Marie Uguay
Journal
Montréal, Éditions du Boréal, 2005.
Cahier de bord de la traversée de la maladie, un cancer des os qui mènera à l’amputation de sa jambe droite avant de l’emporter le 26 octobre 1981, mais aussi banc d’essai pour l’élaboration de ses poèmes dont des extraits parsèment l’œuvre, le Journal de Marie Uguay permet une incursion au cœur des préoccupations quotidiennes et artistiques de la poétesse. Publié à titre posthume en 2005 sous l’égide de son conjoint, Stéphan Kovacs, qui signe également l’introduction de l’ouvrage, le Journal regroupe dix cahiers, rédigés entre 1977 et août 1981. Kovacs choisit de supprimer la première section du cahier inaugural, lorsqu’Uguay apprend qu’elle est gravement malade et décide de ne pas retranscrire l’entièreté des ébauches de poèmes présentes dans le texte, jugeant qu’elles étaient trop nombreuses ou trop fragmentaires. Le Journal reste néanmoins un document-clé pour comprendre la conception de la poésie chez Uguay.

À un rythme erratique, laissant parfois passer de longs moments entre les entrées, Uguay raconte sa grande passion pour Paul, son médecin traitant, sa difficulté à apprivoiser son corps à la suite de son amputation et sa détresse devant la mort. Le Journal se veut toutefois davantage une réflexion sur la vie, qu’Uguay ne peut dissocier de la création littéraire. À la recherche d’une voix qui lui soit propre, la poétesse entreprend de « [t]raverser les parois de l’existence, [de] pénétrer à l’intérieur, ou bien [de] voir, sentir tout l’extérieur, l’existence, et [d’]y déchiffrer la vie, le fruit fécond » (p. 27), puisque, pour elle, la « [p]oésie n’est que l’ouverture de l’intelligence sur la vie » (p. 28). L’équation est sans équivoque : écrire, c’est vivre, ne pas écrire, c’est être déjà morte. Par un travail constant sur le poème, Uguay cherche alors à se garder vivante, car « [t]out art n’est que cela, le dit de l’homme avec la vie, ce lien qui lui fait repousser la mort » (p. 29), mais également à se remettre au monde :

Écrire c’est une façon de connaître. Dans connaître il y a le mot naître. Naître sans cesse au réel d’une connaissance jamais intransigeante et dominatrice, mais toujours spéculative. C’est multiplier sa vie dans et par le langage, vivre comme dans un lieu où tout part et revient sans cesse. […] C’est une autre forme de l’amour fou. (p. 182)

Le désir et l’amour agissent à ce titre comme le véritable fil conducteur de l’ouvrage. Désir de vivre d’abord, mais aussi celui des mots et du corps. Moteur de l’élan vital, le désir, bien que d’abord qualifié d’indéfinissable par la poétesse, est la « source de l’œuvre […] que l’œuvre ne réalise jamais, mais par lequel (désir) elle s’accomplit » (p. 154). L’objet premier de ce désir est Paul, son médecin, dont elle veut l’amour et surtout avec qui elle souhaite se sentir femme et désirable à nouveau. Uguay s’adresse longuement à lui en le vouvoyant, et le « vous », si présent dans la poésie d’Uguay, prend alors tout son sens, tourné vers une seule personne, cet homme, qu’elle appelle inlassablement de sa poésie : « Car tout poème serait une sorte d’incantation pour que vous m’aimiez ou une catharsis pour ma peine. » (p. 110) Uguay en vient toutefois à se croire aliénée par cet amour impossible, par ce désir dont elle n’arrive pas à se défaire. Constatant qu’elle rate sa cible en essayant de se réaliser à travers l’amour des hommes au lieu de le faire par la création littéraire, elle cherche à réorienter son énergie, à s’investir davantage dans la poésie (p. 160). Mais la poétesse constate que cet état d’aliénation amoureux se rapproche de celui de la femme créatrice dont la condition est tout aussi difficile : «  Il n’est pas encore venu le temps de la femme créatrice. L’aliénation date de deux mille ans, comment pourrait-elle avoir déjà rétracté toutes ses griffes affreuses et morbides. » (p. 33) Cette double aliénation l’amène cependant à chercher à « [r]éinventer son sexe, ou peut-être seulement l’inventer, lui qui n’a jamais eu de véritable forme, de véritable vie » (p. 65) et ainsi à dépasser l’idée que la féminité et le génie ne sont irréconciliables, impression qui lui pèse, étant non seulement imposée par la société, mais également par elle-même, qui en vient à voir « [s]a condition féminine comme une menace pour [s]es capacités créatrices » (p. 50).

