[information]Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Forum interuniversitaire des étudiants en création littéraire », qui a eu lieu les 6 et 7 octobre 2016 à l’Université Laval.[/information] Dans le second chapitre – essayistique – de mon mémoire de maîtrise ((Étienne Bergeron, « Tu nous as caché les rivières, suivi de Rencontres spéculaires et incarnation : l’écriture du corps dans Son frère de Philippe Besson », mémoire de maîtrise, Département des lettres et communications, Université de Sherbrooke, 2015.)), j’ai souhaité sortir l’œuvre de Philippe Besson pour me positionner en marge des textes, de façon à réfléchir à l’acte créateur lui-même, c’est-à-dire non pas à comment le corps prend sens dans l’écriture par l’entremise de la corporéité des personnages, mais bien comment il accède au sens par l’acte d’écriture de l’écrivain lui-même. Je me suis donc intéressé au contexte de production des œuvres – la poïétique –, à la façon dont l’expérience somatique de l’écrivain sert de matériau (conscient ou non) dans l’acte d’écriture. Ainsi, quelles sont les incidences du vécu de l’écrivain sur celui de ses personnages ou, en d’autres mots, quel est le rapport entre le corps de l’écrivain – en tant que source d’inspiration et d’imagination – et le texte en train de s’écrire? Quelles sont les modalités de passage de l’expérience vécue du corps vers l’écriture?

Le problème de cette démarche est qu’elle est difficilement mesurable, en ce sens qu’elle relève principalement d’un travail inconscient chez l’écrivain. Mon but n’a donc pas été d’établir des liens directs entre le corps de l’écrivain Philippe Besson et le corps de ses personnages, comme si l’un et l’autre s’équivalaient; cette analyse subjective n’aurait mené à rien de bien pertinent. Par contre, ce qui m’a intéressé dans l’œuvre de Philippe Besson, c’est qu’il y met souvent en scène des personnages d’écrivain. Partant de ce constat, j’ai donc souhaité rassembler ce que ces personnages disaient à propos de leur propre travail d’écriture, ce qu’ils tenaient comme discours concernant ce rapport entre leur expérience corporelle personnelle et leur écriture. Puis, j’ai aussi cherché des échos du même ordre dans le discours de Philippe Besson lui-même, non pas pour en tirer des règles d’écriture, mais plutôt de façon à l’envisager comme point de départ à ma réflexion.

Je l’ai déjà mentionné, les personnages d’écrivain sont récurrents dans les romans de Philippe Besson : trois textes fictionnalisent un écrivain réel (Marcel Proust dans En l’absence des hommes, Arthur Rimbaud dans Les Jours fragiles et Raymond Radiguet dans Retour parmi les hommes), et deux ont pour protagoniste une figure de romancier fictif (Louise dans De là, on voit la mer et Lucas Andrieu dans Son frère). Dans tous les cas, les écrivains portent une grande attention à leur corps, lequel est aussi au centre des thématiques des romans qu’ils sont en train d’écrire. Leurs expériences somatiques (que ce soit en lien avec le vieillissement, le désir, la maladie, etc.) nourrissent leur imaginaire, et influencent par le fait même directement les textes qu’ils écrivent. À ce propos, le psychanalyste Didier Anzieu affirme que

la création d’une œuvre déterminante pour son auteur renvoie toujours à un moment critique de sa vie corporelle : de façon endogène, au passage de l’adolescence à la jeunesse, à la maturité et à la vieillesse, ou, de façon exogène, aux ruptures de son environnement, telles que le décès d’un proche ou le départ d’un pays, autrement dit aux bouleversements de l’environnement humain et naturel dans lequel s’inscrit son corps (Dirkx, 2012 : 59).

