La demie de huit heures résonnait à l’instant sous mes pieds. Accoudé au rampant de la fenêtre, je regardais la noirceur prendre possession des campagnes avoisinantes. Nous étions en mars 1896 et le vent printanier avait enfin chassé l’hiver. J’avais accueilli avec joie ce lent mouvement du temps.

J’avançai légèrement la tête vers l’extérieur et vis, à ma droite, de la lumière au dernier étage du pensionnat jouxtant notre maison. On n’y soufflait les bougies qu’à neuf heures passées.

On avait transporté le feu de la classe jusque dans la maison; une douce chaleur s’élevait d’entre les planches. J’enfilai un tricot et quittai ma chambre. Je souhaitais aller au dortoir, où je n’étais pas monté depuis l’arrivée du nouvel élève, il y avait de cela presque trois semaines. Auguste Dusseault était arrivé au pensionnat un venteux matin de février et, depuis, mon père ne tarissait pas d’éloges envers celui qu’il appelait avec amusement « l’esprit vif ».

Je descendis l’escalier à pas lents, évitant les marches qui auraient à coup sûr révélé ma présence à mes parents. Mon père discutait au salon avec le professeur Poinsot, resté pour la soupe. Ce dernier enseignait aux élèves préparant le brevet d’instituteur. Mon père s’occupait à la fois des petites classes et du brevet simple. Je l’entendis discourir sur la Commune de Paris, qu’il comptait nous faire revivre le lendemain. Parvenu au seuil, je vis ma mère le dos courbé sur sa planche à laver, de l’eau savonneuse sur ses jupons délicats.

Je sortis pieds nus. Il allait pleuvoir, je le sentais dans l’air. L’humidité avait gorgé d’eau les fissures de la pierre et je caressai d’un doigt les multiples zébrures grises de la façade du gros bâtiment, vestiges d’un combat perdu avec le temps. Ancienne église transformée en école, le pensionnat accueillait quelques dizaines de garçons pupilles de l’État.

Je baissai la tête pour ne pas heurter la cloche près de l’entrée, celle qui servait à l’appel du matin et à annoncer le retour en classe. Je poussai la porte avec précaution et jetai un œil vers le bureau d’Eunides, le gardien, dans lequel je voyais vaciller une flamme orangée. Je perçus aussi le grattement d’une plume; il ne me verrait pas. Pour sûr, il m’aurait renvoyé chez moi illico s’il m’avait surpris. Ma mère et lui s’entendaient pour dire que je ne devais pas traîner avec les « sans-maison ».

 

Le dortoir se trouvait au dernier étage, dans une grande pièce au toit mansardé. J’aimais me retrouver au milieu de tous les autres garçons, les regarder se chamailler, s’échanger des billes ou des cailloux. J’emmenais parfois un morceau de tarte pour acheter ma présence, mais ma place était acquise, même si j’étais différent de ceux qui vivaient près du clocher.

Ce soir-là, lorsque j’atteignis le palier, une unique voix se faisait entendre.

— J’imagine…, criait-elle. J’imagine…

Intrigué, je poussai la porte doucement. Auguste était assis sur la monture métallique de l’un des lits et tous le regardaient. Mon entrée avait interrompu son récit et ses bras écartés étaient figés en un mouvement englobant, comme s’il avait voulu prendre le monde entier contre lui. Il me sourit et, lentement, je refermai le panneau, appuyai mon dos contre la paroi.

— J’imagine un dragon. Bleu, avec des écailles dorées qui brillent sous la Lune. Il se poserait sur le toit et ses griffes toucheraient le clocher et bang! tout résonnerait de sa présence… À qui le tour? Paul?

Je levai les yeux vers les poutres. Qu’est-ce qu’un dragon?

— J’imagine…, disait Paul. Un gros poisson, avec des lignes de toutes les couleurs. Oui, avec les lignes!

Il s’emportait et je sentis mes lèvres s’étirer en un sourire.

— Il sortirait de l’étang dans lequel on se baigne tous les samedis. Pour se dorer au soleil avec nous!

Guillaume prit la relève, imagina…

— Et toi? demanda Auguste, avançant vers moi. Ton tour.

Je secouai la tête.

— Je ne sais comment.

— Bien sûr que si, dit Auguste, appuyant ses deux mains de chaque côté de ma tête. Vas-y…

Il était si près que j’aurais pu compter toutes les taches de rousseur sur ses joues. Ses yeux verts brillaient autant que l’émeraude de Grand-Mère après qu’elle l’ait polie avant la messe du Dimanche.

— Je…

Je ne pus poursuivre. Ouvrant la porte à la volée, Eunides me poussa vers Auguste qui retint ma chute, la main sur mon coude.

Le gardien entra dans la pièce, son pas lourd sur les planches inégales.

— Hérésie! s’écria-t-il, son gros visage habituellement blafard rougi par l’indignation. Toutes ces choses dont vous parlez n’existent pas! Vous voulez être brûlés pour sorcellerie?

