Note : Ce texte est gagnant du volet « prose » du concours de création littéraire de l’Ambassade de France au Canada,
ouvert aux étudiants des trois cycles du Département de français de l’Université d’Ottawa.

I

Première période. Period.

La Francoforte se ferait demander de parler à la France, ou encore pire, à la Paris, de camoufler son accent, ce défaut qu’il ne faut pas montrer; carence de continent. Patiente, elle répéterait :

« Maintenant, la classe, répétez : un crayon.
— Un crayon
— Dans ma trousse, j’ai un crayon.
— Un crayon. »

Elle baisserait les yeux sur son coffre à crayons creux et futile. Un crayon à mine puéril dans sa main attendrait sa reconnaissance, en vain.

Et la professeure de français britannique se tournerait vers elle, verte, orange et blanche de colère, pour lui signifier à voix forte qu’elle ne prononcerait pas correctement, qu’il faut articuler « un » selon cette norme, celle-là, pas, surtout pas, l’écorchement nasal et démodé de ce pays qui n’en est pas un. Où est-ce déjà? Me le montrerais-tu sur une map?

Et les larmes aux yeux, la Francoforte obéirait, mais ne serait en fait qu’une pâle imitation de l’individu souriant qu’elle pourrait être, étranglée par ces maux. Elle se verrait dépouillée de son vocabulaire (connasse) de sa syntaxe (pouilleuse), pour finalement perdre sa voix. Enseigner est plus facile lorsqu’on est aphone et lobotomisée, lui dirait sa directrice. Logique dans une nation tricolore dénudée de paix.

Elle tenterait cependant de se reprendre à sa deuxième période, en tentant – pourquoi pas? – de s’exprimer dans son anglais canadien pour expliquer clairement des consignes à ces jeunes étudiants motivés de douze ans. Travailler un bilinguisme en action, occupé seul par l’anglais du Nouveau Continent.

« Pants veut dire pantalons. »

On la regarderait alors d’un air un peu ahuri, back-flip, ainsi que la professeure (professeur, professeuse?) qui lui apprendra qu’on ne dit pas pants devant une classe – surtout pas – et qu’en plus, en plus, sa traduction était fautive. Elle se défendrait en répliquant qu’elle était certaine que pants signifie pantalons, qu’elle l’avait appris chez elle, à l’école, et entendu mille fois dans des TV-shows, comme dans How I met your mother ou encore dans Big Bang Theory, et elle apprendrait alors que des trousers serait la bonne équivalence ici. Là. La Francoforte s’exclamerait d’un « Ô mon Dieu, haha, je ne savais pas », puis la professeure, la regarderait sévèrement en lui déclarant : « On ne dit pas Ô mon Dieu non plus ».

Futilités.

Elle serait choquée, parce que ces (ses) expressions étaient la seule chose qui lui resterait. Mais elle devra se soumettre encore, parce que… parce que quoi au juste? La perte serait alors totale, et elle se terrerait dans son local d’enseignante, son placard affectueux, pour le reste de sa journée, faisant du travail de bureau pour sa collègue qui l’avait dépouillée de son identité pour mieux la sous-traiter. Elle fermerait les yeux puis attendrait la cloche sonner, entendrait pardon, pour pouvoir s’enfuir de l’oppression raciste du français parisien, et de la mort d’une parole coupée. Elle patienterait, mais jamais cette cloche ne viendrait, parce que sept mois restaient encore à son contrat. Elle fermerait alors son portable pour cesser d’écrire, parce que l’écriture ne ferait que raisonner encore et encore la douleur de la déchirure de sa langue en deux, en quatre, alouette.

 

II

Elle avait atterri dans la plus plain des prairies où il n’y avait rien, sinon des moutons et des vaches européennes. Welcome to Belfast International Airport. Elle s’était fait dire que ce n’était pas des vaches européennes, mais bien des vaches irlandaises. Les différences sont minimes, but be careful. Elle était arrivée en sueur, après un voyage de plus de 48 heures, en comptant le décalage horaire. New York ou Newark, Belfast et Belfast, et Belfast encore. On l’aurait accueillie avec chaleur et curiosité.

On l’aurait traînée délicatement jusqu’à une voiture où le volant n’était pas du bon côté, initiée à la route qui tue à chaque tournant dans un rond-point interminable. Elle n’était pas réveillée; elle était même endormie et à chaque tournant elle s’était demandé si le monde fait bel et bien qu’un, tant rien n’était pareil; le fossé étant plus grand que le saut prévu ne le laissait croire. Et elle se serait dit « maintenant, je suis dans l’ailleurs, dans la Twilight zone du Canada ». But.