Pour le personnage de Louise, par exemple, c’est la relation adultère qu’elle a avec le jeune Luca qui l’inspire pour son roman : « Elle revient vers le salon, la table d’écriture. Aussitôt, elle écrit ça : le corps étendu, après la sensualité, le corps repu. La scène finira dans un roman. Rien n’est perdu. Tout lui sert. » (Besson, 2013 : 54) En fait, observer les corps qui l’entourent est, pour elle, une source intarissable d’inspiration : « quand l’écriture ne surgit pas, elle va marcher sur le front de mer pour voir les hommes. Écouter leurs voix, leurs interpellations viriles, leurs murmures, leur ahanement, et même leurs silences têtus. Sentir leur odeur, celle de l’effort ou celle du large. » (Ibid. : 24) Dans le roman Son frère, c’est la maladie du frère qui impose le geste d’écriture à Lucas Andrieu :

Depuis six mois, lorsque je m’assois devant le clavier, c’est de la maladie dont je souhaite parler, c’est d’elle uniquement dont je puis parler. Alors, j’ai fait ça, abandonner le roman en train de se faire, et j’écris à propos de Thomas, je raconte la vérité pour la première fois, je suis dans le réel. J’ignorais que les mots pouvaient dire le réel. (Besson, 2001b : 76)

Didier Anzieu insiste sur cette importance de l’inconscient dans le geste créateur. En effet, selon lui, la compréhension de la poïétique d’un écrivain ne peut faire l’impasse de l’analyse de l’inconscient articulé « au corps, réel et imaginaire [du créateur], à ses pulsions, à ses fonctions, aux représentations d’abord sensorimotrices et secondairement verbales que s’en font certaines parties de l’appareil psychique » (Anzieu, 1981 : 11). Plus encore, il semble que « [t]oute œuvre – même celles qui ne cherchent pas à tendre vers le réel – [soit] parcourue par le corps du créateur, inconscient dont il ne rend compte qu’indirectement, via son expression subconsciente dans l’œuvre » (Dirkx, 2012 : 58).

On dit parfois que l’« écriture est un miroir […] où se projette l’homme » (Melchior-Bonnet, 1994 : 134), au sens où elle serait une façon pour l’écrivain de se confronter à soi-même. Et cela particulièrement dans le cas des textes qui sont réunis sous l’étiquette des écritures de soi, mais pas seulement. En effet, tout type d’écriture qui tente de raconter le réel passerait par cette immanquable recherche de significations à même sa propre expérience. Dans le cas de l’écriture, c’est un regard intérieur qui est sollicité, une réflexion intime et profonde sur soi. Car, ce qui apparaît, c’est que l’écriture réaliste est, plus que toute autre, codifiée, représentée par des normes, des habitus. Pour bien faire « apparaître » phénoménologiquement les personnages sur le papier, il faut reconduire ces codes, les observer, d’abord, puis les retranscrire sur le papier. Autour de l’idée du corps plus précisément, nous trouvons là des échos à la notion anthropologique de « technique du corps » de Marcel Mauss, c’est-à-dire « la façon dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps » (Mauss, 1950 : 365). La façon que nous avons d’utiliser le corps humain relève d’une construction sociale et d’une éducation, d’une codification transmise. Dès sa naissance, « il est […] un corps interprété, un corps de langage, lié au programme d’une société et, donc, d’emblée une surface d’inscription, un texte » (Oberhuber, 2012 : 14). Mauss donne l’exemple, entre autres, des positions de mains, affirmant que le fait que quelqu’un se tienne à table les coudes au corps ou qu’il les abatte en éventail sur la table est significatif de l’identité et des origines d’une personne :

Ces “habitudes” varient non pas simplement avec les individus et leurs imitations, elles varient surtout avec les sociétés, les éducations, les convenances et les modes, les prestiges. Il faut y voir des techniques et l’ouvrage de la raison pratique collective et individuelle, là où on ne voit d’ordinaire que l’âme et ses facultés de répétition. (1950 : 368-369)

Aujourd’hui, plus que jamais, le corps est devenu une matière lisible, un texte influencé par les phénomènes sociaux et culturels, une matière faite de symbole, un objet de représentations et d’imaginaires. Ses techniques étant intégrées à nos vies et donc inconscientes, il est du devoir de l’écrivain de les repérer, de les déchiffrer et de les transposer sur le papier par souci d’authenticité.

