Sur le chemin du retour, un silence empreint de malaise colle à leur chemise comme un chewing-gum à une chaussure. Dimitri claque la porte d’entrée et lance son sac à dos sur le plancher de la cuisine en s’efforçant de faire le plus de bruit possible. Il en retire quelques feuilles lignées et les dépose sur la table. Jules observe la scène, s’abstenant de toute réplique. Pressentant que Dimitri, qui le fixe de ses grands yeux globuleux, attend une réaction de sa part, il se contente de prendre une pomme jaune dans le panier à fruits et de la croquer.

— Tu fais comme si de rien n’était! crie Dimitri. Tu te crois innocent! Mais, tout ça, c’est de ta faute! Mange-la bien, ta pomme jaune, pis souhaite qu’elle te souffle les bons mots!

Le jeune garçon donne un coup de pied sur son sac et quitte les lieux. Confus, Jules s’assoit et se met à lire le document que son fils a posé sur table. Dès qu’il découvre le titre de la rédaction, il comprend l’emportement de Dimitri.[clear]

* * *[clear]

Coi, Dimitri prend place sur le divan, aux côtés de son père. Il patiente, fixant la toile abstraite sur le mur devant lui. Jules rompt le silence, présumant que le mutisme de son fils risque de s’éterniser.

— Dimitri, ne fais pas cette tête-là. Tu vas avoir l’occasion de te reprendre. Soixante pour cent, tu sais, c’est pas dramatique. C’est pas comme si tu collectionnais les mauvaises notes, dit-il d’un ton qu’il veut réconfortant.

Il cesse d’examiner les formes ovales peintes en jaune orange sur la toile, tourne la tête vers son père, croise les bras.

— Pas dramatique, pas dramatique! Ben non, parce que tu sais pertinemment que c’est de ta faute! Tu m’as menti. Tu te plais à me raconter des mensonges depuis toujours!

— T’exagères, Dimitri! s’exclame Jules, offusqué.

— As-tu lu les commentaires de mon prof?

Il saisit sa copie qui traîne sur la table de salon et poursuit :

— « Tu as écrit un texte invraisemblable, complètement fantaisiste, fort intéressant, mais qui ne répond pas à la consigne. Tu devais raconter l’histoire de ta naissance, pas celle que tu aimerais vivre. » Ben non, monsieur ne me ment pas! C’est pour ça que tu as inventé l’histoire de ma naissance!

Jules baisse la tête et s’intéresse subitement aux formes géométriques du tapis.

— Allô! s’impatiente Dimitri. Je te parle.

Incapable de soutenir le regard de son fils, il compte les carrés verts.

— Je te l’ai déjà dit : tu es né le 4 décembre par un jour doublement historique.

— Ben oui, et aujourd’hui, on est le 32 février. Crédible, tout à fait crédible!

— Arrête, je t’en ai déjà fait le récit détaillé, répond-il en relevant la tête. C’était le jour de…

— Le jour de la grève des cigognes. Évidemment, ironise-t-il, cette journée-là, elles n’ont pas déposé les enfants dans les boîtes aux lettres des parents. Alors, dans toute la province du Québec, y a que moi qui sois né ce quatre décembre. Comme tu dis, une grève, c’est une grève, surtout une grève historique!

Jules se gratte la nuque, attendant que son garçon poursuive. Il est ébranlé par la tournure que prend cette discussion. Son fils ne se met pas souvent en colère, mais s’il y a une chose qu’il ne supporte pas, c’est la malhonnêteté.

— Comme si ce n’était pas suffisamment incroyable comme ça, ajoute Dimitri, les voyelles se sont mises de la partie. Elles en avaient marre de voyager d’une bouche à l’autre, d’être mal articulées et surutilisées. Elles ont donc rejoint les cigognes sur la rue St-Denis et ont manifesté avec elles, brandissant des pancartes toute la journée.

— Oui, c’est exactement ce que je t’ai raconté et c’est ce qui est arrivé le jour de ta mise au monde, insiste Jules, sans conviction.

— Papa, je t’ai toujours cru, Dimitri s’interrompt, cherche ses mots. Je t’ai toujours cru, mais à l’exception des membres de ma famille, il n’y a personne qui gobe tes sornettes. Tout ça, c’est une légende, une belle légende… mais pas la réalité.

