[information]Ce texte a été écrit dans le cadre du cours Écriture pour enfants et adolescents, donné à l’Université Laval par Gabriel Marcoux-Chabot à l’automne 2014.[/information]

Lorsque Jeffrey sauta de l’autre côté du grillage du cimetière, une manche de sa veste gothique y resta coincée. Suspendu dans le vide, il n’eut d’autre choix que de se sortir les bras et de se laisser tomber. Sa chute fut toutefois amortie par les herbes hautes. Il avait bien fait de choisir un cimetière mal entretenu.

La veste de Jeffrey ballottait maintenant au vent. De toute façon, le garçon ne prévoyait rester que le temps d’invoquer quelques morts. Et puis, les pierres tombales le protégeaient maintenant des bourrasques. Il récupéra son sac à dos, qu’il avait lancé par-dessus le grillage avant d’y grimper. Il en sortit son cellulaire et s’en servit comme d’une lampe de poche. Il remit le sac sur son dos. L’adolescent mit du temps à parvenir au milieu du cimetière, devant lever les jambes à chaque pas en raison des longues herbes. Ses pantalons moulants en faux cuir n’aidaient pas au déploiement de ses mouvements.

Jeffrey avait choisi le centre du cimetière pour lancer ses incantations, car sa voix se projetterait ainsi sur un plus grand nombre de tombes. Il était convaincu qu’il ne lui suffirait que de deux ou trois compliments pour amadouer les morts et qu’ils viendraient à lui.

Ilse dirigea vers une tombe sur laquelle il pointa le faisceau de lumière de son cellulaire. On pouvait y lire : Ci-gît Huguette Mercier (1924-1999).

— Est-ce que je veux vraiment d’une Huguette dans mon armée? pensa Jeffrey en rangeant son téléphone dans sa poche. Bof, elle ne sera pas la seule à venir de toute façon!

En riant, il laissa tomber son sac à dos dans les hautes herbes et débarrassa la tombe des fleurs qui s’y trouvaient afin d’y grimper. Debout sur la tombe, il se racla la gorge, puis entonna :

— OH, ARTISANS DES TÉNÈBRES !…C’est bon ça.

Le jeune homme fit une pause en tendant l’oreille. Rien. Peut-être les morts étaient-ils trop enrhumés pour lui répondre?

— Offreurs de chaos, maléficieurs…maléficieurs, est-ce que ça se dit? – Euh, sûrement, oui. maléficieurssans merci, levez-vous et prenez place à mes côtés! Guerriers d’outre-tombe –je ne savais même pas que je connaissais ce mot-là! – faites trembler l’au-delà de vos pas lourds et rassemblez-vous sous mon aile pour que je vous guide VERS la puissance éternelle! – Ça se déroule vraiment bien, je trouve! – Destriers de la destruction, venez à moi! Destriers? – Wow, excellent vocabulaire! – Tyrans tout-puissants! Faites-vous seulement entendre et nous formerons une alliance transcendant la mort!

Un accès de toux arrêta Jeffrey. Il attendit encore deux minutes pour évaluer la portée de son discours, avant de murmurer :

— Bande d’ingrats.

Jeffrey sauta par terre. De son sac, il sortit une bouteille d’eau et en but une gorgée. En rangeant la bouteille, Jeffrey effleura la boîte de biscuits que sa mère avait faits et qu’il avait subtilisée avant de venir au cimetière. Il s’en saisit et la leva bien haute. Il reprit, mais moins fort cette fois :

— J’ai une boîte à moitié pleine de biscuits!

Il l’ouvrit et compta.

— Oui! J’ai ici quatorze carrés au riz soufflé et aux guimauves et vingt-trois biscuits aux arachides et au chocolat. Je les donnerai à quiconque foulera le sol devant moi!

Jeffrey sentit alors une forte présence l’envahir.

— Ils sont faits maison, poursuivit-il, un sourire narquois aux lèvres. Par ma mère. Le secret, c’est qu’elle fait tremper ses arachides dans du sirop d’érable pour qu’elles en absorbent la saveur. Je vous garantis que ce seront les meilleurs biscuits que vous goûterez de toute votre vie – ou de votre mort, ajouta-t-il avec un clin d’œil. Je vous mets même au défi de me prouver le contraire. Allez, euh, geysers de…tourments! Ils sont pleins de sucre en plus.

