« Encore aujourd’hui, je demeure convaincu que d’offrir la
chance à tous en ce monde de pêcher la truite en Amérique
constitue un premier pas vers l’amour du prochain et le
bonheur universel. Le reste n’est qu’une question de temps. »

–    E. W. Harding, La philosophie dans le canoë

 

Tu vois, Cliff, si les éphémères sont sortis, ce qui ne me surprendrait pas, c’est la mouche sèche que ça te prend. Une Adams n° 16, par exemple. S’il n’y a pas d’éclosion d’insectes, c’est la mouche humide, genre Wooly Bugger, vert olive je dirais.

Fort de mon commentaire, j’ai bu une gorgée de café et déposé mon gobelet aux côtés du livre Le pêcheur à la mouche et le point de vue de la truite d’E. W. Harding, choisi expressément pour l’occasion. J’ai ensuite repris la 131 Nord, en direction de St-Michel-des-Saints.

— Vivianne me manque, ai-je obtenu pour toute réponse.

Cliff était mon meilleur ami. Déjà, du haut de nos trois pommes, l’amour de la pêche nous liait. À l’époque, la plupart de nos journées étaient employées à écumer les territoires inexplorés du voisinage, à la recherche de nouveaux cours d’eau dont nous évaluions avec grand soin le potentiel en poissons. Nous avons passé une partie de notre jeunesse à fréquenter les mares, ruisselets et rigoles des environs, tentant chaque fois un coup de ligne intéressé sous le regard scrutateur des ouaouarons, de Monsieur Toung et de tous ses amis. Papa nous emmenait souvent sur les rives de la Chicot, que nous rejoignions par la voie ferrée qui s’allongeait comme une fille de joie au milieu des champs. La petite rivière s’enfuyait de St-Cuthbert en zigzaguant à travers les aulnes, pour se jeter plus loin dans le fleuve, à la hauteur de l’Île-du-Pas. Il faut dire qu’à l’époque elle n’était pas remplie de pneus usés et de vieilles bicyclettes tordues. Nous pouvions, à l’aide de cannes bidouillées avec des branches, y prendre une quantité impressionnante de crapets-soleil et de barbottes brunes. Parfois même attrapions-nous, tôt au printemps et lorsque la chance nous souriait, une grosse perche venue se chauffer au soleil.

Nous savions pourtant très bien, Cliff et moi, qu’autre chose nous animait lors de ces escapades. La quête du Poisson avec un grand P, d’un tout autre calibre, d’une catégorie différente, notre Graal à nous : le Pisces amica. Nous avions aperçu le Pisces amica dans une émission du National Geographic, sur les ondes de Radio-Québec. Ce poisson, précisait la voix sans visage, évoluait en eaux troubles, ce qui lui procurait force et combativité. Mais sa plus impressionnante particularité venait de ce qu’il fût doté de deux têtes pourvues d’un seul corps. Advenant le cas où il s’en faisait gober une, il continuait à vivre, une tête en moins, tout simplement. Cela dit, c’était bien avant que nous découvrions l’univers de la pêche à la mouche.

Il y avait Cliff avant et Cliff après. Sa séparation récente de sa petite amie, qui n’avait par ailleurs rien de petite, l’avait littéralement scié en deux. « Suce-chèvres! », qu’elle lui avait dit. Puis elle était partie. Tout cela l’avait laissé perplexe, d’autant plus qu’il ignorait ce qu’était un suce-chèvres. Après, moi, j’étais bien content, parce que je pouvais le voir plus souvent, mais surtout parce qu’elle était bête à pleurer, la Vivianne. Pas très belle non plus. Certaines mauvaises langues, auxquelles je m’identifiais sans gêne, racontaient que son père avait éternué au moment de sa conception. D’où cet air soufflé qu’elle affichait constamment. N’empêche, ça l’avait chaviré, Cliff, de se faire jeter de la sorte, le cœur laissé en rade et l’âme à la dérive. Il lui avait même fallu consulter un spécialiste. Le médecin lui avait prescrit avec empressement Surmontil et Pertofran, pour le « maintenir à flots » qu’il disait. Le navire tanguait fort, mais ne coulait pas. On aurait cependant dit que cette pharmacopée de soutien lui écrasait les connexions, que le courant passait par intermittence. Allumé et vif qu’il était, il pataugeait maintenant toujours à côté de ses bottes.

Pour la pêche c’était différent, ou presque. L’embarquement avait eu lieu à St-Edmond et nous avions appareillé au petit matin, qui somnolait encore sous une épaisse couette de brume. J’aimais ce moment de la journée où tout semblait endormi autour, où je me croyais seul à faire usage du monde, Cliff excepté bien sûr. Le brouillard avait retardé notre itinéraire, quoique rien ne nous pressait sinon l’unique désir de pêcher. Chaque année nous retrouvions la même route avec plaisir. C’était comme de revoir un vieux copain. Nous passions en revue nos incontournables points de repère, plantés comme des balises sur notre chemin : St-Jean-de-Matha, fier fief de Louis Cyr, l’homme fort; Sainte-Émélie-de-L’Énergie, village de poussière et de courants d’air; la rivière Noire et ses sept chutes, où les eaux culbutaient en gros bouillons blancs; Saint-Michel-des-Saints et sa scierie désaffectée, qui faute d’arbres à couper avait sabré les employés. Chaque année également notre même bagnole démontée, surnommée affectueusement le Péquod, vieux rafiot croulant à la coque étoilée de rouille, qui dissimulait pourtant sous ses airs d’épave une fiabilité à toute épreuve.

