[information]Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Forum interuniversitaire des étudiants en création littéraire », qui a eu lieu les 6 et 7 octobre 2016 à l’Université Laval.[/information] Il n’y a pas à douter de l’importance de la mère dans ce qui constitue la venue à l’écriture de nombreuses écrivaines. Mais le rapport mère/fille envisagé « comme une dynamique complexe qui se trouve à la source même de l’écriture au féminin » (1999a : 17), telle qu’énoncé par Lori Saint-Martin dans Au nom de la mère, m’a longtemps paru étranger à ma propre démarche. Il m’aura fallu attendre d’explorer une forme textuelle apparentée à la structure du langage établi entre ma mère et moi pour comprendre l’importance du maternel dans ma façon d’écrire. L’écriture discontinue, par fragments ou tableaux, celle se modelant à partir de la trace cicatricielle du bris de memoria, de la fracture langagière, du refus de parole, a forcé l’émergence de ce qui, dans ma pratique littéraire, demeurait en dormance. En ce sens, l’expérience des Variations Burroughs, la partie création de mon mémoire de maîtrise, publiée par la suite chez Druide, demeure révélatrice. C’est du discontinu, de l’émiettement, de la cassure et de la fragmentation que crée le silence, que la figure de la mère, jusque-là occultée de mes textes, est apparue. Avec Le cri de La sourde et autres marées, création de la thèse en cours, j’investis de nouveau le territoire du silence et de la fragmentation qu’il induit avec la conviction que du bris de memoria et du déni de transmission naît la nécessité d’une écriture de filiation.

Issus de la pratique du fragmentaire les textes du Cri de la sourde et autres marées varient en longueur, relèvent d’une démarche de fictionnalisation du soi, et se situent, par leur manière d’aborder le récit de la « parentèle », dans les sillons de Vies minuscules de Pierre Michon. La remontée du silence maternel au sein du volet création n’a pas pour but de rétablir les faits, mais de retrouver ce que je nomme l’alphabet des commencements, d’instaurer par la création littéraire un territoire mémoriel qui oppose une résistance à l’effacement et à la disparition.

Plutôt que d’imaginer une division par chapitres, le roman se partage en « marées » montantes, descendantes, étales, dans le but d’établir une continuité et un effet de mouvement. Deux segments portent l’intitulé « Grandes Mers ((Le terme exact est « Hautes Marées », mais les Gaspésiens, du moins ceux que j’ai connus, les désignaient ainsi.)) », une façon d’évoquer le phénomène naturel qui rythme les printemps et les automnes gaspésiens, et d’indiquer, du même souffle, des temps agités ou déterminants qui ponctuent la progression du récit. Composé de bouts d’histoires, de superstitions, de rumeurs, de disparitions et d’effacements, le paysage humain reconstitué tend vers un réalisme teinté de cette part de mystère qui transforme le passé le plus anodin en une sorte de fable lointaine. De ce fait, on y retrouve des mères et des filles avalées par les hautes marées du silence, échouées dans le giron de la mer, d’autres déterminées à remonter le cours des eaux, tels des saumons de l’Atlantique au temps des montaisons. La Sourde, personnage éponyme – affublée du surnom désignant son handicap –, coupée du monde extérieur, confinée à l’absolu silence, sert d’ancrage au récit. Mais le titre renvoie également à la mère qui fait « la sourde oreille », séquestre le langage initial, et impose un barrage à la transmission d’un savoir, à la perpétuation d’une histoire.

Les œuvres qui forment le corpus aux fins d’analyse se situent dans ce prolongement tant par la pratique d’écriture (fragments littéraires, écriture par tableaux) que par la reconstitution du lien mère/fille au sein du récit, en gardant en tête que le déni de langue, le refus de parole de la mère, désastreux sur bien des plans, demeure néanmoins à l’origine d’une création, d’un acte langagier identitaire, impuissant certes à recoudre le lien atrophié, trouble, rompu ou inexistant, mais susceptible d’agir tel un réservoir, et de s’imposer comme « déversoir » de mémoire et geste de filiation.

Dans le cadre des champs créatifs et réflexifs qui sont les miens, j’ai choisi d’accorder une attention particulière à la façon fragmentée d’écrire et en particulier au « je, langue, mère » de France Théoret qui illustre bellement le déchirement et la souffrance des rapports mère/fille. Cependant, j’envisage ce je-langue-mère à l’écart des sentiers psychologisants pour établir une équation entre la fracture langagière, la reproduction de la mécanique de la rupture, responsable du bris de memoria à l’origine d’une démarche littéraire, et son cheminement vers une œuvre de filiation.

