Dany Laferrière
J’écris comme je vis. Entretien avec Bernard Magnier
Montréal, Lanctôt éditeur, 2000.
Dany Laferrière le dit d’emblée, « écrire et vivre ne font qu’un » (p. 12). Cet énoncé, court et clair, donne le ton à un entretien avec Bernard Magnier ((Bernard Magnier est journaliste. Il collabore à diverses revues et émissions de radio en plus de diriger la collection « Afriques » aux éditions Actes Sud.)), publié sous le titre explicite J’écris comme je vis.

La conversation entre les deux hommes porte sur plusieurs sujets. Laferrière donne son avis sur certains problèmes politiques, parle de son enfance, de l’histoire d’Haïti, du vaudou, de l’Amérique, et présente sa vision de la mort. Cela dit, le sujet qui domine cet ouvrage et le traverse de part en part reste la littérature au sens large.

Au sens large, car nous retrouvons au fil de la conversation la vision de ce que représentent, pour Dany Laferrière, la lecture, l’écriture, les émotions, la vie. La ligne de partage entre la vie de l’homme et l’œuvre littéraire est quasi inexistante pour celui qui « a toujours écrit, surtout quand [il] n’écrivait pas encore » (p. 17). C’est précisément ce qui intéresse Bernard Magnier : le journaliste tente de cerner « cet accord qui semble exister entre [son] œuvre et [sa] vie » (p. 12). Adoptant comme postulat de base « ce rapport profond » (p. 13) entre la vie de l’auteur et son œuvre, Magnier entreprend de questionner Laferrière sur ses influences, sur ses techniques d’écriture, sur l’importance de la lecture ou encore sur ses écrivains favoris. Se prêtant au jeu avec plaisir, Laferrière livre donc des conseils à ses lecteurs, présente son « laboratoire de création » (p. 97), et va jusqu’à décrire de manière très précise les différentes étapes qu’il franchit lors de la rédaction d’un roman.

Ceux qui connaissent l’œuvre de Laferrière ne seront pas surpris d’apprendre qu’une grande partie de l’entretien est consacrée à la lecture. Qu’il s’agisse de Walt Whitman et James Baldwin dans Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit?, d’Henry Miller, Charles Bukowski et Chester Himes dans Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, de Mishima et Basho dans Je suis un écrivain japonais ou encore d’Aimé Césaire dans L’Énigme du retour, le narrateur-écrivain laferrien est toujours accompagné dans son cheminement par un ou plusieurs écrivains.

La lecture occupe donc une place importante dans l’entretien. Laferrière parle des auteurs qu’il considère comme ses « classiques ». Ces écrivains sont souvent « ceux qui mêlent leur vie avec leur œuvre » (p. 78).Une impression de va-et-vient se dégage de l’entretien. La communion d’esprit entre Laferrière et ses « classiques » donne l’impression qu’il parle de sa propre œuvre lorsqu’il les cite et qu’il commente leurs écrits alors qu’il discute de ses romans. En parlant des « trois B » (Borges, Baldwin et Bukowski), Laferrière affirme : « Là où ils se ressemblent tous les trois, c’est qu’il s’agit toujours d’un individu qui refuse de rester à la place que l’histoire ou la géographie lui avait assignée ». Or, s’il existe un écrivain contemporain qui refuse toute classification territoriale, c’est bien Dany Laferrière ((Voir à ce sujet l’article de Jimmy Thibeault : « « Je suis un individu » : le projet d’individualité dans l’oeuvre romanesque de Dany Laferrière », Voix et Images, vol. 36, n° 2, (107) 2011, p. 25-40.)). En effet, ce dernier désire « rompre avec toute étiquette […] fondée sur des questions d’origine, de race ou de langue » (Thibeault, 2011, p. 25), allant jusqu’à dire qu’il « subi[t] l’outrage géographique » (p. 106) lorsqu’on le place dans la catégorie des écrivains caribéens. À propos de Jorge Luis Borges, Laferrière lance : « On ne naît pas Borges, on le devient » (p. 81), faisant à la fois référence au dernier chapitre de Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer (« On ne naît pas Nègre, on le devient »), et à la citation de Simone de Beauvoir tirée du Deuxième Sexe (« On ne naît pas femme, on le devient »). Bref, Laferrière s’amuse ferme dans cet entretien et les questions pertinentes de Bernard Magnier lui permettent de déambuler à travers ses références, son œuvre et sa vie.