— Alors, Cliff, tu crois que c’est pour cette fois le Pisces amica?

Cliff manquait à l’appel. Le monde pouvait bien s’abîmer, lui dormait gueule contre vitre, dans un silence de carpe. En réalité, je savais que ce n’était pas possible pour notre poisson, puisque nous allions pêcher la truite en lac plutôt qu’en rivière.

Le Petit Trompeur déployait ses eaux sur quelques centaines de mètres. Son nom lui venait de ses profondeurs abyssales, chose surprenante pour un si modeste lac. Ce dernier logeait au creux de la montagne à la Chouette, qui surplombait notre bicoque tôlée. Une humble véranda plantée de guingois donnait sur l’eau, d’où nous pouvions profiter des rayons que laissaient filtrer les frondaisons de hêtres et d’érables à sucre. Sur le mur au bout de la galerie se trouvait une photo de Cliff et moi gamins, tenant chacun entre nos mains la première édition de La philosophie dans le canoë, d’E. W. Harding. Tous deux avions l’air ravi, bien que la signification du mot « philosophie » nous fît à l’époque défaut. Au-dessus de ce cliché trônait celui de papa, décoloré par le soleil et les années. Un Pisces amica y cherchait son air en vain et prenait l’aspect d’une sardine à deux têtes entre ses prodigieuses paluches. Ses mains démesurées et veinées comme une verge me rappelaient celles de personnages qu’avait jadis peints Paul Lecorre.

Depuis papa était parti, parce que certains voyages de pêche exigeaient que l’on fût seul. De son portrait perché pourtant, le patriarche, bien qu’il eût levé l’ancre voilà nombre d’années, continuait de veiller. Sur son fameux pin gris, entre autres, que nous avions rebaptisé l’« arbre des lamentations », dont le tronc s’élevait droit et fier à côté du quai. Durant les chaudes journées d’été, il offrait sa bienveillante ombre aux oiseaux du coin. Plusieurs jaseurs des cèdres ainsi que des pies-grièches le visitaient, que nous nourrissions avec des boulettes de mie de pain, avant de comprendre que ni les uns ni les autres n’affectionnaient nos offrandes. Flick et Flaque, un couple de colverts, avaient même élu domicile tout près. Chaque ouverture de pêche à la truite nous donnait l’occasion de les voir, eux et leurs canetons, crapahuter sur les bords de l’eau sans la moindre considération pour nous.

Cliff s’est éveillé comme nous gagnions le Chemin de la Manawane, une route de gravillon secondaire où la nature prenait le pas sur la civilisation. Dès lors que nous rejoignions ce chemin, des bornes kilométriques nous rappelaient la distance nous séparant de notre oasis, qui de feuilles en aiguilles se rapprochait davantage. Nous avons fait halte au kilomètre 32, Cliff ne souffrant plus des contrecoups de sa vessie. C’était l’un des effets incommodants du Pertofran, qui en plus de le dessécher jusqu’au trognon le faisait pisser comme un sceau percé. À cet endroit, la rivière du Milieu s’élargissait en un vaste bassin et venait mourir en remous écumeux, à un jet de pierre de la route. L’année précédente, nous y avions pris plusieurs truites d’une trentaine de centimètres avec une Mosquito n° 12 montée sur une soie plongeante. Ce printemps toutefois, notre petite rivière au cœur double coulait timidement, engoncée dans les quelques glaces tenaces persistant sur les berges. Il faut dire que l’hiver avait traîné les pattes en nous quittant, de sorte que plus nous allions vers le Nord, plus ses traces étaient manifestes.

Lorsque nous avons enfin passé les baraquements de Monsieur Richard, notre coloré voisin, mon cœur s’est emballé à la vue du Petit Trompeur qui s’offrait à nous et j’aurais pu jurer que Cliff aurait ressenti la même chose s’il ne s’était pas endormi sitôt rembarqué dans la voiture. Au loin, deux corneilles voletaient péniblement autour du grand pin piqué de neige. On aurait dit des sacs-poubelle secoués par le vent. Ni pie, ni colvert cependant. Je me prenais soudain à regretter la chaleur du printemps dernier, si loin déjà.

— Cliff? Oh, eh, Cliff? Réveille-toi! Dis Cliff, c’est normal que le lac soit encore gelé?

Une bourrasque venue de nulle part a alors parcouru le Petit Trompeur, soufflant si fort que j’ai bien cru qu’elle allait tout emporter.