Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Forum interuniversitaire des étudiants en création littéraire », qui a eu lieu les 6 et 7 octobre 2016 à l’Université Laval.

Journal, magazine, encart publicitaire, cinéma, télévision, écran de cellulaire : le monde contemporain est sans conteste un monde de l’image, une image obsédante, omniprésente, une image qui modèle et structure notre rapport au réel. En 1960, Gusdorf parlait déjà d’une « civilisation de l’image » qui, pour lui, venait supplanter une « civilisation de l’écriture », elle-même victorieuse d’une « civilisation de la parole » (1960 : 12-13). Pour l’essayiste Susan Sontag, il n’y a même aucune autre voie possible : « l’interprétation de la réalité s’est toujours faite par l’entremise d’images », entretenant entre l’Homme et son regard un rapport de dépendance auquel les philosophes auraient tenté, après Platon, de nous soustraire (1979 : 169). Il y aurait donc une certaine soumission à la loi de l’œil, le visuel étant un passage obligé qui nous permettrait d’appréhender notre réalité. Sontag rappelle qu’avec le mythe de la Caverne, Platon avait souligné le caractère trompeur des images. Il invitait l’Homme à la méfiance, à la distance critique. Sans parvenir à prémunir durablement l’esprit contre l’illusion de l’image, qu’on associait à la croyance, la philosophie vit au contraire les lancées de l’humanisme et du progrès scientifique s’essouffler dès le milieu du XIXe siècle, laissant place à une « nouvelle époque d’incroyance [qui] ne fit que renforcer la soumission aux images » (Ibid. : 169). Citant le philosophe allemand Feuerbach, qui décrétait déjà au milieu du XIXe siècle que l’ère moderne ne se souciait même plus de l’original des choses, lui préférant sa copie, Sontag félicite ainsi ironiquement une société où la « modernité » se mesure malheureusement à l’aune de sa voracité visuelle, et où « l’une de ses activités principales consiste à produire et à consommer des images » (Idem). Triste constat qui n’est pas sans rappeler un article paru sur le site Internet d’un grand magazine généraliste français, Ça m’intéresse, qui titrait en janvier 2013 : « L’espérance de vie gagnée depuis l’invention de la télé couleur, on la passe… devant la télé! » (Conquy, 2013). De quoi faire réfléchir sur notre rapport boulimique à l’image… Cette surabondance visuelle nous permet-elle encore de nous laisser toucher par ce que nous voyons?

Pour Didi-Huberman, certaines images peuvent être suffisamment fortes pour nous ébranler profondément, et aucune posture n’est alors possible devant elles : les images puissantes font passer le voir au-dessus du savoir (2008 : 7). La contemplation est ainsi pur abandon, l’image nous dénuant de toute culture, de tout savoir : « l’image nous dessaisit de nos certitudes » affirme Didi-Huberman (Ibid. : 6). Mais puisque « l’image ne vaut que pour autant qu’elle est capable de modifier notre pensée, c’est-à-dire de renouveler notre propre langage et notre connaissance du monde », il est nécessaire que cette contemplation puisse se dire, « malgré tout » (Ibid. : 7), qu’elle puisse se frayer un chemin du silence à la lumière. Et c’est peut-être là que se joue, finalement, la question de l’aura, chère à Benjamin, et qui relie écriture littéraire et photographie argentique. Le choix de lier, dans mes travaux, ces deux disciplines, tient en effet avant tout de cette parenté évidente entre deux disciplines qui naviguent en eaux troubles. Entre ombre et lumière, dit et non-dit, intimité et portée universelle, l’Image semble en effet incarner le paradoxe, cristalliser une dynamique de rapprochement constant entre deux pôles toujours fuyants, jamais définis : car « qu’est-ce à vrai dire que l’aura? Un étrange tissu d’espace et de temps : l’apparition unique d’un lointain, aussi proche soit-il » (Benjamin, 2012 : 39-40). L’aura serait ainsi cet entre-deux tissé de pertes et de retrouvailles que l’on nomme le poétique, et qui fait qu’un texte accède réellement au littéraire, c’est-à-dire à ce moment où il révèle enfin sa portion la plus sauvage et la plus vraie. En littérature, l’image est ainsi une notion que l’on rattache très rapidement à la poésie. Non pas qu’elle soit absente des autres genres littéraires – nous ne pourrions nier, par exemple, la force visuelle de l’écriture de fiction –, mais elle semble néanmoins s’y déployer presque toujours sous un certain climat poétique, que ce climat règne sur un roman, une pièce de théâtre ou un recueil de nouvelles.

