DAUNAIS, Isabelle et François RICARD [dir.]
La Pratique du roman
Montréal, Boréal, 2012.
Dans le collectif La pratique du roman, Isabelle Daunais et François Ricard, au nom du TSAR (« Travaux sur les Arts du Roman »), cèdent la parole à huit écrivains québécois : Gilles Archambault, Nadine Bismuth, Trevor Ferguson, Dominique Fortier, Louis Hamelin, Suzanne Jacob, Robert Lalonde et Monique LaRue (notons la parfaite parité hommes-femmes). Sans être un essai de définition du genre romanesque – définition qui est de toute façon sans cesse réfutée et réécrite –, l’ouvrage propose différents points de vue sur ce que l’on pourrait appeler l’« art du roman » : « le roman défini non pas seulement comme une forme littéraire, mais comme un mode privilégié d’exploration du monde et de l’existence. » (p. 7) Des praticiens du roman provenant de diverses formations et traditions sont invités à témoigner librement de leur expérience d’écriture et de leur rapport au genre romanesque : ainsi, Dominique Fortier, docteure es lettres, délaisse le point de vue de la critique pour adopter une vision personnelle, plus essayistique. Les écrivains commencent leur réflexion avec des récits anecdotiques, pour ensuite tirer des conclusions plus générales sur le genre romanesque.

Certains passent par l’analyse d’œuvres pour développer leurs idées. Ils font appel à un vaste corpus romanesque, citant comme sources des textes de fiction plutôt que des recherches sur le roman : Robert Lalonde convoque Neruda, Giono, Bobin, Garcia Marquez et Tchekov dans son court essai de trois pages, Suzanne Jacob base sa réflexion sur l’étude de deux œuvres de Nicole Brossard et d’Ingeborg Bachmann, Louis Hamelin cite Tournier, Salinger, Kundera, Richler, etc. Les écrivains québécois se réclament d’influences diverses issues de la littérature mondiale. Un constat s’impose : c’est en lisant que les écrivains ont appris à écrire. Monique LaRue, entre autres, dit clairement : « J’ai tout relu [ce qu’elle avait déjà lu], ou presque, pour voir comment c’était fait. » (p. 48) Les mentors des écrivains sont les écrivains eux-mêmes, et non pas les critiques : La pratique du roman s’inscrit dans cette mouvance, laissant la parole aux auteurs, et ce même dans le cadre de recherches universitaires.

Les prémisses utilisées par les écrivains pour déployer leur pensée sont diverses. Louis Hamelin imagine une rencontre avec Vargas Llosa dans un bar sur le Plateau Mont-Royal, et il lui explique la tension entre « l’idylle et l’Histoire dans le roman » (p. 27) – Llosa demande des explications et Hamelin nous en fournit. Monique LaRue dialogue quant à elle avec les idées de Roland Barthes, qui a été son professeur (Barthes rejetait la forme romanesque, la considérant comme un produit de la bourgeoisie). Trevor Ferguson fait d’abord un relevé complet des événements mondiaux qui sont survenus pendant la rédaction de son texte, montrant la cacophonie de l’actualité. L’auteur développe ensuite l’idée que le devoir du roman serait d’ajouter « nuance et compréhension au monde dans lequel nous vivons, c’est-à-dire au vacarme qui nous entoure. » (p. 68) Nadine Bismuth relate son expérience de traduction d’un texte de Jonathan Franzen, dont la traduction a constitué pour elle une leçon d’écriture : elle a compris que « quelque chose, dans cette nouvelle, se déroulait au-delà des mots. » (p. 91) Elle poursuit sa réflexion en racontant le refus d’un magazine populaire féminin de publier sa traduction, alors qu’elle souhaitait que la nouvelle de Franzen soit lue par le plus grand lectorat possible. La rédactrice en chef de la revue aurait désiré publier une entrevue avec Franzen, voulant connaître l’opinion de l’auteur sur les thèmes traités plutôt que de laisser parler la fiction, « comme si l’écriture n’était plus une fin en soi » (p. 99). Cela amène Bismuth à un questionnement plus général sur le rôle de l’écrivain dans l’espace contemporain. Elle croit en la spécificité du littéraire, de plus en plus assimilé aux autres modes de communication : « Pourquoi écrire si le roman ne vient que s’ajouter à la longue liste des médias – chroniques, éditoriaux, blogues – qui sont déjà à notre disposition pour parler de la société et de ses enjeux. » (p. 99) Selon elle, le roman peut autre chose. La plupart des écrivains participant au collectif en sont eux aussi convaincus.