Je levai un sourcil, amusé.

— Les sorcières n’existent pas.

— Comment tu sais? chuchota Auguste.

Un léger sourire naviguait au coin de ses lèvres minces. Malgré que nous ayons tous les deux treize ans, il me dépassait de presque une tête.

— Octave! lança Eunides, gesticulant vers moi. Rentrez chez vous. Quant à vous, garçons, on souffle les bougies!

Ses doigts laissant mon bras, Auguste me lança, avec un rire presque inaudible : « Imagine… »

Alors que je quittais la pièce, le bruit diffus des étoffes de bure volant au-dessus des corps et le grincement des ressorts parvinrent à mes oreilles.

Il pleuvait dru à présent et je me hâtai vers la maison pour ne pas être trempé.

 

Cette nuit-là, je dormis très peu et l’aube me trouva encore plus songeur qu’à l’habitude. Même lorsque mes yeux étaient fermés, je me sentais noyé de lumière. Venait-elle de mon esprit? De ces choses qui se cachaient là, irréelles, et en attente d’être imaginées? La réalité avait toujours été mon unique repère. Mon père, un passionné d’Histoire, ne perdait jamais une occasion de glisser dans son enseignement quelque détail sur l’établissement de cette Troisième République si difficile pour la France et qui l’avait mené dans ce coin reculé de Montauban, dans le Tarn-et-Garonne, ou sur la révolution de 1779 qu’il affectionnait tant. Il disait souvent : « Pourquoi nous, dispensateurs du savoir, fermerions-nous les yeux sur notre propre naissance? Nous devons faire à ces événements l’insigne honneur d’être mis en mots. » Je n’avais jamais cru possible d’inventer les choses.

L’univers qu’Auguste avait entrouvert à mon regard me semblait une délicieuse échappatoire au réel. Le nouvel élève possédait cette chose que les prêtres appelaient dédaigneusement « imagination » et en avait fait usage d’une manière si nouvelle pour moi que j’en étais encore ébloui des heures après qu’Auguste m’ait invité à entrer dans son monde.

Toute la matinée, je fus distrait et mon père dut même me secouer pour m’obliger à quitter la classe lors de l’arrêt de la leçon. Dehors, l’atmosphère était étrange, comme seules savent l’être celles des jours suivant la pluie : brumeuse, suspendue. J’allai m’asseoir sous l’immense sycomore situé au fond de la cour. Les autres garçons, jouissant de cet instant de liberté fugace, couraient en tous sens. Les plus jeunes faisaient rouler sur le sol terreux une grosse roue de caoutchouc, les plus vieux jouaient aux dames près de la muraille de pierres. Derrière eux, les grilles de métal noires les dominaient, leurs extrémités pointues pointées vers le ciel comme… comme des dards d’abeilles géantes. Voilà.

Un ballon de cuir vint percuter mes chevilles. Il s’agissait de l’un des premiers jouets qui m’avait été offerts par mon grand-père Octave. Les coutures étaient lâches, le cuir raide se soulevait par endroits, une multitude de fils gris s’en échappait de toutes parts. J’adorais ce ballon. Je l’entourai de mes paumes.

J’entendis tinter la cloche près de la porte; le vent l’avait fait osciller. Suivant des yeux le pourtour de mon monde si restreint, je vis, au-dessus de moi, sur la branche la plus basse du sycomore, l’une des premières feuilles du printemps. Elle avait le vert craquant de l’herbe mouillée et, plissant les yeux, je distinguai, se balançant sous la branche, un amoncellement de petites fleurs de la couleur d’un beurre qu’on aurait trop longtemps baratté.

Approchant, Auguste s’accroupit, passa l’index autour de mes doigts sur l’une des coutures encore intactes du ballon. Hésitant, je demandai :

— Qu’est-ce qu’un dragon?

— Un gros reptile pourvu d’ailes, m’expliqua Auguste avec enthousiasme. Tu pourrais le chevaucher. Je l’ai vu dans un livre.

— Des ailes comment?

— Immenses. Comme ça.

Auguste attrapa deux bouts de cuir élimé et les agita, comme bougeaient les ailes d’un oiseau.

— Peux-tu le voir voler au-dessus de nous? Nous emmener loin?

— J’imagine mal…

— Il faut de la pratique pour voler.

Il fit rouler le ballon vers lui. Je levai les yeux vers la feuille solitaire et Auguste se redressa, suivant mon regard.

— Je pourrais inventer une histoire sur cet arbre.

—  Il a déjà sa propre histoire…

— Mais est-elle extraordinaire?

— Qu’y a-t-il de mal à l’ordinaire? répondis-je, perplexe.

Il approcha son visage des petites fleurs jaunâtres, souffla doucement et les regarda se bercer un moment. Il reporta son attention sur moi, les sourcils froncés. On aurait dit qu’il venait de comprendre quelque chose sur l’univers. Avec un sourire, il s’éloigna, le ballon sous le bras. Non loin, la cloche tinta.