Car il y a aussi un rapport important à l’authenticité dans l’écriture, qu’un texte soit autobiographique ou complètement fictif; soit on y témoigne du réel, soit on s’en inspire pour le manipuler et lui faire dire autre chose. Dans le cas des écrivains à l’intérieur de l’œuvre de Besson, on remarque qu’ils se servent tous, dans une certaine mesure, de leur vécu et de leur expérience comme matériau de base à l’écriture. Par exemple, lorsque le mari de Louise lui demande si elle parle de lui dans les livres qu’elle écrit, elle dit :

“Non, ce n’est jamais toi, jamais entièrement toi, ce sont juste des morceaux, des éclats, des moments de toi, et après j’ajoute, je retranche, je transforme, et à la fin, ce n’est plus toi. […] Mais c’est pareil pour moi, à la fin je ne me reconnais plus moi-même, et c’est cela la finalité exacte de l’écriture : ne plus se reconnaître soi-même, c’est la plus éclatante des victoires, c’est la mesure de la réussite.” (Besson, 2013 : 101-102)

Même si elle ne raconte pas sa vie à proprement parler dans ses livres, il n’en demeure pas moins qu’elle s’en inspire, y puise « des morceaux, des éclats, des moments » qu’elle réutilise pour construire ses fictions, selon l’idée que nous n’écrivons jamais aussi bien que ce que nous connaissons nous-mêmes. Elle est alors confrontée à elle-même et à son vécu dans un retour vers soi qui lui permet de retrouver des gestes, des sensations, un langage particulier du corps qu’elle peut ensuite transposer à l’écrit dans une mise en discours de l’expérience qui soit authentique. Puis, dans un second temps, elle transforme le réel jusqu’à ne plus le reconnaître, jusqu’à ce que la réalité devienne fiction. Le personnage de Marcel Proust, dans Retour parmi les hommes, partage aussi cette idée que « la littérature réinvent[e] la vie » (Besson, 2011 : 158). De la même façon, Raymond Radiguet, parlant du roman qu’il a écrit (qu’on devine être Le Diable au corps), explique à Arthur :

“Il faut que je te dise : il y a un peu de vrai. J’ai été amoureux d’une femme à la fin de la guerre. Elle s’appelait Alice. […] Mais Marthe, l’héroïne du roman, n’est pas Alice. Il serait trop commode de penser qu’elles sont la même personne.” (Ibid. : 158)

Même dans la fiction, donc, il y aurait un rapport à soi très étroit entre l’écrivain et les personnages qu’il crée. Arthur, le narrateur de Retour parmi les hommes, affirme que « c’est le propre des écrivains que d’être à ce point dans le dédoublement, et de mentir si bien » (Ibid. : 176). Ainsi, même lorsqu’il écrit de la fiction, l’écrivain ne peut échapper à la tentation inconsciente de créer des doubles de soi, aussi distordus soient-ils, ce qui ramène l’idée que l’écriture n’est qu’un miroir (fidèle ou non) de soi : l’écrivain ne peut faire abstraction de soi, de sa sensibilité et de son inconscient lorsqu’il écrit. C’est ce qui fait la singularité de l’écriture, la « voix » de l’écrivain. À ce propos, la narratrice des Jours fragiles, en parlant d’un texte écrit par Arthur Rimbaud, son frère, dit : « Je reconnais l’intonation de sa voix dans le rythme des phrases. Comme j’écoute sa respiration dans la distance entre les mots. » (Besson, 2004 : 69) En ce sens, l’écriture ne peut-elle pas être envisagée comme une extension de l’écrivain et de son corps, au même titre que, comme le proposait Paul Schilder, « [t]out ce qui sort du corps ou en émane – la voix, […] l’odeur, […] – continue à faire partie de l’image du corps » (1935 : 229)?