Quiconque assiste à une séance de tirage photographique peut ainsi comprendre du même coup ce qui anime le processus d’écriture. C’est d’abord un espace parfaitement blanc. Vide. Un silence qui ressemble à la mort, mais qui offre la promesse d’une naissance. Peu à peu, sous les mains aimantes de l’artiste photographe, une image éclot, germe dans l’obscurité rougeâtre de la chambre, occupant le territoire visuel de la page.

Tout se passe de manière identique en écriture littéraire. On n’a d’abord qu’une simple page blanche – source d’angoisse pour bon nombre d’écrivains –, qui ne demande qu’à prendre vie. Une page qui appelle des mots. Puis un choix méticuleux de ces mots, un agencement de leurs sonorités, de leurs sens, de leurs textures. Des associations heureuses. Et l’image qui naît, enfin. Éclate comme un cantique au milieu du silence. Comme en photographie, où le tirage des bandes d’essai ne donne encore aucune interprétation de l’image, le premier jet d’écriture permet simplement de laisser éclore le langage sans le contrôler. La réécriture demande ensuite, au contraire, d’adopter un regard lucide sur la matière récoltée. C’est avec un grand soin que les choix éditoriaux sont apportés au texte. On le passe au crible du regard et de la voix : il faudra garder ce mot-là, retrancher celui-ci; ici, le texte gagnera à être déployé; là, on en dit trop, on tue l’image, on la dilue : elle prendre plus de force lorsqu’on l’aura ciselée.

C’est de façon similaire que le photographe considère chaque tirage. Par un travail de raffinement et de décantation, il vient peu à peu accentuer certaines zones de l’image, livrer une interprétation du négatif. Il procède, à l’agrandissement, au masquage de certaines zones dont il souhaite modifier l’exposition ((Dans le jargon, on parle en réalité de « maquillage ». Par ce procédé, on n’intervient que sur une zone de l’image : on conserve les éléments qui ont été révélés correctement dans la photographie essai; et on maquille, après une identification précise des besoins, ce qui doit être retravaillé. Deux sortes de maquillages différents sont alors possibles, que l’on nomme de la manière suivante dans le langage photographique : soit on « brûle » une zone de l’image, en l’exposant plus que les autres à l’aide d’un carton troué, pour la rendre plus sombre; soit on « retient », en occultant – avec la main ou une « badine » – la lumière sur certaines zones, plus ou moins larges, que l’on souhaite éclaircir.)).

Bien que constituant deux mondes bien distincts possédant chacun son langage, ses techniques, ses penseurs et ses esthétiques propres, des ponts peuvent être bâtis entre ces deux disciplines. Des analogies peuvent notamment être établies entre les processus créateurs pour « penser l’image, voir le texte », comme l’énonce si clairement la chercheuse franco-allemande Bettina Thiers, dans son essai du même titre sur les rapports entre histoire de l’art et littérature (2012). Dans le cadre de ma maîtrise en études littéraires, j’ai pu m’appuyer sur l’étude du poète Jacques Roubaud et de sa femme la photographe Alix Cléo Roubaud pour alimenter ma réflexion sur ces rapports étroits. Jacques Roubaud est un mathématicien et écrivain français qui a été très marqué par le surréalisme et qui faisait partie de l’OuLiPo. On lui doit notamment Le Grand Incendie de Londres (1989), mais aussi et surtout le recueil Quelque chose noir (1986). Ce recueil constitue en quelque sorte un point tournant dans l’œuvre de Roubaud, puisqu’il entame « un dialogue d’outre-tombe » (Montémont, 2002 : 24) avec celle qui l’a quitté trop tôt. Son épouse, Alix Cléo, décède en effet à 31 ans, aux balbutiement d’une carrière photographique marquée par une recherche esthétique très originale, ainsi que par les thèmes du corps et de la mort. Leur projet de créer un monde « biipsiste » (c’est-à-dire un monde inventé par eux pour eux, leurs deux consciences devenant le seul point d’ancrage dont tout doute serait exclu), écourté par la mort prématurée d’Alix Cléo, s’est en effet construit autour d’un dialogue intermédiatique qui permet de tisser de nombreux ponts entre leurs œuvres respectives. Chez eux, démarche artistique et vie personnelle mêlent alors leurs voix en une trame complexe par le biais de références internes, d’échos thématiques et autres jeux formels qu’il est très intéressant de documenter. Alix Cléo Roubaud tenait un journal qui permet heureusement de retrouver certaines clefs de lecture, ce qui permet de constater que, chez elle, la recherche de l’Image se nourrissait beaucoup du travail de son poète de mari, que cette recherche s’inspire de ce travail ou le place au contraire comme négatif photographique : « Impossible d’écrire, mariée à un poète » (Roubaud, 1984 : 126), écrit-elle dans son journal. Il faut ainsi trouver d’autres façons de dire le monde, de faire image, et chez Alix, c’est incontestable, cela passe par l’analogie.