— Surveille ton langage, jeune homme, lui reproche-t-il, haussant le ton. Là, je vais te répéter tout ce qui est arrivé et ça prendra le temps qu’il faudra.

— Papaaaa, proteste Dimitri.

— Y a pas de papaaa. Tu m’écoutes, c’est tout.

Il empoigne son verre d’eau et le boit d’un trait. Nerveux, Dimitri se ronge les ongles.

— La nuit du 4 décembre, les cris que je poussais dans mon rêve m’ont réveillé en sursaut. Lorsque j’ai ouvert les yeux, je n’étais plus dans le Vieux-Port de Montréal en train de vendre des journaux à la criée, une pile sous les bras. J’étais aplati contre le plafond, le corps fiévreux, la tête lourde, le ventre gonflé comme un ballon à l’hélium. Apeuré, j’avais l’impression que j’allais m’effondrer sur le sol, me fracturer tous les os de mon corps et moisir dans une chambre d’hôpital, emprisonné dans des bandelettes de fibres de verre, ressemblant à une momie. Je paniquais, Dimitri! s’exclame-t-il en fixant son garçon, les yeux grands ouverts. Je ne voyais pas d’issue à ma nouvelle condition d’homme suspendu. Pis encore, mon ventre me faisait de plus en plus mal. Il fallait que je sorte au plus vite de cette pièce. Je me suis donc rapproché de la porte de ma chambre. Mes bras et mes jambes se sont mis à glisser comme si je patinais sur une fine couche de glace. Arrivé au-dessus du battant, j’ai tendu un pied vers la porte. Je me suis senti, comment dire…

Jules se gratte le front et fronce le sourcil gauche. Dimitri, les bras allongés le long de son corps, tente de compléter, dans sa tête, la phrase de son père.

— … attiré vers le plafond, continue Jules, comme s’il y avait un affaiblissement du champ gravitationnel et que l’apesanteur m’entraînait en altitude. Je ne sais pas si tu… c’est peut-être pas très clair… comprends-tu? demande-t-il, hésitant.

— Oui, oui, ça va. Le professeur Tournesol parle de ça dans Objectif Lune, répond Dimitri. Alors, comment t’as fait pour redescendre?

Jules pousse un long soupir, prend son verre, avale la dernière goutte, celle qui reste dans le fond même après, croit-on, l’avoir vidé, et poursuit :

— Tu vas t’imaginer que je te mens, mais je le sais pas vraiment. Avec la douleur, la fatigue, le stress, la panique, tout, quoi, je me suis évanoui…

— Non! lance-t-il, en s’esclaffant.

— Arrête, c’est pas drôle! dit Jules, humilié. Quand j’ai repris conscience, j’étais étendu sur les lattes de bois, devant la porte de la chambre, et j’avais une grosse bosse sur la tête.

Le garçon rigole tellement qu’il verse quelques larmes. Il promène ses doigts sous ses yeux et tente de reprendre ses esprits, mais il se remet à rire en silence.

— J’étais pas au courant que mon père était cascadeur, se moque-t-il. La prochaine fois, oublie pas de porter un casque de vélo, ça t’évitera de te faire une poque. T’es-tu mis à saigner?

Vraiment, cet après-midi Dimitri se surpasse : crise de colère, impolitesse, sarcasmes. Jules est interloqué par l’attitude de son fils, lui qu’il connaissait si doux, compréhensif, peu enclin à la colère. Bien qu’il le trouve quelque peu effronté, il décide de ne pas le gronder.

— As-tu fini de te payer ma tête? réplique-t-il, vexé. Veux-tu le savoir ou non ce qui est arrivé?

— C’est bon, j’arrête, pauvre ti-papa.

— Donc, je me retire de la chambre, poursuit-il, me dirige vers les toilettes et là, mon ventre se met à me jouer des tours d’arrosage buccal et anal. Je t’épargne les détails… C’est dans cet état que je t’ai expressément expulsé, comme tout livreur d’enfant improvisé.

— D’accord… heu, d’où suis-je sorti?