Les œuvres retenues aux fins d’analyse se situent dans ce prolongement. Tout comme elle de Louise Dupré et Petites histoires avec une mère et une fille dedans de Marie Christine Bernard, deux huis clos sur la dyade mère-fille, illustrent bien l’attente d’un dire qui échoue à se dire. Cependant, en se limitant à ces deux explorations de la dyade, le danger s’avérait grand d’ignorer ce que je désignerai comme l’intelligence de l’écriture (ou du silence dans l’écriture) au cœur d’une démarche. Au sein de ma réflexion, en terme de création, la dyade mère-fille prend valeur de matériau. Un matériau propre à scénographier ces présences de l’absence que sont les mères dans les romans et nouvelles de Bernard. Une matière intimement liée au fil incassable de la douleur dans les poèmes, proses poétiques, nouvelles ou romans de Dupré. Dans les deux cas, bien au-delà de la figure de la mère, de la vision qu’en a la fille, l’échec à parvenir au dire, à affronter la dissémination de l’être fille-femme-mère demeure indissociable du silence ou de l’absence maternels.

Incontournable au sein de l’aventure dramaturgique de Tout comme elle, centrale dans la nouvelle Une bouteille à la mer, personnage secondaire dans La memoria et La Voix lactée, ou passante dans les recueils de poésie, la mère se faufile dans toute l’œuvre de Louise Dupré avec ses sursauts de déni de langage, de bris de mémoire, de refus ou de détournement de parole, d’enfermement, de repli, d’immobilisme et de silence. En filigrane, directement convoquée ou simplement évoquée, la mère demeure d’une troublante omniprésence.

A contrario, c’est par son omniabsence et son passage sous silence qu’elle se manifeste chez Marie Christine Bernard, comme si la figure de la mère n’était qu’une longue et persistante « syncope de l’absence pas encore une présence » (1999 : 17) pour emprunter à la poète Monique Laforce la beauté de l’image. Mademoiselle Personne, Monsieur Julot ou Autoportrait au revolver sont peuplés de mères mortes ou portées disparues. Dans les récits de l’auteure, leur absence hante l’esprit des vivants. Mères et filles de substitution se font gardiennes d’un silence mortifère ou libératrices de ce même silence.

Par souci de cohérence, je m’intéresse à la déconstruction des structures des ouvrages, semblable à la déconstruction mère/fille, pour saisir les fibres du tissu textuel dans ses coupes, ses broderies et ses déchirures. Je porte une attention particulière au champ syntaxique, au travail sur le langage, dans ses fractures, ellipses ou saccages, aux coupes franches et nettes, ruptures de ton, mises en exil d’une phrase dans la page, et aux silences, enfin à tout ce qui procède de la scénographie du texte.

Approcher les figures de la mère et de la fille chez Louise Dupré et Marie Christine Bernard nécessite de prendre en considération l’agencement du silence au sein de leur démarche. C’est porter une attention soutenue à la langue, à l’énonciation et à sa mise en mouvement, aux mots, répétitions, ou autres stratégies d’écriture, jusque dans la structure privilégiée pour certains ouvrages. Le silence dans les œuvres des auteures à l’étude dépasse la simple illustration du mutisme des mères et son désastreux effet sur les filles. Il procède de la mécanique scripturale, se saisit du temps, de l’espace, du récit et des personnages qu’il fragmente. Il investit les textes de traces et de signes de cassure mémorielle et langagière. Voilà pourquoi il m’apparaît essentiel de considérer la façon dont s’orchestre la constellation des silences dans ma démarche d’écriture autant que dans les œuvres retenues aux fins d’étude. Il ne s’agit pas de dresser un portrait douloureux des mères face aux filles (et inversement), mais plutôt d’initier une figuration qui témoigne d’un désir de contrer la cassure de transmission, de rétablir le continu dans le discontinu. Dans cet esprit, l’écriture s’investit d’un souffle de résistance à l’effacement de l’être-mère et, ce faisant, à l’effacement de l’être-fille.