Ayant compris que quelque chose d’essentiel se tramait là, j’ai alors choisi d’explorer cette piste lors de l’élaboration de la partie création de mon mémoire. J’ai ainsi décidé d’aborder les processus de création intermédiatiques sous cet angle analogique, établissant dans un premier temps ces rapports analogiques de manière intuitive, car il me semblait important d’expérimenter, d’interroger le processus de création lui-même, fût-ce en tâtonnant, plutôt que de conditionner l’expérience de mise en relation par des lectures théoriques. Ces lectures sont finalement venues dans un deuxième temps pour infirmer, compléter ou réorienter les premières recherches. Pour comprendre le rapport étroit entre photographie et poésie, un projet de recueil photo-poésie s’est donc rapidement imposé, et je suis allée chercher la collaboration de Pierre Barrellon, photographe et étudiant à l’Université Laval, qui pratique la photographie argentique depuis 2011. Pour tenter de cerner les différents enjeux du processus de création intermédiatique, ce projet de création à deux se devait d’expérimenter plusieurs méthodes de création. Bien qu’une écriture affranchie de toute considération académique et de toute exigence scolaire me paraisse de manière générale plus souhaitable, j’ai quand même joué le jeu du laboratoire et ai essayé de le mener avec la plus grande rigueur possible. Ne possédant pas encore de connaissances précises sur l’intermédialité avant d’entreprendre la phase d’écriture, j’ai néanmoins imaginé trois méthodes de création intermédiatique que mon collaborateur et moi-même avons peu à peu raffinées avant de les mettre à l’épreuve. Avant de présenter brièvement chacune des trois approches expérimentées lors de la production du recueil Empreintes, il est essentiel de préciser que mes travaux ont porté sur l’intermédialité dans un contexte de création. L’intermédialité a donc été abordée, d’abord et avant tout, comme un outil de création en amont. Elle n’a pas été envisagée comme un mode de réception, de compréhension de l’œuvre a posteriori, même si cette avenue d’analyse est également possible. Les éléments intermédiatiques qui subsistent de manière clairement identifiables dans le recueil final à l’issue du processus de création ne font donc pas partie de mon champ d’investigation. Il appartiendra à ceux qui souhaitent en faire l’analyse de se pencher plus avant sur la question. Je donnerai néanmoins un exemple concret de jumelage poème-photographie afin d’illustrer mon propos.

* * *

[heading style= »subheader »]1. Création dialogique[/heading]

Comme son nom l’indique, cette première méthode de création établit un dialogue entre les deux médias en présence. Le concept est simple : l’un des deux créateurs commence par produire, de manière autonome et selon les modalités qui lui sont propres, une photographie ou un poème. Il soumet ensuite cette création à l’autre créateur, qui élabore à son tour, avec le média qu’il maîtrise, une œuvre qui lui réponde. Dans son expression la plus simple, cette forme de création amène ainsi la photographie à illustrer le poème (ex. : le poème parle d’un oiseau et la photographie représente un oiseau). L’illustration peut se hisser jusqu’au second degré (ex. : la photographie représente un avion et le poème parle d’émancipation, de liberté), mais globalement, il s’agit pour la photographie d’illustrer le texte, et pour le poème, de proposer un commentaire de la photographie.

