[information]Ce texte est issu d’une présentation réalisée dans le cadre du Forum interuniversitaire des étudiants en création (FIEC) 2015.[/information]

Je propose de partager un problème auquel je me suis buté pendant la rédaction de mon mémoire, en espérant, humblement, que mes propos fassent sens pour quelques-uns d’entre vous. Dans un premier temps, je poserai les bases de ma réflexion par une petite digression autobiographique, puis je vais exposer l’aporie à laquelle j’ai abouti, pour ensuite partager les solutions qui m’ont, je crois, permis de la dépasser.

La découverte de Milan Kundera, lors de mes années de cégep, a été déterminante, bien qu’à l’époque je n’en avais pas conscience (c’est probablement ce qui m’a conduit vers les études littéraires). Je me suis toujours méfié des lectures qui « changent des vies »; j’y attribuais immanquablement le romantisme d’une conversion miraculeuse, généralement mimétique, au mode de vie que prône l’auteur de l’ouvrage en question, que ce soit On the road,Walden, la vie dans les bois, ou Mange, prie, aime.

Reste que L’insoutenable légèreté de l’être et L’art du roman ont grandement influencé la façon dont je concevais le monde, les gens et la littérature. J’admirais l’intelligence de Kundera; j’ai fait mienne sa vision du monde et tentais, comme lui, de débusquer la vérité tapie derrière les conventions et les lieux communs. Je croyais avoir surmonté le lyrisme qu’il décrit dans La vie est ailleurs. Dans ce roman, qui se déroule à Prague après la Deuxième Guerre mondiale, le jeune Jaromil se lance aveuglément dans la révolution socialiste, y trouvant un remède facile à son mal de vivre.

Lors de la grève de 2012, rebuté par le lyrisme de certains de mes congénères, dont la ferveur et l’enthousiasme me rappelaient le Jaromil de Kundera, je suis resté en marge de la contestation, ne participant qu’à quelques manifestations et passant le plus clair de mon temps à me désoler des bêtises proférées sur les médias sociaux.

C’est alors que j’ai lu Mensonge romantique et vérité romanesque, de René Girard. Il y élabore la théorie du désir métaphysique : tout désir trouverait sa source dans un médiateur, c’est-à-dire un être admiré et imité par le sujet désirant qui, dans l’espoir d’échapper à ce que l’auteur appelle le mal ontologique (dont nous souffrons tous, à des degrés divers), s’approprie les désirs des autres par mimétisme. À la lumière de cette théorie, que j’assimilais au lyrisme de Kundera (en tant que remède à un mal de vivre), j’observais avec condescendance les nombreux grévistes qui se réclamaient de Che Guevara, Gaston Miron ou René Lévesque.

Une lecture erronée de l’essai de Girard, tout comme des romans et essais de Kundera, m’a mené à m’isoler dans ce que je nommerais, avec le recul, une idylle intellectuelle : une enclave protégée de la réalité, hors du monde, régie par des certitudes et des vérités immuables. Ainsi, tout ce qui ne correspondait pas à ma vision du monde, largement empruntée à Kundera, était automatiquement disqualifié. Cette idylle a été détruite par une conjugaison de facteurs.

D’abord, le premier jet de la partie réflexive de mon mémoire a été gentiment pulvérisé par mon directeur de maîtrise. J’y exposais les grandes vérités auxquelles je croyais dur comme fer, en une charge convenue contre la doxa néolibérale, doublée d’un plaidoyer pour la littérature comme moyen de sortir de la simplicité et de l’intolérance des discours institutionnalisés. Puis j’ai découvert, avec stupeur et consternation, que Milan Kundera était l’auteur préféré de Philippe Couillard. Enfin, alors que je lisais avec un sourire condescendant un texte de Fermaille, me moquant des accents mironiens de sa poésie, j’ai réalisé, avec toute la fulgurance d’une épiphanie, que Milan Kundera était mon médiateur. Si Fermaille se ridiculisait en imitant Gaston Miron, je faisais de même en cherchant à imiter Kundera.

