« Bienheureux les oublieux, car ils viendront également à bout de leur bêtise. »
– Friedrich Nietzsche (1874 : 126)

Je suis une âme esquintée.

Aussi insensible que ces humanoïdes.

Dès le premier jour naquit cet amour au fond de ma case. Telle une fatalité, sur celle-ci, son nom y était déjà inscrit.

Dans de particulières circonstances, on se fit présenter. Elle était triste et se sentait seule. Par le plus grand des hasards, ma main s’apposa contre son dos pour la rassurer. Depuis peu délaissée : j’en profitai, je fis feu.

Elle fut. À moi de la faire être à nouveau, me suis-je dit.

Incomparable.

Unique.

Ce ne fut que trop tard que je constatai mon erreur incurable.

Enfin, un soir de décembre, vers les neuf heures moins dix-huit, faisant fi de ces robots antipathiques, nous nous promettions cette perpétuelle sympathie dénommée amitié.

Les jours passèrent ; plus qu’amis, nous devînmes.

Les semaines se succédèrent ; amoureux, nous tombâmes.

En cette soirée où la Majestueuse Coupe fut en jeu, je fis timidement mon entrée. Saluant les parents, serrant la patte de Biscuit, je m’empressai de la suivre au sous-sol. Confortablement appuyée contre moi, visionnant la quatrième des cadences sanglantes, nos sourires se frôlèrent d’un brûlant abandon sous ce feu dévorant. Pour toujours, à jamais, je me souviendrai de ce soir où les Géants l’emportèrent. Couché près d’elle dans ce lit étroit, repensant à notre amour enfin reconnu, je l’embrassai çà et là sur son corps étendu.

Promesse après promesse, tel un héros de ces poèmes courtois, je lui chantai ces paroles monotones qui, comme un souffle chaud, parcouraient son cou tendrement.

Tous les soirs, envouté par Le Mur, je ne pus m’empêcher de me sentir prisonnier de cette douce torpeur.

Je pédalai entre ces prés fournis, alors que ces lampadaires admirables me suivaient, mile après mile, jusqu’à sa demeure. Des heures durant, nous discutions, couchés dans l’herbe humide, les yeux rivés sur l’azur anéanti par cet unique satellite.

Enfin, je croyais avoir réussi. Elle était.

Égoïstement, je fis d’elle ma proie. Un amour éternel, incessant, je l’arrachai de mon cœur sans craindre ce qui m’attendit.

À chaque plaie que j’ouvrais chez elle, mon souffle se fendillait. Plus faible de jour en jour, je gaspillai mon énergie à consumer ses sentiments entre mes tendres lèvres.

Son regard percutant, d’un vert céladon, son sourire ravissant, d’un brillant abandon, le poignard pénètre en moi gracieuseté Cupidon.

Simple hasard, horreur ou pure malédiction ?

Pour toujours, partageant ma solitude, se trouvera son fantôme en ma maison.

Lui faire face serait-il la solution ?

Je parcourus ce chemin, pédalant de plus belle, dans l’obscurité totale, inquiétante, irréelle. Jamais ce ne fut aussi difficile de la retrouver en cet immense labyrinthe assombri.

Laissant choir péniblement mon vélo sur le pavé asphalté, je m’empressai de toquer à sa fenêtre. Pas de réponse.

Absence ou inertie ?

Sur moi, son répit s’abattit.

Enfin, je compris.

Elle m’aima trop.

Elle ne m’aimait plus.

Le sable s’écoula grain à grain, jusqu’au moment où, enfin, je la revis.[/su_column]

Armée de son sourire malicieux, authentique, de ses yeux étincelants, magnifiques, contrairement à moi, elle vivait.

Cherchant l’étincelle dans ses quinquets ébaubis de bonheur, je ne la quittai pas du regard, jusqu’au moment où, enfin, les prunelles de nos yeux se marièrent l’instant d’un moment.

Le monde cessa de tourner.

Voilà la faille de nos vies dont le vif souvenir sera, à jamais, figé dans une incommensurable douleur.

Est-ce que cela a duré des heures, des minutes, des secondes ? Demandez à mon cœur qui battait au rythme sempiternel de ce féérique épisode.

Notre intime échange s’arrêta brusquement lorsque son mépris et sa haine ratissèrent mon amour.

Enfin, je compris.

Elle ne m’aimait plus.

Elle me détestait.

Nourrissant ces fourbes de mensonges illusoires, elle construisit une vengeance qui me parut éternelle.

Cumulant les déboires germant de l’espoir, durant trop de temps, je me racontai des histoires.

Moi, héros endêvé, j’espérai accomplir un retour triomphant, mais je m’effondrai à nouveau, fatigué de ces facéties téméraires.

Chaque fois où j’osai prononcer son nom, cela résonnait comme de l’automutilation. Sa rancune perfide se précipitait contre moi, plus féroce, plus cruelle, plus impitoyable à chaque fois.

Enfin, je compris.

Elle ne me détestait plus.

Elle me haïssait.

Jusqu’au jour où je ressentis une agréable pulsation, une chamade mortelle. Ce jour où elle annihila ses promesses barbares pour se faire pardonner ses erreurs immuables.

Ne pouvant faire autrement, le guerrier capitula. Depuis le temps que j’en rêvais, je déposai les armes et, pour elle, je fabulai.

En ce beau soir d’automne, veillée de la Toussaint, où se meuvent les Morts, la voilà qui s’agita.

Malheureusement, ses intentions étaient fallacieuses, artificielles, hypocrites.

Elle n’attendait que le bon moment pour chaparder mes pensées afin de planter le dernier poignard au cœur de mon âme esquintée.

Titubant, penaud, jusqu’au bas de l’escalier, me dirigeant hors de la maison, je heurtai pas à pas quelques corps figés maintenant tachés de mon sang.

Seul dans la rue, je marchai sanglotant et sanglant sous un rythme accablant.

Au sol, je déposai un genou. Observant pour de bon la Voie lactée, je sentis bouger près de moi.

Elle était là, éternelle ennemie, me prenant la main ultimement au funeste matin.

Malheureusement, ce n’était qu’utopie, car je la vis, à la fenêtre, m’observant furtivement. Une émotion traversa son regard, mais rapidement s’effaça.

Sans vouloir renvoyer sa mémoire à nos premiers souvenirs, le rêve de ma vie, à jamais, déguerpit.

Malgré ma poitrine meurtrie, une infernale chaleur s’empare de moi et la flamme reprend vie.

Les yeux fermés, je bénis ce souffle frais. Je respire mieux.

Enfin, je compris.

Elle ne me haïssait plus.

Elle m’oubliait.

Désormais…

Elle m’oublie.

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[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

NIETZSCHE, Friedrich, Considérations inactuelles II : De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie, Paris, Garnier-Flammarion, 1998 (1874).