Laferrière est un fervent lecteur, mais également quelqu’un qui considère la lecture comme une expérience physique, en lien avec ce que l’on boit, ce que l’on sent et l’endroit où l’on se trouve. L’expérience littéraire est physique pour celui qui dit « aimer ce qu’on peut toucher » (p.33), plus près des sens que de l’esprit. Ce dernier expose sa vision de la littérature qui « accorde une importance capitale au corps » (p.140) et qui, on le comprendra, est une expérience sensuelle avant tout.

Par ailleurs, c’est vraiment la création littéraire qui est le sujet central de la conversation entre Magnier et Laferrière. Ce dernier expose sa démarche d’écriture dans les moindres détails. Laferrière semble s’y plaire, et ce n’est ni la première ni la dernière fois qu’il se prête à un exercice de la sorte. Pour celui qui considère que « le travail de l’écrivain ne consiste pas à dire les faits, mais plutôt à faire surgir l’émotion d’une situation » (p. 44), le but ultime de l’écriture serait de faire oublier « les mots pour voir les choses » (p. 54). La grande obsession de Laferrière est de trouver le moyen « d’écrire avec des mots en donnant l’impression qu’il n’y a pas de mots sur la feuille de papier » (p. 55). Cette conception singulière d’une écriture qui disparaît au profit de l’émotion du lecteur se rapproche d’une certaine vision de la peinture que Laferrière affectionne particulièrement. Ce serait en observant les peintres primitifs haïtiens qu’il aurait reçu « sa plus grande leçon d’esthétique » (p. 128) et il avoue d’emblée « [tenter] de faire comme eux » (p. 128) :

Ce qu’on appelle de « l’art primitif » dans la peinture haïtienne m’intéresse énormément. J’aime vraiment la manière de découvrir la vision du peintre dans le cœur de celui qui regarde la toile. C’est le spectateur qui trouve cette vision. Et j’essaie d’écrire cela. C’est-à-dire que mes livres peuvent paraître simples à ceux qui n’ont pas la profondeur de la perspective et complexe à ceux qui regardent de plus près. Cela dépend du lecteur. J’ai appris cette leçon – la plus importante – en regardant les peintres travailler. Je suis un écrivain « primitif ». (Laferrière, cité dans Coates, p. 917)

Une grande partie du travail revient donc au lecteur, et c’est un Laferrière promulguant des conseils à celui-ci que l’on retrouve dans J’écris comme je vis. Cet écrivain « primitif », qui s’inspire autant de son entourage que de ses lectures, est complexe et multiple. En effet, le « je laferrien », représente pour l’auteur à la fois le « je fantasmé » dans Éroshima et dans Je suis un écrivain japonais, le « je générationnel » quand il englobe un ensemble de personnes ayant vécu à la même époque, et le « je contaminé » (p. 199) quand il se réfère à des expériences vécues par d’autres. L’écriture permet ce dédoublement et le « je » du personnage de l’écrivain présent dans l’ensemble de son œuvre est à la fois Laferrière lui-même, le contraire de Laferrière et ce que Laferrière aimerait être. Le narrateur jeune et insouciant de Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer et de Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit? lui permet par exemple de s’infiltrer partout, de voyager, de coucher avec des filles d’Outremont ou de rencontrer Madonna dans une soirée mondaine à New York.

Laferrière ne cesse de répéter qu’il est un écrivain du présent, ancré dans le réel. Il y a pour lui un lien tangible entre la vie et l’écriture : il s’agit d’une épreuve physique qui va jusqu’à pousser l’écrivain vers la maladie. Or, l’écriture débute bien avant d’amorcer la rédaction. Pour Laferrière, un roman commence parfois avec une image. Pour L’odeur du café, cette image était celle « d’un petit garçon assis aux pieds de sa grand-mère dans une ville de province » (p. 120). Cette image, « c’était tout le livre » (p. 120). Par ailleurs, un simple titre peut exprimer la vision de l’auteur et donner vie à un roman. Ainsi, Laferrière évoque son désir d’écrire un livre qui s’intitulerait Je suis un écrivain japonais, œuvre qu’il publiera neuf ans après la parution de cet entretien avec Bernard Magnier. Cette importance accordée au titre, le fait que ce dernier soit « un concentré du livre » (p. 90), revient aussi dans Je suis un écrivain japonais, où le narrateur indique qu’un bon titre doit « [contenir] tous les autres mots du livre » (Laferrière, 2009, p. 13).