Mal à l’aise, Jules évite le regard de son fils, qui laisse transparaître un évident scepticisme, s’intéresse aux aiguilles de sa montre et, muet, scrute l’écoulement des secondes. Il passe sa main dans ses cheveux, rabat son oreille droite, puis en caresse le lobe avec son index.

— D’où suis-je sorti? répète Dimitri, les sourcils froncés.

—  Ne ris pas. Je me suis encore, répond-il en baissant le ton, évanoui…

— Donc, tu sais pas d’où je suis…? redemande-t-il en le dévisageant.

— Non, avoue Jules, honteux. Mais, après tout, c’est un détail. L’important, c’est que tu sois là, ici, maintenant, avec moi, et que t’aies un père affectueux. C’est pas tout le monde, tu sais, qui a la chance d’avoir des parents qui les aiment.

— Des parents, quel excellent choix de mots! Justement, j’…

Anxieux, Jules, qui gratte sa barbe naissante, le coupe :

— Je voudrais terminer avant que tu me poses des questions qui me feront bifurquer de la trajectoire initiale de mon récit.

Il ne laisse pas l’occasion à Dimitri de manifester son consentement ou non et enchaîne :

— Comme tu sais, ce jour-là, je ne disposais que des consonnes pour construire mes phrases. Cela me semblait inconcevable de te prénommer par l’une d’elles. À l’école, les enfants se moqueraient de toi. J’ai donc jonglé avec les lettres de cet alphabet tronqué en quête d’un prénom masculin. Je n’ai jamais été très original, puis avec les obstacles du jour, vraiment, le défi était de taille.

Il s’arrête quelques secondes, frotte les paupières sous ses yeux avec le pouce et l’index, et reprend où il en était :

— J’en suis venu à la conclusion qu’il me faudrait personnaliser ton nom en inscrivant, en quelque sorte, ta date de naissance dans celui-ci. Tu es né le quatrième jour du mois; ton prénom devait donc débuter par la quatrième lettre de l’alphabet. En plus, tu es né en dé-cembre, d, tu saisis?

— Oui, oui. Mais ça règle pas le problème : les voyelles étaient hors d’usage! s’exprime Dimitri, en s’enfonçant davantage dans le divan et en redressant les épaules.

— Je suis pas mal plus débrouillard que tu penses, mon garçon, lance Jules d’un ton qui laisse deviner une certaine fierté. J’ai pris mes vieux vêtements de bébé que je gardais en souvenir dans une boîte dans le placard, je t’ai habillé chaudement et on est partis à la rencontre du système vocalique français. Rien de moins!

— T’avais pas peur de recevoir un coup de pancarte sur la tête? interroge-t-il, intrigué.

— Crois-tu qu’une voyelle peut rester insensible à la vue d’un nouveau-né? Hé, hé, j’ai plus d’un tour dans mon sac! s’exclame Jules, chantonnant. Rendu sur les lieux de la manifestation, j’ai apostrophé I. Je lui ai expliqué que j’avais besoin de lui pour te baptiser Dimitri. Tu devines, dès qu’il t’a aperçu, il s’est attendri. Il a même été ravi de nous aider.

— Aussi simple que ça? questionne Dimitri, ébahi.

Jules secoue la tête de bas en haut et pose sa jambe droite par-dessus son genou gauche.

— Encore trois questions. Ensuite, il faudrait penser à faire le repas, papa. I n’était pas étonné que je sois né ce jour-là parce que, comme tu dis, les cigognes étaient en grève?

— Bien sûr. J’ai tourné les coins ronds en te racontant ce qui s’est passé, autrement ce serait pas le souper que je m’apprêterais à préparer, mais le déjeuner, blague-t-il, souriant.

— Okay, mais mon prof dit que c’est pas vrai cette histoire de voyelles militantes.

— Écoute, je ne sais pas trop quoi te dire. Il ne devait pas être à Montréal ce 4 décembre, se hasarde Jules. Il voyageait peut-être. Fais une recherche sur Internet ou dans les archives journalistiques et tu verras que c’est documenté.