« Autobiographie à vif » (p. 183), « théâtre de coïncidence » (p.183), selon Uguay, la poésie ne fait qu’un avec la vie et son rôle n’est ni de la sublimer ni de la réinventer; un rôle qu’elle attribue bien davantage à la prose, au roman en particulier, et qui permet selon elle de s’inventer une vie, ou du moins de combler les lacunes de son existence. La poésie se voudrait ancrée dans le réel, cherchant à en rendre compte, à en faire l’expérience directement :

[…] si l’imaginaire est la construction d’un « autre monde » situé en deçà ou au-dessus de celui-ci, la poésie telle que je la conçois n’est pas une œuvre de l’imaginaire. Car elle est éminemment de ce monde, et je pense que les aspects les plus palpables du réel forment le lieu privilégié de ses investigations. La métaphore sert alors à renforcer la perception que l’on a d’ici-maintenant-cela. (p.183)

Uguay ne rejette toutefois pas le roman, ayant même à l’occasion le projet d’en écrire un, quand sa situation à l’hôpital devient trop pénible : « Lorsque ma vie s’arrête et que mes rêves se bloquent devant l’irréalisable, que ma vie stagne, je ressens un besoin plus ou moins précis d’écrire un roman, car j’inscris dans l’imagination cette existence qui m’est refusée » (p. 77). Des ébauches d’intrigue de romans sont insérées dans le Journal, mais Uguay ne les développe jamais, revenant continuellement à la poésie.

La lecture de Journal permet de voir les poèmes d’Uguay se créer sous nos yeux, mais également évoluer, se transformer jusqu’à atteindre leur forme définitive. La poétesse entreprend une quête pour une poésie « ne se rattachant à aucun système connu d’écriture » (p. 77) dans le but de créer un « chant atonal [, d]es mots sans lyrisme et qui adhèrent parfaitement au temps présent » (p. 122). Influencée par le haïku et la photographie qui, selon elle, sont des manières de souligner la présence du réel, Uguay cherche à instaurer une poésie simple et dépouillée, mais dont la charge poétique n’est pas amoindrie. Confinée à sa chambre d’hôpital, c’est par le poème qu’elle réussira à se rattacher au réel, à en souligner la présence et à continuer de croire en l’avenir : « Demain le prochain poème, je me réjouis en pensant qu’il ne pourra pas ressembler au précédent, qu’il est relié au temps qui passe. Demain tout est possible, aussi demain tout poème est possible. » (p. 67)

Alors qu’Uguay livre une version plus synthétique de sa vision de la création dans Marie Uguay : la vie, la poésie, une série d’entretiens recueillis par Jean Royer tout juste un mois avant la mort de l’écrivaine, l’intérêt de la lecture du Journal repose sur la possibilité de comprendre la pensée d’Uguay au fur et à mesure qu’elle se construit et de constater la portée de son évolution. En ce sens, le Journal est un bon complément à la lecture des recueils L’Outre-vie (1979) et Autoportraits (publié de façon posthume en 1982) qu’Uguay rédige en parallèle, puisqu’ils permettent de voir la progression du travail. Uguay pose que « [c]haque nouveau recueil est une question, non une réponse » (p. 171) et c’est également la façon dont il faut aborder le Journal qui, n’étant pas initialement voué à être édité, ne fournira au lecteur qu’un ensemble de pistes de réflexion pour aborder la question de la création littéraire. La pensée de la poétesse tourne parfois sur elle-même. Uguay se reprend, se corrige pour avancer avec plus de certitude, jusqu’à ce que les diagnostics tombent, que le doute sur sa survie s’installe et que le silence finisse par l’emporter : « Je ne cesse jamais de penser au poème que je n’ai pas écrit, c’est lui qui me tient en vie, me bouscule, m’anime. Je voudrais produire plus et ne me fier qu’à celui (le poème) qui s’écrit dans l’immédiat. Je meurs de tout et sans cesse » (p. 53). Il n’en demeure pas moins que le Journal de Marie Uguay est une œuvre forte qui donne à entendre l’une des voix les plus singulières de la poésie québécoise.


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

ROYER, Jean, Marie Uguay : la vie, la poésie – entretiens, Montréal, Éditions du Silence, 1982.

UGUAY, Marie, Autoportraits, Saint-Lambert, Éditions du Noroît, 1982.

UGUAY, Marie, Journal, texte établi, annoté et présenté par Stéphan Kovacs, Montréal, Boréal, 2005.

UGUAY, Marie, L’Outre-vie, Saint-Lambert, Éditions du Noroît, 1979.