Le sol sous Jeffrey trembla. Avec difficulté, l’adolescent parvint à ressortir son cellulaire de sa poche. Déployant les bras pour conserver l’équilibre, il agita l’appareil dans tous les sens dans l’espoir que la lumière lui révèle un quelconque spectre. Des poignées d’herbes se fendaient, laissant découvrir la terre nue qui frétillait maintenant comme des légumes dans une poêle. Près de lui, un craquement vif de racines que l’on étire se fit entendre. Jeffrey roula de côté pour éviter d’être écrasé par une haie de cèdres. Un mince brouillard glissait au sol, comme des petits tourbillons de vent poudreux d’hiver. L’air se glaçait autour de lui. Jeffrey regrettait maintenant de ne pas avoir récupéré sa veste.

Provenant en écho de sous la tombe d’Huguette, mais assez clairement pour que Jeffrey l’entende sans devoir se pencher sur la tombe, la voix grognonne d’une vieille femme maugréa enfin :

— Ce n’est pas bon pour mon diabète…

La température revint à la normale, le brouillard se dissipa.

— Huguette ? s’enquit Jeffrey, avec une pointe d’excitation dans la voix.

—Oui, qu’est-ce que tu veux ?

—Je, euh…Pourquoi te soucies-tu de ton diabète, tu es déjà morte !

—Et puis? Ce n’est pas une raison pour ne pas se préoccuper de ma santé!

— Moi, je te dis que ça ne te fera rien, j’en suis certain. Viens donc me rejoindre, je sais que tu meurs d’envie de mes biscuits. Invite le plus de morts que tu peux aussi.

—Je ne peux pas mourir d’envie, je suis déjà décédée du cancer!

—C’est une figure de style.

—N’essaie pas de jouer au petit malin, je ne suis peut-être pas allée à l’école, mais je ne suis pas ignorante pour autant.

—Mais je n’ai jamais insinué ça!

—J’espère que tu ne m’as pas dérangée que pour m’insulter. Ma mère – Dieu ait son âme – me disait toujours : « Huguette, ne fais pas confiance aux étrangers! »

—Pourquoi écoutes-tu ta mère, tu as au moins…soixante-quinze ans ?, répliqua Jeffrey, d’un ton dégoûté, en éclairant l’épitaphe avec son cellulaire.

—Et ça fait soixante-quinze ans que j’applique ce principe! Rien ne m’est arrivé de mal !

—Ah, allez, Huguette, je voulais seulement t’offrir des biscuits. À toi, mais surtout aux autres morts. Ceux qui sont plus jeunes, ajouta Jeffrey assez brutalement.

—Je viens de te dire que j’essaie de faire attention à ma ligne. Tu n’as pas autre chose?

—Je ne sais pas, une salade de fruits, peut-être? répondit sarcastiquement Jeffrey.

—Va me chercher ça et je vais venir te voir.

—Il est quatre heures du matin, Huguette, les magasins sont fermés. Je veux juste que…

—S’il est quatre heures du matin, comment se fait-il que tu ne dormes pas, jeune homme? Tu vas être fatigué, demain.

—C’est samedi, bon ! Je profite de mon congé pour me rassembler une armée de zombies. Lundi, Félix et sa bande à l’école vont voir de quel bois je me chauffe et ils vont enfin arrêter de m’écœurer, ajouta Jeffrey avec un rire sinistre.

— Dans ce cas-là, si tu as besoin de guerriers, je peux demander à mon mari; il était boxeur dans son jeune temps.

— Je suppose qu’il doit avoir ton âge?

—Non, il est un peu plus vieux.

— Je vais laisser tomber dans ce cas-là. Vous ne connaissez pas d’autres personnes dans les tombes aux alentours?

— Non, et maintenant, laisse-moi me rendormir si tu n’as pas de salade de fruits.

— Quelle perte de temps, grommela Jeffrey.

Il se remit à marcher plus loin, attrapant son sac à dos. Il s’en servit pour faire tomber au passage une couronne de fleurs se trouvant sur une pierre tombale. Il se retourna soudainement, s’écriant :

—Écoute, Huguette, je ne t’enverrais peut-être pas combattre dans mon armée, mais tu pourrais nous faire à manger par contre!

Directement au-dessous de lui, une autre voix de femme, plus stridente que la première, beugla :

  —C’est ça! Parce que nous, les femmes, nous sommes d’éternelles ménagères! Ouvre bien tes oreilles, sale agent à la solde du patriarcat : le temps de la femme soumise est ré-vo-lu! Je n’ai pas fait partie des suffragettes de mon vivant pour que mes consœurs restent derrière les fourneaux!

—Suffragette…suffragette…Ne t’énerveas avec tes grands mots inventés! Je voulais juste dire que les grands-mères sont douées avec le sucre à la crème, c’est tout.