Hébété, Dimitri met sa main devant sa bouche, ne sachant que répondre. Et si son enseignant s’était trompé, et s’il avait accusé, à tort, son père, et si la réalité s’entremêlait à la fiction féconde de son enfantement…

— Mais, raisonne Dimitri, hésitant, pour qu’un enfant soit créé, il faut un homme et une femme, non? Alors, qui est ma mère?

Angoissé, Jules prend son verre et le pose sur ses lèvres. Il ne sent pas l’eau couler sur sa langue. Il place le verre devant ses yeux, en observe le contenu à travers les parois transparentes et se remémore l’avoir vidé précédemment. Il le dépose sur la table du salon, le reprend aussitôt et se lève.

— Bon, je sais pas pour toi, mais moi, j’ai vraiment faim, dit Jules. Un bon spaghetti vite fait, avec de la sauce à la viande de ton papa chéri, ça te convient?

— Papa… oui… mais j’aimerais savoir qu…

— Va faire tes devoirs pendant que je prépare le souper. Allez, hop! Je ne veux pas de protestations!

Jules disparaît dans la cuisine sans même jeter une œillade furtive à son fils. La tête débordante d’interrogations originelles, Dimitri se lève, déçu d’être à nouveau confronté au silence.[clear]

* * *[clear]

Ce soir, Dimitri est seul à la maison. Pour réussir à se séparer de son père, qui avait un rendez-vous chez le dentiste, il a prétexté avoir un terrible mal de tête. Jules lui a donné deux ibuprofènes, l’a embrassé et a quitté les lieux, un tantinet inquiet.

Profitant de son absence, le garçon se rive derrière l’ordinateur, dans l’espoir d’y recueillir des informations à propos de la manifestation des voyelles. Dès qu’il tape les mots « grève des voyelles + 4 décembre », une centaine de liens apparaissent. Il clique sur un site qui le redirige vers la vidéo d’un journaliste de Radio-Canada, commentant les événements. Cependant, aucune nouvelle quant au piquetage des cigognes. Blessé de s’être fait raconter, une fois de plus, des bobards, Dimitri n’arrive pas à comprendre pourquoi son père s’entête à nier l’existence de ses véritables géniteurs. Que peut-il tant redouter?

Il se dirige au salon pour appeler ses grands-parents. Impatient, il compte les sonneries, espérant ne pas tomber sur le répondeur. Alors que le message vocal commence à se faire entendre, la sonnette de l’entrée s’actionne.

Sa grand-mère entre, embrasse Dimitri, légèrement étonné de sa venue, et dépose son fourre-tout à ses pieds. Surprise de ne pas voir son fils, elle s’informe de son absence. Francine, qui est heureuse de pouvoir passer un moment d’intimité avec son petit-fils, l’invite à la suivre à la cuisine.

Il s’assoit sur une chaise alors que sa grand-mère retire un grand plat en plastique de son cabas. Elle enlève le couvercle, fouille dans l’armoire, en sort deux assiettes et des ustensiles, pose la vaisselle sur la table et coupe deux pointes de gâteau aux tomates, une recette transgénérationnelle. Dimitri savoure son dessert préféré en se félicitant d’avoir exagéré les désagréments causés par son mal de tête, ce qui lui a permis de ne pas rater ce moment de pur plaisir gustatif.

— Mamie, demande-t-il après avoir terminé son morceau, est-ce que tu veux me dire toute la vérité?

Sa grand-mère, interdite, le fixe droit dans les yeux, tentant d’y lire ses inquiétudes. Pour toute réponse, elle lui échevèle le toupet.

— C’est que, continue Dimitri, j’aimerais savoir qui est ma mère. L’histoire de la grève des cigognes, c’est une invention de papa. J’en suis certain.

Francine avale sa bouchée, dépose sa fourchette et met sa main sur celle de son petit-fils.

— Oui, je jure de dire toute la vérité et rien que la vérité, promet-elle en riant pour détendre l’atmosphère.

Elle prend une dernière fourchetée de dessert, savoure le délicieux mariage formé par le glaçage et le gâteau cuit à point. Dimitri chasse les miettes autour de sa bouche avec un essuie-tout.

— Mes réponses risquent de te décevoir, dit-elle en le regardant affectueusement. Jules a toujours été évasif avec ton grand-père et moi à ce sujet.

