« [Q]ue peut-on se dire sinon la pitié qu’on éprouve devant la bassesse des autres, la vie réduite à un seul geste, qui frappe sans arrêt le même mur et qui s’écrase toujours au même endroit, la vie de recommencer encore et encore la même situation morbide et d’en arriver chaque fois à la même conclusion […] »

Nelly Arcan, Putain

«  Et à chaque syllabe j’avale un peu de cette mélasse qui est plutôt le goudron bouillant dont on se sert partout pour réduire l’homme au silence. »

Roland Giguère, L’âge de la parole

Te voilà, avec ta conscience

Tu te rends compte très tôt que c’est pire, toujours pire, et à quatre ans, et à douze ans, et à quatorze ans, et à seize, dix-sept, dix-huit ans, tu te persuades déjà que c’est pire qu’avant, avant quoi, tu ne le sais pas, mais tu sais que c’est un enfer de vivre le moment présent, l’ici, maintenant, et même si tu te raisonnes en te disant que « quelqu’un quelque part vit quelque chose de pire », ça ne fonctionne pas, ça ne fonctionne jamais dans la mesure où tu n’en as rien à foutre de ce quelqu’un quelque part, sauf que, cedit quelqu’un, c’est toi à vingt-et-un ans, à trente-cinq ans, après encore, dans d’autres ici, d’autres maintenant, tu te rends compte très tôt que c’est pire, toujours pire, de pire en pire, plus le temps passe.

 

Te voilà, avec ta confiance

Plus le temps passe et plus tu te comprends, plus tu te comprends et plus tu ne te comprends plus du tout, tu ne comprends plus rien, tu en arrives même à ne plus te croire toi-même, pas ne plus croire en toi-même, non, ne plus TE croire, tu n’es plus à même de distinguer ton vrai de ton faux, tes larmes de tes rires, tes angoisses de tes joies, plus le temps passe, plus il avale tout.

 

 

Te voilà, sans temps plus tard

Le temps avale tout, et après son passage, il ne reste plus rien d’autre qu’un vide immense, encore, toujours le vide, sans cesse le vide, en toi et autour de toi, le temps bouffe tout, même les étoiles, et toi, tu n’as le temps de rien, tu n’as pas le temps d’avoir du temps, de prendre ton temps, de courir après, de jouer contre lui, pour faire changement, tu n’as pas le temps d’en gagner, d’en donner aux autres, tu n’as pas le temps de combler le trou noir que le temps creuse en toi, de regarder les étoiles, d’écrire un peu avant que ton souffle ne s’arrête, et que reste-t-il de toi après tout ça, tu n’as même pas le temps d’y penser.

 

Te voilà, du goudron plein la gueule

Tu n’as pas le temps, le temps t’avale, le matin, le midi, le soir, durant tes nuits d’insomnie où tu te demandes vainement ce qui ne t’avale pas, tout t’avale, l’hypothèque, les prêts universitaires, tes enfants, ceux des autres, la photocopieuse du bureau qui te fait grincer des dents lorsque tu fais des copies de copies de copies, ton manque de temps, de culture, d’argent, de rêves, de tout, et toi, tu avales tout, tu ouvres grand la bouche et tu avales tout le goudron dont tu es capable, celui qu’on te vend à la radio, à la télévision, lors des débats politiques, à l’église, et tu mâches, et tu mâches encore, parce que c’est plus facile comme ça, et la seule chose que tu es capable de faire avec ta bouche pleine à ras bord, c’est de te plaindre que c’est toujours pire, pire même qu’avant, avant quoi, tu ne le sais pas, mais tu passeras quand même ta vie à mâcher la même merde que tout le monde, parce que tu y tiens à ce goût de noirceur dans ta bouche, à ce goût de cerveau mort, à ce quotidien qui s’envase dans des abîmes jamais sondés, à ton marasme qui t’étang dans une mare de mer de.

 

Te voilà, les pieds dans le vide

Tout s’équivaut, rien n’est mieux, jamais, tout n’est qu’une mare d’asthme, qu’une étendue uniforme, qu’une mare de goudron dans laquelle tout s’enlise, toi inclus, tes dents, tes yeux, tes doigts, car tu ne fais pas exception à la vie, être de photocopie, et ce tout, ce n’est que du vide, le vide de tout, le vide de rien, l’amour, la religion, la politique, tout est rempli de vide, de non-sens, et ça te terrorise cette vision des choses, ce néant dans lequel tout sombre, toi inclus, et ça te pétrifie de n’être rien, toi aussi, de te fondre dans cette masse de goudron qui, pourtant, te révolte.

 

 

Te voilà, du soleil plein la tête

À quelques occasions tu penses que c’est possible de vivre et d’être heureux, de recommencer à zéro, de faire peau neuve, de redevenir ce que tu étais au début, au début de quoi, tu ne le sais pas, mais revenir à la case départ, passer GO et gagner deux cents dollars et à quelques occasions, tu te permets même de croire en tout, en n’importe quoi, en Dieu, tiens, ou en l’amour, pourquoi pas, de croire que le beau est beau et que le laid aussi est beau, que tous se distinguent, que tous ne sont pas qu’une copie d’une copie d’une copie, tu te convaincs même que le goudron dans ta bouche n’y est pas par ta faute, qu’il n’y est pas du tout, que ta bouche ne goûte pas l’amer, que tu n’as plus de peurs, d’angoisses, de vertiges face au bonheur, à quelques occasions tu penses que tout ça, c’est possible, mais ça ne dure qu’un instant, jusqu’à ce que tu te croises dans le miroir et que tu te trouves moche, du goudron plein la chemise, plein la bouche et les oreilles, jusqu’à ce que tu te questionnes à nouveau sur le bonheur, l’amour, Dieu. Jusqu’à ce que tu te rendes compte que tu n’es, au final, que la photocopie de la copie de ton voisin.

 

Te voilà, mort

Et tu auras juste ce qu’il te faut de tristesse pour pourrir par en dedans, tu deviendras noir, goudronné jusqu’à la moelle, les côtes pliées, le dos croche, les genoux défaits d’avoir passé trop de temps à te soumettre, et ton cercueil sera courbé, et tu n’auras plus de dents, plus de langue, et tu n’auras aucune cicatrice.