—C’est parce qu’elles l’ont appris, jeune homme! Simone de Beauvoir elle-même l’a dit : « On ne naît pas femme, on le devient ».Rentre-toi ça dans la cervelle!

—Tu m’agaces à parler de personnes que je ne connais pas.

Il réfléchit un moment.

—En même temps, reprit-il, tes jacasseries pourraient faire un excellent travail de sabotage psychologique sur nos ennemis. D’accord, je t’offre la chance unique de faire partie de mon armée! Je te donnerais des biscuits, en plus.

—Quelle misogynie… Moi, Gervaise Cassin, je suis une femme libre et indépendante! On ne m’achète pas!

—OK, OK, je vais te laisser tranquille alors…

Jeffrey murmura :

—Un vrai endroit de fous, ici.

Il continua de marcher. La clôture ne se trouvait plus bien loin ; sa veste y était toujours accrochée, bien en vue. D’un coup, l’adolescent s’arrêta et cria :

—Ah non! Pas toi! N’importe qui, mais pas toi!

Un homme mince portant un veston beige trop grand, un pantalon rayé noir et des souliers de cuir se trouvait devant lui. Si ce n’eût été de son teint anormalement blafard et de son odeur putride, on aurait pu croire qu’il était toujours vivant, tant il semblait bien conservé. Il répondit :

—Excusez-moi, mon cher, mais je crains que nous n’ayons jamais fait connaissance.

—Mais moi, je te connais, je ne suis plus capable d’entendre ton nom! Francis Kraft par-ci, Francis Kraft par-là!

L’autre parut affolé.

—Comment diable me connaissez-vous?

— Mais voyons, tout le monde achète tes maudits romans. Même mon professeur nous a forcés à lire La Mutation, cette année!

—Non, non, non, il doit y avoir méprise. Mon ami Marcus possédait mes manuscrits, je lui avais bien ordonné de les brûler à ma mort.

Francis essuya son front, d’où des gouttes de sueur commençaient à perler.

—Ne nous inquiétons pas, reprit-il avec une rapidité qui trahissait sa nervosité. Nous allons régler cette question tout de suite en lui envoyant un télégramme.

—Un quoi?

—Ah, d’accord, vous ne devez pas être assez aisé financièrement pour en posséder un, vous n’avez même pas de quoi vous couvrir les bras! Soit. Attelons plutôt un cheval.

—Pourquoi tu veux un cheval? La ferme la plus près doit être à une trentaine de kilomètres. Et je ne veux pas te décevoir, mais ton Marcus doit bien être mort depuis longtemps!

—Hum, en effet, assez fâcheux comme situation. C’est vrai qu’il n’avait pas les poumons très forts. Il a dû attraper la tuberculose.

On tapa sur l’épaule de Jeffrey. Celui-ci se retourna et aperçut une vieille dame frêle aux cheveux d’un gris terne, au front et au cou parsemés de veines bleues. Elle lui hurla dans les oreilles avec colère :

—Bon, je ne peux plus me rendormir, maintenant, alors je suis venue te déranger un peu !

—Excuse-moi, on se connaît ?

—C’est Huguette, petit effronté! Non seulement tu m’as fait venir ici sans me dire comment retourner d’où je viens, mais en plus tu parles avec un auteur qui a déjà été à l’Index!

—Il a déjà été un doigt? demanda Jeffrey.

—L’Index, jeune homme, avec un « I » majuscule. C’est une liste de livres anciennement interdits par l’Église.

Une voix d’homme sous terre répliqua :

—Mais non, c’est la chose que je n’ai plus!

Une main, à laquelle, effectivement, il manquait un doigt, jaillit du sol et s’empara du pied de Jeffrey. L’adolescent tomba en poussant un cri de surprise. En secouant sa jambe, il réussit à se libérer de cette étreinte maudite. L’homme à qui appartenait la paume, malgré son handicap, s’était maintenant hissé sans difficulté hors de terre. Jeffrey, encore sous le choc, ne portait son attention que sur cette main au doigt sectionné. Il ne la quittait pas des yeux, pour s’assurer de ne passe faire toucher de nouveau par elle. Le garçon demanda en frissonnant :

—Qu’est-ce qui t’est arrivé?

—C’est à cause de la conscription.

—Moi aussi, ça m’arrive d’avoir de la difficulté aux toilettes, mais je n’en perds pas mes doigts!

—Pas la constipation, la conscription! La seule manière de ne pas être enrôlé de force durant la guerre de 39-45, c’était de se couper l’index pour ne plus pouvoir tirer avec les fusils. En me réfugiant dans mon chalet, je m’en suis sauvé.