— Oui, mais un enfant, ça débarque pas comme ça dans la vie d’un homme! s’exclame Dimitri, stupéfait. Il doit bien y avoir une explication.

Sa grand-mère, qui ne sourit plus, remonte ses lentilles correctrices sur son nez.

— Il n’y avait pas de femme dans la vie de ton père. D’ailleurs, il n’y en a jamais eu à ce qu’on en sait, ton grand-père et moi. Il vivait seul, ici, quand tu es né…

Songeuse, elle s’interrompt, glisse ses doigts dans ses cheveux. Ses yeux s’illuminent.

— Là que j’y pense, poursuit-elle, dans cette période-là, Jules projetait de cohabiter avec son meilleur ami, Benoit. Un bon garçon. Intelligent, poli, toujours bien habillé pis pas désagréable à regarder! Ton père s’était lié d’amitié avec lui au cégep. Si ma mémoire ne me trompe pas, ils s’étaient connus dans un…

Francine se lève subitement et ajoute, traversant la cuisine d’un pas rapide :

—… un comité écologiste. C’est ben beau d’en parler… Attends minute. Je reviens.

Dimitri ne la retient pas. Il empile les assiettes et place les ustensiles par-dessus. Alors qu’il dépose les plats dans le lave-vaisselle, il entend des cliquetis provenant de la serrure de la porte d’entrée.[clear]

* * *[clear]

Dans le couloir, Francine, qui marche en direction de la cuisine tout en feuilletant un album photo, croise son fils, accompagné de Dimitri. Jules lui fait une accolade et l’invite à les suivre jusqu’au salon.

— Qu’est-ce que tu as là? demande-t-il en s’assoyant sur le divan.

— Un album photo que j’ai trouvé dans ton bureau. J’étais en train de parler de Benoit à mon petit-fils quand je me suis dit que ce serait une bien meilleure idée de le lui montrer en photo.

— Je veux voir, lance Dimitri, enjoué.

Alors que Francine tend le livre à Dimitri, Jules le saisit au passage. Il le pose sur ses genoux et l’entoure de ses mains.

— Benoit? Pourquoi? C’est quoi le rapport… avec Dimitri, bredouille Jules, confus.

— Mets-toi pas dans tous tes états, Jujules.

— C’est la fatigue, dit-il. Je pense que je vais aller me coucher. Se faire jouer dans la bouche durant deux heures, ça épuise son homme.

— Deux heures, comment ça?

— Une carie entre deux molaires, répond-il en se levant.

Il embrasse sa mère et son fils, puis disparaît dans sa chambre.[clear]

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Dans le portique, Dimitri tient le sac de sa grand-mère pendant qu’elle se chausse. Elle s’approche pour l’embrasser. Dimitri recule d’un pas.

— Mamie, sais-tu pourquoi papa est bouleversé? Pourquoi il ne parle plus à son meilleur ami?

— Quelques jours avant que Benoit emménage dans votre appartement, il a rendu visite à sa cousine qui demeure à Victoriaville. Il n’est jamais revenu, dit-elle en secouant la tête. Il a frappé un chevreuil et il est mort sur le coup. Ce genre d’accident, ça ne pardonne pas. Ton père était très proche de Benoit. Je crois qu’il ne s’en est jamais remis.

Francine sert son petit-fils dans ses bras et reprend son fourre-tout.

— Si j’ai voulu te parler de lui… J’avais pas l’intention de remuer de vieux souvenirs, ajoute-t-elle, sincère. En fait, c’est que… pour répondre à ta question, Benoit…

Elle marque une pause et baisse le ton :

— Il connaissait l’histoire de ta naissance et j’ai bien peur qu’il soit mort avec elle.[clear]

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La tête posée sur son oreiller, Dimitri repense aux paroles de sa grand-mère. La course d’un chevreuil a volé les mots de Benoit, ceux qui complèteraient son récit. L’histoire de sa naissance s’écrit dans le mutisme des lettres d’un alphabet en éclat. Tantôt les voyelles piquètent, tantôt elles sont écrasées sous le poids des consonnes, périssant dans la bouche ensanglantée d’un homme. Il ne reste que le silence pour témoigner de sa mise au monde. Résigné, Dimitri ferme les yeux.