« Vous êtes la première Canadienne que je rencontre. »

On lui aurait répété encore et encore son exotisme et on lui aurait mis dans sa face son statut d’immigrante. Et ses italiques. Elle n’était ni d’ici, ni du Canada d’ailleurs, puisqu’elle serait Américaine, ou Française! On lui prêterait alors une identité polyphonique aux  hypothèses louches.

« Vous êtes indubitablement Française, de France bien sûr. Ah non? Je m’excuse, vous êtes évidemment de la Belgique… Ah non? De la Suisse alors… Non? Cameroun? Vous avez un si beau temps, mais ces taches de soleil sont désastreuses. Maquillage? »

Ou encore lorsqu’elle tenterait la langue de sa mère from Montreal, une langue maternelle oppressée, mais bien vivante dans le monde des idées mondiales.

« Ah! je reconnais là l’accent américain. Une bonne Américaine loin de son pays. Vous êtes bien courageuse de revenir chez votre mère patrie, sachant toutes les tensions passées entre le Royaume-Uni et les États-Unis. Ah, vous n’êtes pas Américaine? Afrique du Sud alors? »

Et le Canada, ni pays constitutionnel, ni territoire volé, ni province américaine, ni l’endroit d’où personne ne sort, ne sera there. Et deux mois passeront aussi sans que la Francoforte ne rencontre quelque Québécois ou quelque Canadien que ce soit. À un certain moment, elle espérerait rencontrer un Américain, tout simplement pour se faire chanter l’Amérique, la pomme dans toutes les langues aux assonances plus rondes. New York, Los Angeles, Montréal

Je reviendrais à Montréal…

Cliché. Elle rencontrerait un jeune homme de l’Arkansas à une fête, peu avant que la police ne débarque encore une fois. Mais ce serait bref et décevant.

 

III

Et elle devra se taire aux bons moments, aux bons endroits, toujours très silencieuse devant tous après tout. Elle apprendra donc à parler d’elle du bout des lèvres, pour être sûre et certaine de n’avoir aucun chuchotement qui la suivrait partout où elle irait. Elle serait la Canadienne mystérieuse, et sans plus. Celle qui disparaît parfois à l’autre bout du monde. Celle qui parle un si drôle de français. Celle qui charme avec son accent américain. Son sourire catholique, une joie de vivre à la française. Non. Juste un sourire et une joie de vivre.

La blonde naturelle, la strawberry-blond. Les yeux fatigués de ces nuits où elle est nul ne sait où, ni elle, ni personne d’autre. Elle fuirait ce que son ombre suit et poursuit. Elle souhaiterait faire quelque chose de vraiment stupide pour se rappeler qu’elle existe, et elle finirait par se rappeler où elle est, avec qui, et, sérieusement? Ce n’était pas suffisant. Ce ne serait pas assez.

On n’en voudra plus de sa peau et de son parfum. On en voudrait plus de son arôme à l’érable. Mythe de printemps. You smell like spring, you know that?

 

IV

Belfast. Look left if you don’t want to be renversé par un char. On se croiserait aux intersections à l’ombre d’un Spar.

Choc des pare-chocs. Accident de voiture. Look left. Retrouver le bon trottoir serait difficile. Mais elle y arriverait parce qu’elle saurait, elle saurait le dénicher. Elle changerait d’humeur comme le temps change en Irlande du Nord; toujours la même pluie, mais aux variétés plus riches que le vocabulaire de la neige en inuit. Son esprit trop solitaire se perdrait dans la nuit, ce dernier étant trop romantique et surtout trop rempli de vide, de temps libre dont elle ne saurait que faire.

Dieu, ayez pitié de nous, de notre chair tendre, de notre jeunesse qui s’envole avant que l’on ne soit prêt à la voir s’enfuir. De voir doucement sa beauté flétrir. Elle était fatiguée, si fatiguée. Elle se rappellerait les paysages de Portrush pendant ses moments d’égarement. Elle se rappellerait la Tour Eiffel, la Tour Eiffel, et encore la Tour Eiffel, et le coffee-shop, et Venise, et le jaune effrayant/effroyable d’EasyJet, et tout ce qui est passé et qu’elle ne pourra plus attraper. D’un geste de misère, elle se lèverait et marcherait avec elle-même avec Borgès, et dans cette infinité de parcours, elle respirerait dans tous les sens, et commencerait à rajeunir, tout comme Benjamin, pour réaliser après avoir souhaité trop vite qu’il ne lui resterait ainsi qu’une vingtaine d’années à vivre. Parce que le temps ne peut s’inventer. Elle ne ferait que régresser encore et encore. Elle verrait sa ride naissante sous ses yeux disparaître doucement, sa curiosité intellectuelle s’évanouir, et sa virginité revenir, après de nombreuses années.

Dieu, ayez pitié de nous. Allah? À la tienne, darling.