Le dialogue peut bien sûr reposer sur le sujet thématique – c’est l’option qui se présente le plus facilement. À partir du sujet proposé par l’autre créateur, il est possible d’extrapoler : s’il s’agit d’une photographie représentant un rocher, par exemple, il est possible de rebondir sur l’image pour explorer par l’écriture la dureté psychologique d’autrui, la parole démunie face au silence, l’intemporalité de certains sentiments. En bref, il est possible de reprendre les caractéristiques physiques ou la symbolique du rocher, et de l’illustrer par un texte. Mais ce dialogue peut aussi s’établir à un niveau plus formel : reprise de la structure (ex. : nombre de parties identifiables dans la photographie identique au nombre de strophes du poème), imitation de cadrage (ex. : poème polyphonique reprenant une photographie elle-même composée de trois photographies par un procédé de collage), etc.

Pour donner un exemple concret, voici un duo poésie-photo issu du recueil Empreintes et construit d’après la méthode de création dialogique. Nous avons donc la photographie suivante, qui a été réalisée sans idée préconçue par Pierre Barrellon, sur sa seule impulsion personnelle :

Photographie 1 — Pierre Barrellon, Palme (épreuve argentique, 10 x 10 po, collection privée. © Pierre Barrellon) Photographie 1 — Pierre Barrellon, Palme
(épreuve argentique, 10 x 10 po, collection privée. © Pierre Barrellon)

Si nous nous attardons plus en détail sur cette photographie, nous remarquons immédiatement sa composition particulière : trois feuilles rattachées à une tige, séparées par deux espaces de couleur noire. Dans l’écriture, il est possible de reprendre cet élément d’alternance dans la construction même d’un poème, ce que j’ai fait. Une répétition de l’un des vers a ainsi pu devenir cet « espace noir » identifié sur la photographie. Par ailleurs, bien qu’il soit possible d’affirmer que l’objet représenté est de nature végétale, l’image peut faire penser à un squelette de poisson. Tout le monde ne fait pas forcément cette lecture de l’image, mais c’est néanmoins une lecture qui est possible, chaque feuille devenant une arête et la dynamique même de l’image, avec sa diagonale bien assumée et son mouvement sagittal, imprimant au regard une direction et un élan qui évoquent la remontée des saumons jusqu’aux eaux premières.

Voici donc le premier jet d’écriture issu de telles considérations. J’ai retenu à la fois la structure répétitive de l’image et la thématique qu’elle semblait appeler pour moi :

c’est une pitié de te laisser filer dans ma mémoire comme un poisson froid toi qui ne t’es jamais arrêté sur ma bouche pour me rendre à moi-même dans le vert tendre des dragons

pourquoi la pitié

c’est une pitié de te laisser filer dans ma mémoire comme un poisson gris je rapatrie si peu de choses je trouve qu’il y en a toujours moins devant malgré la volonté qui s’arrache à la volette explose son ventre de fruit sous nos mains sans pression

pourquoi la pitié

c’est une pitié de te laisser filer dans ma mémoire comme un poisson creux j’aurais voulu te contempler pour le reste des secondes t’ancrer dans mes liquides

Reprenons maintenant ce premier jet, et reprenons aussi les deux éléments identifiés plus haut. Ces éléments apparaissent-ils dans le texte créé? Ont-ils été utiles à sa production? En relisant le texte, on peut voir qu’il y est bel et bien question de poisson (le mot exact figure dans mon poème), une thématique que j’avais consciemment choisi d’explorer. Mais on constate aussi que la thématique de la mémoire s’est manifestée (« je rapatrie si peu de choses »), de même que celle du retour aux sources, à l’eau natale (« t’ancrer dans mes liquides »). La thématique du poisson s’est donc approfondie en se liant à des thématiques connexes. Mon cerveau a sûrement procédé par associations d’idées : le mot « poisson » peut en effet symboliser les thématiques du manque et de l’oubli – on dit bien « avoir une mémoire de poisson » –, comme celle de la naissance (le fœtus est un petit poisson).

Si nous reprenons mon deuxième élément de contrainte, soit la structure, nous constatons que le poème comporte bien à son tour une alternance de strophes longues et de vers courts. Il est entré en résonnance avec la géométrie même de la photographie, qui est elle-même composée d’une alternance de pleins et de vides :

Sans titreComme on le constate, la structure du premier jet d’écriture a donc cherché à reproduire la structure de composition de la photographie, une décision que j’ai prise de manière volontaire. Mais ce qui est plus intéressant, c’est qu’une métaphore s’est opérée, sur le plan de la forme, à partir de la thématique du poisson et donc, par extension, de la mémoire, de la perte et de la fuite. La toute première image qui m’était venue en tête à la découverte de la photographie – à savoir cette image de squelette – devient ainsi plus compréhensible : car un squelette – la structure alternée du poème en est bien un – n’est jamais qu’un support de vie entre deux espaces de néant, qu’un objet concret et préhensible qui défie la perte (ou la fuite?) qui s’en vient.