En effet, « il y a, dans la création d’une œuvre d’art ou de pensée, du travail d’accouchement, d’expulsion, de défécation, de vomissement. Le créateur travaille au corps à corps le matériau qu’il a choisi, tout comme la création lui arrache souffrances, aveux, désarticule ses jointures. » (Anzieu, 1981 : 44) Un des lieux communs de la création est d’y voir une métaphore de l’enfantement : l’écrivain accouche de son œuvre comme d’un enfant (un double de soi), telle une trace qu’il laisse de soi-même dans le monde, un héritage. Plus encore, il y aurait aussi tout un rapport de dédoublement dans le geste créateur entre le Moi idéal (le personnage-héros) et le Moi conscient (l’auteur-narrateur) : « Entre les objets internes inconscients et les objets extériorisés dans l’œuvre fonctionne une réalité psychique intermédiaire, particulièrement observable chez le romancier, et qui est un double imaginaire préconscient » (Ibid. : 64). Il y a un rapport fantasmatique inconscient dans l’écriture, un témoignage de soi qui passe par l’incarnation (à travers la création de personnages) de son univers mental inconscient.

Toute œuvre est ainsi parcourue par le corps du créateur : c’est l’inconscient de l’auteur, réalité vivante et individuelle, qui donne au texte sa vie et sa singularité. Le rôle que joue la personnalité profonde des écrivains, en particulier leur rapport au désir, souffle premier de la création, a son importance. Francis Berthelot, par exemple, avance que, souvent, le corps de l’auteur transparaît sur les deux plans à la fois : thème et écriture. Il se réfère ainsi à une réflexion de Starobinski, qui prend Flaubert en exemple pour illustrer cette dynamique créatrice :

On sait, à lire la correspondance et les textes “autobiographiques” tout ce que Flaubert a pris de sa propre expérience (du désir, de l’illusion, du corps), pour l’attribuer à Emma […]. Flaubert figure dans le corps d’Emma des sensations qu’il a éprouvées lui-même; et il éprouve dans son corps les sensations qu’il a figurées dans la subjectivité charnelle d’Emma. (Berthelot, 1997 : 179)

Dans En l’absence des hommes, le personnage de Marcel Proust dit : « Raconte-t-on jamais autre chose que sa propre histoire? » (Besson, 2001a : 103) En effet, ne gagnerait-on pas à relier la poétique d’un écrivain et la façon dont celui-ci envisage le corps en général et le sien en particulier? Il n’est pas question ici de témoigner de l’existence et du corps à la façon d’une autobiographie, mais bien plutôt de s’en inspirer, de se servir de son expérience, de reproduire des sensations, d’attribuer des expressions corporelles vécues aux personnages créés, même s’ils se situent loin de nous-mêmes par souci de vérité. L’écriture est la transposition sur le papier d’un regard particulier et subjectif, celui d’un écrivain sentant et désirant. Il s’agit alors de transmettre une perspective sociale et culturelle du corps à ses personnages, comme on le ferait avec un enfant, observe Marcel Mauss : « Au quotidien, l’enfant, mais aussi l’adulte, imite des actes qui ont réussi et qu’il a vu réussir par des personnes en qui il a confiance et ont autorité sur lui. […] L’individu emprunte la série des mouvements dont il est composé à l’acte exécuté devant lui ou avec lui par les autres. » (1950 : 369) Il y a donc un rapport mimétique inconscient entre l’écrivain et ses personnages-progénitures. À ce propos, Besson dit : « Moi, je cherche à capter, à retenir les instants, à retrouver des sensations, des émotions que j’ai pu vivre, ressentir. L’écriture, c’est cela, rien d’autre. » (Aubonnet, 2002) Il précise :

Ma vie n’est pas dans mes livres. En revanche, évidemment, mon intimité y figure, en filigrane, dans les interstices. On ne peut pas écrire en faisant abstraction de ce qu’on est profondément. Ce serait impossible, cela supposerait une schizophrénie totale, une distance à soi proprement sidérante. Par conséquent, mes romans portent quelque chose de moi, mes obsessions, mes désirs […]. (Biblioblog, 2008)