Tout a ensuite déboulé : sans les grévistes lyriques qui me tapaient sur les nerfs, la grève n’aurait jamais eu lieu. De plus, je ne pouvais nier les quelques moments magnifiques (quoique lyriques) que j’ai passés à manifester et à crier des slogans dont Kundera se serait moqué. Si Philippe Couillard peut aimer Kundera, n’est-ce pas là la preuve que la littérature n’a pas le même effet sur chacun, comme je le pensais naïvement? Qu’un même matériau de base, que ce soit un texte, une idée, un fait, etc., peut engendrer des interprétations très différentes? Le constat qu’une réflexion rationnelle et posée ne mène pas toujours à la même conclusion est proprement terrifiant. Comment défendre une idée quand nous sommes conscients de la possibilité d’avoir tort? Comment prendre le risque d’avoir l’air ridicule, si tel est le cas? J’ai dû, à la suite de cette prise de conscience, fuir mon idylle ravagée.

Un double relativisme m’a lié les mains pendant un moment. Dans Les règles de l’art, Pierre Bourdieu segmente la réalité en différents champs (littéraire, politique, judiciaire, etc.), en lutte perpétuelle les uns contre les autres pour l’obtention de la maîtrise des règles du jeu social :

Chaque champ produit sa forme spécifique d’illusio, au sens d’investissement dans le jeu qui arrache les agents à l’indifférence et les incline, les dispose à opérer les distinctions pertinentes du point de vue de la logique des champs, à distinguer ce qui est important. (1992 : 373)

Chacun revendique la prééminence des règles qu’il reconnaît comme légitimes et s’arroge le droit de les imposer aux autres. Évidemment, chaque champ reste imperméable aux arguments des autres, car il ne reconnaît comme légitime que sa propre illusio.

Le champ politico-économique domine présentement les autres champs : il réussit à imposer son illusio (compétition, productivité, croissance) à l’ensemble de la société, dissimulant sa nature subjective derrière ses prétentions « réalistes ». Les champs artistique, militant et intellectuel s’y opposent fortement, clamant la préséance de leur illusio, c’est-à-dire justice sociale, humanisme et écologisme.

Les champs, eux-mêmes, sont déchirés par des conflits internes. Le champ politique est le terrain de luttes entre la gauche et la droite, entre le nationalisme et le fédéralisme, etc. Le champ littéraire (comme tout champ artistique) voue les artistes à une lutte sans fin pour la légitimité :

Les prises de position (œuvres, manifestes ou manifestations politiques, etc.), que l’on peut et doit traiter comme un « système » d’oppositions pour les besoins de l’analyse, ne sont pas le résultat d’une forme quelconque d’accord objectif, mais le produit et l’enjeu d’un conflit permanent.(Bourdieu, 1992 : 381)

Bref, chaque artiste reconnaît la légitimité de sa propre pratique et évalue les autres selon des critères qui y correspondent, leur reprochant de n’être pas conformes à la sienne. Ainsi, mon illusio kundérienne (le roman en tant qu’espace de recherche de nouvelles possibilités d’existence) excluait des genres aussi variés que l’autofiction, la poésie intimiste ou la fantasy. Non seulement ceux-ci ne m’intéressaient pas, mais ils étaient qualitativement inférieurs, voir néfastes. Je jugeais les œuvres selon leur conformité aux règles énoncées par Kundera dans ses essais. Bourdieu m’a gentiment rappelé que je ne suis qu’un agent parmi tant d’autres, cherchant à établir la légitimité de sa propre pratique.

L’autre face de ce relativisme effrayant se situe à l’intérieur même de l’individu. Dans Guerre et paix, Tolstoï l’illustre magnifiquement dans le personnage de Pierre Bézoukhov, jeune homme aux prises avec une forme particulièrement tenace de mal ontologique. À travers les 1 600 pages du roman, il cherche la paix intérieure, et cette quête prend la forme d’une succession de révélations et de déceptions. Croyant avoir trouvé l’amour, Pierre se marie, mais il est rapidement cocu; il blesse son rival lors d’un duel et, pris de remords, s’enfuit dans ses domaines de province. En chemin, il fait la connaissance d’un franc-maçon qui le convainc de joindre la société secrète. Il projette alors d’émanciper ses serfs, mais ceux-ci croient que sa bonne volonté cache quelque dessein pernicieux. De retour en ville, il se bute rapidement au conservatisme des maçons et, malgré ses résolutions, reprend son mode de vie dissolu. Il divorce de sa femme et, dans un état de stupeur désespérée, va participer à la bataille de Borodino, à la suite de laquelle Napoléon entre à Moscou. Persuadé, par des prophéties qu’il a « découvertes » dans l’Apocalypse, qu’il est prédestiné à accomplir un grand exploit, il reste en ville pour assassiner l’empereur français, mais est détourné de son but par des soldats qui le jettent en prison. Il y rencontre un paysan nommé Platon Karataïev, dont l’humble sagesse a l’effet d’une révélation : sa période de captivité se déroule dans une sérénité inédite. La longue retraite des Français, en plein hiver, le laisse malade; il s’en remet et, voyant le monde sous un nouveau jour, épouse Natacha dans le bonheur le plus total. Le temps passe et la magie disparaît; Pierre s’occupe ensuite de politique et veut créer une société secrète pour protéger le bien public contre les exactions du gouvernement. Là s’achève le roman.