Dans l’esprit de Laferrière, l’écriture sert donc à transmettre, de la façon la plus simple et la plus pure possible, l’image ou l’émotion qui précède la rédaction du roman. Les mots deviennent des instruments qui servent à livrer un message. Le parallèle que l’écrivain établit entre la musique et l’écriture va en ce sens. Dans un cas comme dans l’autre, nous sommes à la recherche de ce qui dépasse les instruments, ou les mots, afin de découvrir « quelque chose qui provient du plus profond de soi-même » (p. 119). Le rythme dans l’écriture est primordial pour Laferrière qui confie à ce propos avoir une influence secrète, le rara ((Le rara fait référence à un rythme musical haïtien caractérisé par la prédominance des percussions du vaudou.)) : « J’aime écrire dans le mouvement. La phrase peut être brève, mais le rythme ne doit jamais s’arrêter, comme le rara (p. 123) ». Ce mouvement, cette vitesse, qui caractérise son style se retrouve dans l’influence américaine du narrateur qui privilégie la simplicité dans le style, l’émotion avant la réflexion et les sentiments avant les mots.

Cette posture d’écrivain qui rejette « toute forme d’embrigadement » le pousse à choisir « spontanément la vulgarité américaine » (p. 182), car l’écriture devrait être un lieu de liberté absolue. Plus encore, la littérature devrait être vue comme une arme, d’où le choix de la Remmington dans l’univers laferrien, qui est à la fois une arme à feu et une machine à écrire. Cette arme permettra au narrateur-écrivain de grimper « l’échelle sociale judéo-chrétienne afin d’atteindre les premiers fruits » (Laferrière, 2002, p. 45) tout en « envoyant James Baldwin se rhabiller » (Laferrière, 1986, p. 95). Car Laferrière ne s’en cache pas, il n’a « jamais pensé à l’art pour l’art » (p. 137). Il ne veut pas non plus changer le monde, mais plutôt « changer de monde » (p. 137). Et l’écriture de ces dix romans formant son « autobiographie américaine » est le moyen qu’il a trouvé pour le faire.

C’est également un bilan du travail accompli que nous retrouvons dans cet entretien avec Bernard Magnier. Une sorte de constat sur ce que représente cette « autobiographie américaine » pour Laferrière : « un seul livre » comprenant « trois mille pages dactylographiées avec un seul doigt » (p. 231). L’idée d’œuvre totale est omniprésente chez ce dernier et nous retrouvons avec plaisir, à la toute fin de l’ouvrage, un parcours rapide des dix volumes de son œuvre formant les différents chapitres de son livre unique. Par contre, si nous recherchions une réponse, une clé, une explication tangible du sens de l’œuvre, il faudra se résigner à quelques indications lancées ici et là par l’auteur. D’ailleurs, Laferrière ne s’en cache pas, il aime brouiller les pistes, se contredire, jouer avec le lecteur. Après avoir affirmé d’entrée de jeu ne « vouloir parler de ce [qu’il] connaît » (p. 54), il avoue qu’il « travaille dans l’ignorance » et qu’il « trouve merveilleux de parler de ce qu’on ne sait pas » (p. 124). Les différents éléments utilisés dans son œuvre sont pour lui autant d’ingrédients qu’il utilise afin de pousser le lecteur à la réflexion. La partie interprétative revient au lecteur, à lui seul, et c’est tant mieux. Ce sera à lui de clarifier les pistes mises en place par l’écrivain et, tout comme le spectateur devant une toile primitive, de trouver sa propre vision de l’œuvre.


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

COATES, Carroll F., « An Interview with Dany Laferrière », Callaloo, vol. XXII, no 4, automne 1999, p. 910-921.

LAFERRIÈRE, Dany, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, Montréal, VLB éditeur, 1986.

LAFERRIÈRE, Dany, J’écris comme je vis. Entretien avec Bernard Magnier, Montréal, Lanctôt éditeur, 2000.

LAFERRIÈRE, Dany, Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit?, Montréal, VLB éditeur, 2002.

LAFERRIÈRE, Dany, Je suis un écrivain japonais, Montréal, Boréal, 2009.

THIBEAULT, Jimmy, « Je suis un individu : le projet d’individualité dans l’œuvre romanesque de Dany Laferrière », dans MORENCY, Jean, THIBEAULT, Jimmy (dir), « Dany Laferrière », Voix et images, Volume 36, no 2, Montréal, 2011, p. 25-40.