Un dialogue s’est donc engagé entre la forme et le fond, entre la photographie et la poésie, ainsi qu’entre les éléments qui étaient conscients pour moi au moment de l’écriture et ceux qui ne l’étaient pas. La thématique même du poème aborde ainsi la question de la perte, de l’impossible fixation des choses et des êtres tout en interagissant de manière métaphorique avec la structure de l’image photographique. Cette méthode de création a donné naissance à un tableau de correspondances analogiques entre les paramètres de réalisation d’une photographie argentique et ceux de création d’un texte littéraire, que je partage bien volontiers (voir Annexe).

[heading style= »subheader »]2. Création médiatisée[/heading]

Après avoir expérimenté la création dialogique, Pierre et moi avons essayé de créer d’une manière qui fasse moins appel au lien logique. Nous souhaitions en effet trouver un moyen de mettre à l’épreuve l’intermédialité, d’en expérimenter les limites. Il nous fallait donc trouver un moyen de rester sous son champ d’influence tout en venant la défier dans ses règles et ses modalités d’exécution. Nous avons alors eu l’idée de convoquer un troisième média, la musique, pour pouvoir mettre une certaine distance entre nos deux médias de création respectifs. L’idée était de voir si le média tiers, qui s’interpose entre deux autres médias, permettait quand même d’établir entre eux un lien de sens intéressant. Une certaine parenté pouvait-elle exister entre deux médias sans que ceux-ci ne soient mis directement en présence? Le sens était-il une entité « traversante », qui aurait la propriété de se déplacer d’un média à l’autre, tout en conservant ses pouvoirs émotionnel, représentatif et sémiotique?

C’est à ces questions que nous souhaitions répondre, et nous étions curieux de tester une configuration intermédiatique « triangulaire ». Nous avons donc choisi deux albums de musique qui allaient nous servir de média tiers (Philarmonics [2010] de la chanteuse danoise Agnès Obel et Bon Iver [2011] de l’artiste Justin Vernon, connu sous le pseudonyme de Bon Iver). Le choix de ces albums était purement affectif, et ne relevait que de notre goût commun pour les mélodies simples et les orchestrations sensibles. Sans nous consulter quant à l’orientation de nos créations respectives, nous avons donc travaillé séparément. Chaque étape de la création soigneusement dissimulée à l’autre, nous avons mené un travail photographique et littéraire à la manière des funambules. Autour de nous, pas d’appuis stables. Aucun thème pour nous guider; aucune structure, aucune tonalité sémantique convenues ensemble. Seul fil conducteur, la musique envoûtante que nous gardions aux oreilles durant le temps de la création, par l’entremise de lecteurs mp3.

À l’issue de la période de création, nous avons constaté que la thématique de l’eau était présente tant dans les photographies que dans les poèmes. L’eau se retrouve en effet sous toutes ses formes, que ce soit à l’état de cascade, de glace, de marais (photographies), ou encore de « mers », de « puits » et de « soif » (poésie). Un tel état de fait est plutôt surprenant, si l’on se rappelle qu’aucune consigne de création commune n’a été convenue par les deux créateurs. Examinées sous cet angle, les ressemblances thématiques apparaissent très troublantes. Pourtant, il nous est peut-être possible de comprendre l’émergence de cette thématique si l’on se penche davantage sur la musique qui en a accompagné la gestation. Les photos et textes présentés ont en effet tous été créés à l’écoute de l’album Philarmonics. Si l’on s’arrête au dénominateur commun de ces créations, on constate que l’album d’Agnès Obel repose essentiellement sur un piano très « coulant ». Le piano recrée finalement dans l’œuvre d’Obel une ambiance aquatique, où les mélodies se suivent et s’écoulent sans accroc. Il est plausible que cette ambiance musicale ait pu influencer les créateurs et les ait orientés vers une expression où la thématique de l’eau s’imposait naturellement.