Une nouvelle voix se joint à la conversation :

—Alors comme ça, pendant que je mourrais au front en servant bravement mon pays, vous vous la couliez douce à votre chalet!

—Je n’avais plus d’index! répliqua l’invalide.

—Oui, mais pas besoin d’index pour ça.

Une main, avec ses cinq doigts cette fois, fit irruption du sol pour faire un doigt d’honneur au déserteur. Un ancien soldat, enfin une personne qui pourrait faire partie de l’armée de Jeffrey! Celui-là en plus ne l’avait pas attaqué. Jeffrey vint l’aider à sortir de terre, mais eu une moue de dégoût en voyant apparaître son uniforme criblé de balles.  Huguette lui demanda au loin :

— As-tu pensé à ce que tu allais faire pour nous ramener où nous étions?

—Non, soupira Jeffrey. Je m’en fous!

—C’est ce que je craignais. Eh bien, tant qu’à être coincée ici, je vais essayer de retrouver ma famille. Ça fait tellement longtemps que je ne l’ai pas vue.

— Et moi, il est hors de question que je reste immobile dans mon cercueil sachant que des misogynes comme lui existent toujours, dit Gervaise Cassin.

Voyant que la main ridée de Gervaise commençait à s’extirper du sol elle aussi, Jeffrey fit un bond de côté.

—Mais… bredouilla ce dernier. Non! Tu ne peux pas faire ça!

L’adolescent fut tenté de se servir de son pied pour renvoyer la main vers d’où elle venait, mais il ne voulait pas se faire effleurer à nouveau la jambe ; il sentait encore la froideur glaciale que la main du déserteur avait laissée sur sa peau. Il ragea, vaincu, pendant que l’ex-suffragette regagnait le monde des vivants.

—Le but, c’était que vous m’écoutiez et que vous vous rassembliez dans mon armée et non pas que vous jouiez aux retrouvailles! protesta Jeffrey.

—Écoute, petit garçon, tu as voulu nous réveiller? demanda Huguette. Maintenant, nous restons! Personne ne veut faire partie de ton armée, de toute façon, pas vrai?

Gervaise, l’homme sans index et le soldat mort au combat répliquèrent en cœur :

—Ouiiiii!

Francis Kraft n’avait rien répondu: il ne se trouvait plus aux côtés des autres zombies. Le cimetière étant assez petit, Francis devait donc être sorti. Désespéré, Jeffrey courut au travers des herbes hautes le plus vite qu’il put en direction de la clôture, tout en maudissant ses pantalons de cuir. Lors de son escalade, il prit une minute entière pour détacher et reprendre sa veste sans l’abîmer. Il attendit d’avoir sauté de l’autre côté avant de l’enfiler. Il n’aurait pas fallu qu’elle reste coincée à nouveau! À toute vitesse, il fit le tour du quartier et tomba enfin sur Francis Kraft, qui examinait une voiture stationnée tout près.

—Fascinante machine! dit Francis à Jeffrey lorsqu’il l’aperçut. J’aurai beaucoup de rattrapage à faire avec la technologie de votre époque.

—Ah non! Tu ne vas pas rester ici toi aussi?

—Je ne peux pas rester impuissant en ce qui concerne la publication de mes manuscrits! Je vais donc vous suivre jusque chez vous, c’est la meilleure solution, je crois. Je veux voir à quoi ressemble votre exemplaire de La Mutation, ce qu’on a fait de mon œuvre. Je ne repartirai pas tant que je ne le saurai pas!

L’adolescent voulut répliquer, mais, trop fatigué d’argumenter avec des cadavres pour cette nuit, il se tut. Il entendit Huguette qui hurlait de l’autre côté de la clôture :

— Est-ce que quelqu’un peut m’apporter ma marchette?

Francis tira Jeffrey par le collet.

—Ne traînons pas, jeune homme !

Jeffrey ne put se défaire de la solide poigne de Francis. Le cimetière s’éloignait peu à peu à mesure qu’ils marchaient. L’adolescent vit au loin Gervaise qui offrait son épaule comme support à Huguette. L’ancien soldat et le déserteur se toisèrent quelques secondes, puis repartirent dans des directions opposées. Francis, ne sachant où aller, fit soudainement tourner son captif à un coin de rue. Le cimetière était désormais bloqué du champ de vision de Jeffrey par les maisons du quartier.

Le jeune invocateur tendit la main en direction de tous ces morts-vivants qui lui échappaient et hurla :

—Noooon!

Francis ne l’écoutait pas et continuait à le traîner. Jeffrey ne pouvait toutefois pas retourner chez lui : si ses parents découvraient qu’il ramenait un mort à la maison, il mériterait sûrement toute une punition.