La résistance à l’effacement loge au cœur des récits dits de « filiation » et des écritures de la modernité qui n’ont de cesse de creuser les non-dits, les échappées, dérives et manques dans la parole familiale pour tenter de renouer les fils de la mémoire en vue de sa transmission. Ce sont là des préoccupations contemporaines qui témoignent, suivant la réflexion de Laurent Demanze, d’une tentative de « dire des figures invisibles et de lever des silences » (2012).

Invisibilité et silences constituent deux pôles essentiels à ma recherche. Les propos de Dominique Viart et de Laurent Demanze y ont certes contribué pour une grande part. Cependant, deux ouvrages portant spécifiquement sur le silence m’ont permis de mieux comprendre ses effets dans le corps même de ma pratique, mais aussi dans les ouvrages à l’étude : Parole, mot, silence, de Pierre van den Heuvel et Au-delà du mot/Une écriture du silence dans la littérature française au vingtième siècle, de Annette de La Motte. Dans les deux cas, j’y ai reconnu l’articulation d’une fragmentation similaire à celle qui prévaut entre mère et fille, entre le bris de langage et l’écriture surgissant de ce bris.

Dans la partie de son essai, consacrée à une définition du silence, Pierre van den Heuvel insiste sur l’impuissance verbale. Qu’elle soit de l’ordre du discours quotidien ou qu’elle relève d’une stratégie de fiction, elle ne met pas seulement en lumière le sujet qui se tait, mais elle indique que l’on se trouve « en présence d’un lieu qui mérite l’attention » (1985 : 67). Selon lui, l’incapacité à dire, à révéler, « inscrite dans un discours dont le producteur est par excellence un “spécialiste” du langage » constitue un aveu qu’il qualifie de « plus haute importance » (Idem.) :

Vu sous l’angle de l’énonciation et dans sa relation avec l’oral et l’écrit, un tel silence est alors, en quelque sorte, l’acte de la non-parole ou du non-mot qui produit un manque dans l’énoncé. Ce vide textuel est évidemment signe au même tire que la parole : on sait bien que le silence « parle », que son « éloquence » joue un rôle capital dans la communication et qu’il peut être aussi « effrayant » que le cri. (Idem.)

Poursuivant sa réflexion, van den Heuvel insiste sur la valeur inestimable du silence et sur ses immenses possibilités d’expression dans l’écriture. Tout comme Blanchot avant lui, il considère que le silence contient ce qu’on ignore, ce qu’on retient ou hésite à révéler, et dit « aussi ce que la parole détruirait » (Ibid. : 68). Selon lui, c’est à titre de révélateur du caché que le silence agit.

Van den Heuvel en explore les contours, les mécanismes, la richesse, et rappelle que chaque écrivain possède sa propre conception du silence, une conception qui « se manifeste dans la pratique scripturale par une attitude qui correspond très étroitement à celle que l’auteur adopte à l’égard de la langue » (1985b : 69).

Le but de mon étude – et cela s’applique aussi à la partie création de la thèse –est de mettre en lumière de quelle manière les figures de mères, par leur présence autant que leur absence, agissent « en silence » dans l’écriture. De quelle manière encore silence, fragmentation et langage à la source du bris de memoria pavent la voie vers une écriture de filiation.

Perçu comme discours totalisant, le silence des mères, dans sa finalité, dans la distance qu’il impose, avec ses inévitables disséminations et éparpillements de langage, pourrait mener à l’irréconciliable expérience de la disjonction vouée à se répéter à l’infini. Et de ce fait à des écritures témoignages, dont on ne retiendrait que récrimination, perte et souffrance. Tenter de saisir l’inconciliable – dans le sens d’une différence assumée, d’un langage autre, plutôt que l’irréconciliable – s’avère une manière d’échapper au monstre de la totalité (tel que le conçoit Barthes) et à celui de la totalnité. Ce mot forgé par Jeanne Hyvrard dans La jeune morte en robe de dentelles sert à illustrer l’interdiction du dire et l’imposition d’un silence qu’elle désigne comme « la langue qui ne sert pas à parler, mais à empêcher de parler, le code qui occupe et annule l’espace de la différence » (1990 : 91). C’est précisément dans ce qui n’est pas immédiatement repérable du silence ou de l’absence maternels dans l’écriture que se glisse l’inconciliable de la dyade mère-fille, mais surtout l’ensemble des possibles de l’écriture issue de l’impossible langage.