[heading style= »subheader »]3. Création immersive[/heading]

Enfin, en m’inspirant du phénomène physique de la capillarité – phénomène qui permet notamment la progression d’un liquide dans un papier buvard par le biais de fibres messagères –, j’ai voulu tester une situation de co-création dans laquelle les deux créateurs seraient soumis au même environnement sans pour autant communiquer sur leur création au cours du processus. Mon hypothèse était que les deux créateurs seraient alors soumis aux mêmes influences, aux mêmes ambiances, et que ce « bain sensoriel » — ces impressions – pouvait donner lieu à des expressions semblables. Le principe était finalement un peu le même que celui de la création médiatisée, mais il ouvrait un registre plus ample. Ce n’était plus seulement une musique, que les créateurs auraient en commun, mais un paysage, une gastronomie, une palette olfactive, une dynamique humaine… De plus, l’immersion complète dans un autre bassin de vie (en l’occurrence, Charlevoix) pendant un ou plusieurs jours permettrait aux créateurs, je le pressentais, de se couper de leurs repères habituels. Cela pouvait constituer un élément intéressant pour une création intermédiatique, remettant le lien entre les deux médias au centre de l’attention et de l’inspiration des créateurs.

À l’issue de la période de création, mon collaborateur et moi-même avons pu conclure que cette méthode de création a véritablement donné sa cohérence à l’ensemble du recueil par la pose d’une couleur charlevoisienne qui est venue unifier le recueil en constitution. Chaque photo, chaque texte semblait s’être « imprégné » d’un espace boréal où les traces du vivant se perdent sur la neige d’un désert septentrional. Nous avons également relevé l’apparition de la corporéité dans les poèmes recueillis, ce qui tient peut-être au fait que l’immersion fait appel à tous les sens du créateur, sollicite plus son corps, l’oblige à être beaucoup plus présent au monde et à lui-même lorsqu’il se plonge dans l’environnement qu’il a choisi d’habiter. Il en résulte que les poèmes ont acquis, par cette méthode de création, une dimension sensorielle beaucoup plus importante.

* * *

En conclusion, ces premiers travaux, dont je n’ai pu fournir ici qu’un survol sommaire, peuvent ouvrir la voie à d’autres recherches sur les processus analogiques de création intermédiatique, et bénéficier à plusieurs domaines du littéraire. En analyse, la vision analogique permet non seulement d’évaluer les œuvres sur le plan de l’analogie médiatique, mais aussi de faire des recherches sur l’influence des contextes de création, ce qui est particulièrement accessible lors de l’étude d’écrivains contemporains (voir à ce sujet le mémoire de Rosalie Trudel, Dans l’antichambre du poème : la pratique de la présence en écriture poétique [2017]). En création littéraire, l’analogie intermédiatique permet d’adopter les méthodes, les outils et les codes des autres médias pour créer d’autres réseaux de sens et d’instaurer une vision analogique du processus de création lui-même. Enfin, en enseignement de la création littéraire, il est possible d’inciter les étudiants à reprendre les modalités de création d’un autre art ou d’une autre technique artisanale; de proposer des exercices d’écriture inspirés des pratiques médiatiques du support vidéo, de la musique, de la photographie, etc.; et de décloisonner l’enseignement, plus largement, pour aller observer ce qu’il se fait ailleurs, dans d’autres champs disciplinaires et domaines du savoir.

Il est évident que les pistes de recherche présentées ici ne prétendent ni avoir fait le tour de la question, ni même l’avoir survolée avec la plus extrême des rigueurs scientifiques. Je me suis placée, tout au long de cette aventure, dans la peau d’une créatrice, et ne me suis donc livrée à ces expérimentations qu’à la faveur d’un jeu certain et d’un plaisir réel. J’ai été étonnée, malgré la posture adoptée, par la netteté de certains résultats. Des parentés extrêmement fortes entre la création photographique de mon collaborateur Pierre Barrellon et ma propre création poétique se sont rapidement manifestées. J’ai peu à peu compris qu’au centre de la création intermédiatique se trouve le mouvement de la conscience qui nous amène à être qui nous sommes réellement, et non pas à le feindre : « il ne suffit pas de comprendre rationnellement la “mécanique” du processus analogique. Il faut se laisser entraîner par lui, laisser les associations se créer selon les exigences du désir d’être et du besoin d’expression de la personne totale » (Pontbriand, 2004 : 175).


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

BENJAMIN, Walter, Petite histoire de la photographie, Paris, Allia, 2012.