Pourquoi faire plus quand on peut faire juste ce qui est suffisant? Elle se poserait la question, et ne trouvant pas de réponse, elle resterait couchée chez elle, pensant qu’elle ne ferait pas le poids contre le poids de la fatalité. Die Hard or Never, ou comment perdre son identité pour les nuls. Déménager en Irlande du Nord en étant une francophone déclarée. Avoir le visage rond des Québécois, les yeux bleus des New-Yorkaises, les cheveux blond-roux des Californiennes et le tour de taille d’une Nord-Américaine. Vivre avec des Italiens, des Allemands, des Indiens, des Espagnols dans une maison millénaire; Caverne d’Ali et Baba. Avoir un Skype d’une très mauvaise qualité. Ne plus avoir de sauces à poutine en sachets. Quelles étaient les acceptions lexicographiques de l’« origine »? Perdre son prénom dans la bouche de tous ces étrangers la ferait vomir.

Finalement, la marmelade anglaise, ce n’est pas si affreux que ça. Mais pas Marmite. Plutôt mourir. Encore une fois. Avec un thé, c’est mieux.

Tout en grignotant en silence, elle se fera observer par ses étudiants, tous plus curieux par cette énergumène qui mange en silence et qui ressemble tant à ces shows américains au rire facile. Partir au loin et ne jamais revenir, ou ne revenir qu’à moitié. Home is where your heart is, but in which language is your heart? Et si le cœur est toujours en déplacement, le chez soi n’est no part. Il est dans tous ces sweets que l’on mange, dans les macarons français que l’on reçoit, dans les churros espagnols : tous les sucres étrangers, tous les sucres orangé. Elle ne mangerait donc plus que cette nourriture d’ailleurs, et ce ne sera pas vraiment manger, puisque cette bouffe est d’ailleurs.

Savoir ce que l’on est. La Francoforte aimerait bien avoir une quête : une communauté tricotée serrée, ne parler que lorsque nécessaire, respecter le silence obligatoire, nager dans des sources chaudes.

Un verre de vin de trop. Encore une petite goutte. Laisser le volcan l’envahir. L’aider à trouver son petit château.

Elle éprouverait de la difficulté à marcher, à rire, à danser, tant les gras, ces corps étrangers english s’accumuleraient dans son sang et dans sa tête. Des tumeurs de gras saturés english se créeraient dans son cerveau, se stockant les unes par-dessus les autres, et elle perdrait doucement la tête, en même temps que sa dignité. Elle commencerait à éprouver des brûlures au corps, à la poitrine, pensant qu’elle aurait attrapé le sida de la gourmandise de cet homme qui aurait les yeux trop noirs. She was always thinking in English now.

Ses pensées se raccourciraient, de plus en plus courtes, tout comme les paragraphes qu’elle écrit dans son journal au conditionnel. Elle irait voir la mer.

Un homme âgé serait assis devant un chevalet, embrassant l’étendue monstrueuse en mouvement. Il aurait le front éclairci par des taches brunâtres et un rire du Sud. Une peau de Mexicain. Elle s’arrêterait pour l’observer un instant. Elle s’assoirait pour l’observer. Il peindrait comme on peint une femme nue, avec cette fascination de ne pas lever le pinceau trop haut. Le tableau entre ses mains serait magnifique, le bleu et le bleu se mêlant dans une utopie burlesque. L’homme danserait sur sa toile, ses muscles roulant sous l’effort d’une passion tanguera. Lui et son art ne feraient qu’un. Sa langue lui importerait peu.

Les fines gouttes de pluie donneraient vie à sa création. Il s’envolerait.

Elle souhaiterait pouvoir se réchauffer auprès de ceux qu’elle n’aime pas. Ramenez-moi à mon volcan, un dernier verre.

La mer abandonnerait finalement la Francoforte.

Elle déciderait qu’elle en aurait assez de tout cela, et elle s’endormirait auprès d’un de ses élèves qu’elle aurait corrompu. La commission Charbonneau, ce serait elle après tout.

Rideaux aux couleurs pastel, fauteuils carrés verts. Regardez cet écureuil qui court dans le parc surveillé par des policiers blancs.

Il sautille, se tortille, parle Tamul.

Il est seul mais sourit.

Petite souris.

Verte.

 

V

Vous sentirez d’abord un frisson vous remonter la colonne vertébrale, la chair de poule se dressant, avec vous et en vous, sur vos bras, sans que vous ne ressentiez un courant d’air froid. Sentiment de bien-être inexpliqué. Vous inspirerez. Vous vous relèverez de votre poste de travail et irez dormir, épuisé sans comprendre pourquoi. Le lendemain, vous marcherez seul par une matinée un peu nuageuse, et vous retournerez une dizaine de fois, sans comprendre d’où viennent ses sons si proches qui vous frôlent et vous caressent. La peau vous chauffera sur les bras, et à l’intérieur des paumes un amoncellement de mots. Puis vous ouvrirez la bouche.