Ses engouements, lyriques ou romantiques, donnent toujours à Pierre l’impression d’avoir une base et un caractère inébranlables, mais ne résistent jamais à l’épreuve du temps. Le destin de Pierre vient télescoper ma propre expérience, me rappelant que ma « prise de conscience » n’a probablement rien de définitif.

Voilà le nœud du problème : si nos convictions ne sont qu’illusions, si elles ne sont que des solutions éphémères à un mal de vivre que chacun tente de surmonter à sa façon, alors comment ne pas sombrer dans un désespoir nihiliste? Comment entretenir une quelconque illusio? Comment affirmer l’importance et l’universalité de certaines valeurs? Comment revendiquer ou défendre quoi que ce soit? Comment créer? Pourquoi créer?

L’étudiant en création littéraire est, par la nature même du programme, amené à se poser ces questions. Il ne peut les ignorer, et doit se positionner par rapport à sa propre pratique, ayant pour objectif non pas simplement de créer, mais aussi de développer un discours sur la création. Cette réflexion l’empêche d’écrire pour le simple plaisir de raconter une histoire, naïvement, comme un écrivain du dimanche. L’incertitude d’une telle démarche a de quoi angoisser même le plus déterminé des étudiants.

Écrire un roman, ce n’est pas simplement raconter une histoire; c’est aussi, consciemment ou non, construire un point de vue sur le monde. Cette vision du monde, inhérente à l’œuvre, constitue en quelque sorte son propos. Il n’est pas question ici de message explicite, mais plutôt d’un lien entre l’œuvre, en tant qu’objet langagier, et le monde réel. Le romancier, pour créer son récit, trie dans le chaos de la réalité des éléments qu’il agence par la suite dans une forme qui les arrache à la contingence et leur donne un sens. Des romans comme Le seigneur des anneaux, Germinal, Promenade au phare ou Le château proposent des mondes très différents, et ce, même s’ils partagent leur matière première, c’est-à-dire le monde réel. D’autres choix influencent la vision du monde d’un roman : le choix de la voix énonciatrice, son niveau de langue, son point de vue sur les personnages; les personnages, leurs interactions et leurs pensées; la composition et le rythme de la narration; l’articulation de l’action en tant que telle; etc. Cette vision du monde propre à l’œuvre, je l’appellerai le regard du romancier.

Pour sortir de mon impasse relativiste, j’ai relu l’œuvre entière de Kundera. Je me pencherai ici sur trois romans qui constituent autant d’étapes dans l’évolution de sa réflexion, et dans lesquels le regard du romancier se modifie, chose qui m’avait échappé lors de mes premières lectures.

La vie est ailleurs est son roman le plus cynique; le narrateur décrit avec ironie et condescendance les engouements lyriques du pauvre Jaromil qui, tout le long, est dénoncé et humilié. Aucune sympathie pour Jaromil : il nous exaspère au plus haut point. Ensuite, dans L’insoutenable légèreté de l’être, Kundera est moins véhément; il se rapproche de ses personnages, qu’il ne juge plus, mais qu’il tente de comprendre; par exemple, le magnifique passage de la mort du chien Karénine révèle une sensibilité et une compassion incompatibles avec le cynisme de La vie est ailleurs. Puis, dans son dernier roman, La fête de l’insignifiance, il affirme la beauté et la nécessité, pour les humains, d’accepter leur insignifiance devant la vie et le monde; de dépasser le sérieux, qui condamne au ridicule, pour épouser l’infinie bonne humeur, qui sait se moquer de chacun avec un sourire compatissant.