En effet, le roman serait selon les praticiens un instrument pour l’exploration de l’expérience humaine : les auteurs partagent la quête d’un moment vrai, d’une révélation à faire vivre au lecteur. Le roman doit permettre de « se sentir éclairé » selon Trevor Ferguson, qui parle de la recherche d’un « instant épiphanique ». « L’imagination d’un romancier ne compte pas autant pour moi que le degré d’émotion qu’il peut atteindre » (p. 104), résume bien Gilles Archambault. Ainsi, les auteurs visent à livrer un discours juste sur le monde. Monique LaRue explique que la tâche de l’écrivain « est de se tenir au plus près de la jonction de l’écriture et de la vie, du dévoilement de l’être dans le mouvement de l’étant. » (p. 57) Pour ce faire, les écrivains visent une prose limpide, sans éclat, et ils formulent des mises en garde contre la tentation de l’imagination : Archambault note par exemple qu’il ne faut pas « céder à la tentation du divertissement. L’imagination a bon dos. Elle recouvre souvent l’inanité du propos. » (p. 105)

On reproche souvent au roman son caractère imaginaire, associé au mensonge. Selon Dominique Fortier, « le roman demeure un discours inventé dans la mesure où il ne vise pas à dépeindre un monde existant, mais d’abord à créer un univers autre, aussi cohérent » (p. 11). Cette « sortie » du monde peut aider à le comprendre, à éclairer de nouveaux aspects de la vie qui ne nous apparaissaient pas au quotidien. Robert Lalonde, à ce propos, livre un témoignage révélateur : « Lire, c’est sortir de la vie qu’on ne voit pas et tenter, à l’aide des mots usés de tous les jours, mais aussi, parfois, avec des mots insoupçonnés, neufs, de décoder l’indéchiffrable. » (p. 132)

Le rôle du lecteur dans l’acte de création de sens est soulevé par plusieurs auteurs : « Le lecteur fait la moitié au moins du travail du romancier » (p. 131) selon Lalonde. La lecture serait donc un acte de création. Sans s’adresser à un public en particulier, les écrivains espèrent que les lecteurs participeront à la construction du sens de leur œuvre, « meuble[ront] à [leur] façon les silences » (p. 108), conscients que leur texte a besoin de l’intermédiaire d’un lecteur pour se déployer.

Le roman apparaît comme une quête jamais terminée. Les écrivains consultés avouent avoir peu de contrôle sur le mouvement d’élaboration de leurs romans, soumis aux aléas de leur conscience. Cette surprise qui les guette est au cœur du bonheur de l’écriture : « Si je reviens toujours à la fiction, c’est parce que j’ai besoin d’avancer sans savoir ce qui va survenir » (p. 133), écrit Robert Lalonde. Les écrivains n’ont pas de réponses, mais énormément de questions; même ceux qui ont une œuvre importante derrière eux cherchent encore à atteindre l’œuvre idéale : « il n’existe jamais pour l’auteur qu’un livre, celui qui n’existe pas encore » (p. 15), écrit Dominique Fortier.

La pratique du roman réussit son pari de recueillir des témoignages singuliers, qui apportent un regard neuf sur l’objet romanesque. Une synthèse à la fin de l’ouvrage est peut-être manquante ; en effet, on se demande quoi retenir de la somme de ces discours. Il aurait été pertinent de mettre en parallèle le propos des collaborateurs avec les enjeux de la recherche sur le roman pour faire avancer la réflexion. Mais peut-être les directeurs de l’enquête souhaitent-ils que le lecteur retienne justement ce qu’il veut, que son expérience de lecture soit singulière, comme les parcours de chaque écrivain.