Dans son étude de l’œuvre de Clara Janès, Nadia Mékouar-Hertzberg réfléchit à l’idée de visibilité de la mère dans l’écriture de la fille, de la séparation entre femmes d’écriture et mère à écrire. Pour elle, la mère n’a pas à être le sujet ou l’objet immédiat du texte. Il arrive qu’on la trouve « dans le secret du texte, dans son infrastructure, loin toujours, mais signe insistant d’un lien, d’une liaison qui est de l’ordre de l’invisible, de l’indicible, peut-être du clandestin » (2012 : 16). Et pourquoi pas du silence.

L’importance de la mère comme le souligne Lori Saint-Martin, « ne se limite pas, loin s’en faut, aux seuls niveaux événementiel et thématique » (1999b : 16). En absence ou en silence, et peut-être même surtout en absence et en silence, « quelque chose de la mère passe dans les textes de la fille leur imprimant forme, rythmes, substance » (1999c : 199).

Pénétrer les silences dans des univers littéraires de l’écriture du féminin invite à un regard sur la question du « je, langue, mère » dans ce qu’elle a de plus morcelé en admettant son indicible valeur filiative pour tenter de la rendre visible. Cela permet d’y déceler les signes précurseurs d’une écriture de transmission et de filiation vers sa concrétisation. Chez les auteures à l’étude, en font foi L’Album multicolore de Louise Dupré, récit né à la suite du décès de sa mère, et Matisiwin de Marie Christine Bernard, ouvrage inspiré de la culture autochtone et axé sur la lignée mémorielle des filles-mères-grands-mères. Dans ces deux parutions récentes, « s’écrire » se modèle à partir du silence et du danger d’effacement à même un langage perdu-retrouvé, et ses revenances, dans « la langue sans mots de la première mémoire » (1990 : 139) pour épouser la très poétique expression de Jeanne Hyvrard.

Finalement, dans le moins visible du projet de thèse s’inscrit le désir plutôt fou de voir les deux volets, créatif et réflexif, en terme d’œuvre de filiation. Filiation littéraire en ce qui concerne Le cri de La Sourde et autres marées. Contribution filiative à la recherche sur les écritures du féminin dans le volet réflexif.


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

 BERNARD, Marie Christine, Autoportrait au revolver, Montréal, Hurtubise HMH, 2012.

BERNARD, Marie Christine, Petite histoire avec une mère et une fille dedans, production théâtrale : le Théâtre CRI, mise en scène Émilie Gilbert-Gagnon, 2010.

BLANCHOT, Maurice, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980.

DE LA MOTTE, Annette, Au-delà du mot/Une écriture du silence dans la littérature française au vingtième siècle, Kiel, Ars Rhetorica, 2004.

DEMANZE, Laurent, « Le récit de filiation aujourd’hui » dans Écritures contemporaines,

Atelier de recherche sur la littérature actuelle, 17 mars 2012, [en ligne]. http://ecrit-cont.ens-lyon.fr/spip.php?rubrique39 (Page consultée le 12 septembre 2016).

DEMANZE, Laurent, Encres orphelines : Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre Michon, Paris, Librairie José Corti, 2008.

DUPRÉ, Louise, Tout comme elle, Montréal, Québec Amérique, 2002.

HYVRARD, Jeanne, La jeune morte en robe de dentelle, Paris, des femmes/Antoinette Fouque, 1990.

LAFORCE, Monique, Les spectateurs du silence, Québec, Loup de gouttière, 1999.

MÉKOUAR-HERTZBERG, Nadia, Une autre écriture de l’intimité/Les jardins et la labyrinthes de Clara Janés, Paris, L’Harmattan, 2012.

NICOLAS, Sylvie, Les variations Burroughs, Montréal, Druide, 2014.

SAINT-MARTIN, Lori, Le nom de la mère/Mères, filles, écriture dans la littérature québécoise au féminin, Québec, Nota bene, 1999.

THÉORET, France, Nous parlerons comme on écrit, Montréal, Les Herbes rouges, 1982.

VAN DEN HEUVEL, Pierre, Parole, mot, silence/pour une poétique de l’énonciation, Paris, Librairie José Corti, 1985.


Note au sujet du titre : Il s’agit d’un emprunt à Yves Vadé, « Coupes, broderies et déchirures » dans Écritures discontinues/Modernités 4, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1993. À mes yeux, ces trois éléments couvrent tous les aspects de ma démarche en création et en réflexion.