Alors que j’avais assimilé le romantisme girardien au lyrisme kundérien, je réalise qu’il en est en fait le prolongement. Si le lyrisme est l’identification à la foule, l’accord avec la vie, le romantisme, pour Girard, « cherche ce qui est irréductiblement nôtre dans ce qui nous oppose le plus violemment à autrui. Il distingue deux parts dans l’individu, une part superficielle où l’accord avec les Autres est possible et une part plus profonde où l’accord est impossible» (1961 : 240). Le romanesque serait le lieu du dépassement romantique par le héros qui réalise ses illusions et les renie. Lui qui se croyait libre et autonome se reconnaît finalement faible et vulnérable, dure vérité que le désir métaphysique parvenait à masquer. Il réalise enfin que « chacun se croit seul en enfer et c’est cela l’enfer » (Girard, 1961 : 74). Le propre du romanesque ne serait donc pas l’affirmation de l’inadéquation du héros avec le monde, mais plutôt l’espace de leur réconciliation. De même, de La vie est ailleurs à La fête de l’insignifiance, Kundera abandonne sa posture de sage mature pour se réconcilier avec les hommes et leur insignifiance.

Dans Qu’est-ce que l’art?, Tolstoï affirme que « [c’]est la propriété essentielle de l’art, de tout art, d’unir les hommes entre eux. » (1898 : 170) Le problème posé par le relativisme peut être contourné, ou dépassé, si l’on affirme l’union des hommes dans ce même relativisme, si on en fait la condition primordiale de l’existence. Que nous soyons tous unis dans l’insignifiance, le mal ontologique ou le relativisme, le résultat est le même : nous souffrons tous du même mal. Le romancier serait celui qui nous rappelle cette fraternité et qui fait de l’auteur, des personnages et du lecteur, des compagnons d’infortune.

Tout cela est bien beau, mais je me retrouve aussi démuni que Levine, après son épiphanie à la fin d’Anna Karénine. Enfin réconcilié avec la vie, il s’emporte tout de même contre son cocher qui lui donne des conseils pour mener sa charrette : « Il éprouva aussitôt un vif chagrin en constatant que, contrairement à son attente, son nouvel état d’âme n’influait en rien sur son caractère. » (Tolstoï, 1877 : 842) Mon cynisme ne m’a pas abandonné; je me demande toujours qui sont ces millions de gens s’émouvant devant La voix. Par contre, s’il est un endroit où je peux « mettre en pratique » les principes de compassion et d’empathie que je viens d’énoncer, c’est bien la littérature.

Nous sommes tous, à l’instar de Jaromil, quelque peu ridicules dans nos emportements, nos engouements, nos passions, nos combats qui, immanquablement, seront dépassés un jour ou l’autre, relégués à un passé dont nous nous moquerons avec nostalgie, comme on regarde des photos datant de l’école secondaire. C’est pourquoi, dans ma fiction, tous mes personnages sont un peu ridicules. Il s’agit non pas de dénoncer leurs illusions, mais plutôt d’en montrer les contradictions, dont eux-mêmes sont inconscients, pour compatir avec eux. De plus, chaque opinion émise est contredite par une autre, de sorte qu’aucun personnage n’a raison. L’ironie romanesque, selon Kundera, implique qu’aucun point de vue n’est à prendre isolément des autres. Ainsi, au lieu de me positionner hors du monde, dans la posture « mature » de celui qui est revenu de toutes les illusions, pour rire avec condescendance de ceux qui en sont toujours victimes, j’affirme la communauté des hommes dans le relativisme, et dans le ridicule qui en découle.

Cette position esthétique, qui me semble présentement la plus à même de représenter ma vision du monde, s’inscrit parmi tant d’autres dans le champ littéraire propre à notre contexte sociohistorique. Tout en demeurant conscient qu’elle n’est pas définitive, je crois tout de même qu’elle me permet d’éviter de tomber dans le piège d’un relativisme nihiliste et désespérant, sans pour autant chercher à éviter celui-ci en me réfugiant dans l’idylle d’illusions lyrico-romantiques. Peut-être – probablement – s’agit-il d’une illusion que je dépasserai un jour; ne m’en voulez donc pas si mon discours vous a paru quelque peu ridicule.


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

BOURDIEU, Pierre, Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éditions du Seuil, Collection « Points », 1998 [1992].

GIRARD, René, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Éditions Grasset, Collection « Pluriel », 1961.

TOLSTOÏ, Léon, Qu’est-ce que l’art?, Paris, Presses universitaires de France, 1931 [1898].

TOLSTOÏ, Léon, Anna Karénine, Paris, Gallimard, Collection « Folio classique », 1952.