CONQUY, Marie, « L’espérance de vie gagnée depuis l’invention de la télé couleur, on la passe… devant la télé! », dans Ça m’intéresse, janvier 2013, [en ligne]. http://www.caminteresse.fr/economie-societe/television-esperance-de-vie-mediametrie-1158708/ (Page consultée le 17 août 2016).

DIDI-HUBERMAN, Georges, « La condition des images », dans MédiaMorphoses, 2008, [en ligne]. http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/28239/Media
Morphoses_2008_22_6.pdf?sequence=1
(Page consultée le 6 octobre 2016).

GUSDORF, Georges, « Réflexions sur la civilisation de l’image » (1960), dans Les classiques des sciences sociales, 2014, [en ligne]. http://classiques.uqac.ca/
contemporains/gusdorf_georges/reflexions_civilisation_image/reflexions_civilisation_image.pdf
(Page consultée le 7 novembre 2015).

MONTÉMONT, Véronique, « Ce que l’œil dit au texte. Poésie et photographie chez Jacques Roubaud et Lorand Gaspar. », dans LittéRéalité, vol. XIV n°2, p.17-37, 2002.

PONTBRIAND, Jean-Noël, Les mots à découvert, Québec, Éditions de la Huit, 2004.

ROUBAUD, Alix Cléo, « Journal (1979-1983) », Paris, Seuil, 1984.

SONTAG, Susan, La photographie, Paris, Seuil, 1979 [1973].

THIERS, Bettina, « Penser l’image, voir le texte. L’intermédialité entre histoire de l’art et littérature », dans La vie des idées, 29 juin 2012, [en ligne]. http://www.laviedesidees.fr/Penser-l-image-voir-le-texte.html. (Page consultée le 6 octobre 2015).


Tableau 1 – Correspondances analogiques entre les paramètres de réalisation

d’une photographie argentique et celles de la création d’un texte littéraire

Paramètres de réalisation d’une photographie argentique : Paramètres équivalents
en écriture littéraire :

Rapport analogique pouvant
être établi entre les deux
paramètres médiatiques
(effets sur l’image) :
Contraste Mise en tension
(ex. : thématiques antithétiques, suspense narratif, oxymore, etc.)
Crée une tension interne

dans ou par l’image

Établit une hiérarchisation des éléments de composition de l’image entre eux, qu’ils soient d’ordre thématique, scénaristique ou sémiotique

Cadrage Point de vue narratifÉnonciation

Tonalité
(ex. : ironique, comique)

Établit le

champ/hors champ de l’image

Luminosité Tonalité
(ex. : tonalité lyrique, tragique)
 

Donne sa « couleur » générale à l’image
(bien qu’il puisse sembler étrange de parler de couleur pour la

photographie noir et blanc)

Donne une première

impression de l’image

(joie, paix, colère, menace, etc.)

Grain Sonorité
(prononciation, allitérations,assonances, rimes, etc.)
Apporte de la texture à l’image
(musicale pour l’image littéraire /visuelle pour l’image photographique)
Résolution Richesse du vocabulaire
(précision lexicale)Développement de l’image(ex. : métaphore filée) ou du scénario
Définit mieux l’image
Colorimétrie
(ne s’applique pasau noir et blanc)
Niveau de langue

(registre grossier, soutenu, etc.)

Donne de la précision à l’imageDéfinit mieux l’image
Focus Intelligibilité du propos

Clarté de l’image

 

Explique l’image

 

Suggère l’image

 

Favorise la force de l’image

Géométrie  

Structure du texte

 

Disposition typographique

 

Sonorité

(allitérations, assonances, rimes)

 

Récurrence

(anaphores, répétitions, rimes internes, etc.)

 

Établit les points d’entrée de l’image

(modalités d’apparition,

dans le temps et l’espace)

 

Établit l’architecture de l’image

Propreté Correctiontypographique – orthographique grammaticale – syntaxique
(ex.: absence de coquilles, de fautes)
Justesse
(suppression des mots superflus,écriture sentie)
Purifie l’image

Améliore la lecture de l’image

 

Augmente la force de l’image

Composition Style Donne du caractère à l’imageConstitue un parti pris du créateur

Établit un lien de filiation entre le créateur et son image

Assure, par la combinaison unique de tous les paramètres précédents, un équilibre entre intelligibilité et caractère de l’image de même qu’entre le fond et la forme de l’œuvre créée.