans de fracassants atterrissages, qu’ils arrachent des morceaux de ciel.

 


[heading style= »subheader »]Bibliographie [/heading]

Yvon, Josée, Filles-missiles, Trois-Rivières, Écrit des Forges, 1986.

Vanier, Denis, Josée Yvon, Koréphilie, Trois-Rivières, Écrits des Forges, 1981.

Edmé Étienne, L’Eucharistie trache, Québec, Éditions du Golgotha, 2012, [s.p.].

Edmé Étienne, Le Sacrifice de la truite d’égout, Québec, Éditions du Golgotha, 2010.

Nietzsche, Fragments posthume, Paris, Gallimard, 1977.

Nietzsche, Ecce Homo, Paris, Mille et une nuits, 1997.

Dejardin Bertrand, L’art et la vie, Éthique et esthétique chez Nietzsche, Paris, L’Harmattan, 2008.