La passion de l’autre anime l’écriture de Besson, jusqu’à le transporter en d’autres corps qu’il fait fictivement se mouvoir et parler : « Je suis […] venu à l’écriture parce que […] [j’]ai voulu devenir un autre, plusieurs autres, que je ne suis pas ((Cette affirmation n’est pas sans rappeler la phrase que scande le protagoniste de La divine illusion de Michel Marc Bouchard : « J’aime le théâtre parce que ce n’est pas ma vie. » (2015 : 11) )). » (Idem.) Ce déplacement qui lui permet d’emprunter pour un temps le regard d’autrui ne peut faire autrement que de le renvoyer à lui-même et à sa propre réalité corporelle. C’est, en somme, ce face-à-face réflexif que génère l’écriture des romans, qui enclenche le geste d’écriture chez Besson. Il s’incarne dans ses personnages et vit leur histoire par procuration : « J’ai tendance à endosser complètement la peau de mes personnages. Un peu comme un comédien qui interprète un rôle » (Laurin, 2007).

L’écrivain est, en effet, assez près du comédien dans la façon qu’ils ont, tous deux, de construire des personnages qu’ils vont incarner soit par écrit, soit sur scène ou devant la caméra : le processus est sensiblement le même. « Je ne raconte pas ma vie dans mes livres – même si on écrit forcément à partir de sa propre intimité, de sa névrose, de ses souvenirs, tout ça », dit Besson. « Quand j’écris mon roman Un garçon d’Italie, [par exemple,] j’adorerais être Luca, j’adorerais être Anna, ou Leo. » (Bissonnette, 2004 : 50) En effet, l’écriture est, pour l’écrivain, « un espace de jeu entre ce qu’il est et ce qu’il n’est pas, une scène de théâtre où il peut essayer des identités fictives. » (Merlchior-Bonnet, 1994 : 166) C’est pourquoi, dans son roman Casting : Victor, le romancier et dramaturge Simon Boulerice fait dire à son protagoniste-acteur, qu’il « [a] l’impression de prêter [s]on corps à la fiction, comme un médium accepte d’être possédé par un esprit, le temps de libérer sa parole. » (2015 : 43) Autant dans le travail de l’acteur que celui de l’écrivain, il y a une recherche, une exploration qui doit être faite en amont à même son propre corps, de façon à incarner lui-même le personnage en train de s’écrire, à le faire « vivre », le faire « exister » d’une manière crédible. C’est ce qui expliquerait que le processus de création soit aussi similaire entre ces deux disciplines. À ce propos, Maurice Merleau-Ponty propose une réflexion intéressante :

L’auteur ne donne pas à l’acteur un personnage auquel il n’ait qu’à adhérer, mais un rôle, de quoi construire un personnage […] : l’acteur ne sait pas encore comment il jouera son personnage. Il trouve certaines expressions qui correspondent à son intention; une attitude qu’il reconnaît comme étant celle qu’il cherchait; il lui arrive de trouver dans un détail tout un style d’être; il apprend à moduler un certain langage qui est celui de son personnage. L’acteur se fie à son corps exactement comme le peintre se fie à son corps quand il dessine; l’expression rencontrée dans la rue que l’acteur reconnaît comme appartenant au même style que celle du personnage à jouer, suppose une opération du même genre. (2001 : 561)

De la même façon que l’acteur ou le peintre, l’écrivain se réfère à son corps et aux corps qu’il côtoie et observe quand il écrit. Comme l’acteur, l’écrivain n’a au début qu’un personnage aux contours indéfinis en tête, un archétype (un rôle); il ne sait pas comment l’écrire, comment l’incarner sur le papier, tout comme l’acteur ne sait pas comment le jouer. C’est en observant les gens autour de lui, en s’observant lui-même, qu’il arrive à trouver des expressions, des attitudes, de gestes qu’il pourra mettre en discours pour donner vie à son personnage, le faire apparaître et le rendre crédible : « Ce que j’apprends à considérer comme corps d’autrui est une possibilité de mouvements pour moi », dit encore Merleau-Ponty. « Nous pouvons dire alors que l’art de l’acteur n’est que l’approfondissement d’un art que nous possédons tous, mon schéma corporel se réfère au monde perçu, et aussi à l’imaginaire. » (Ibid. : 562) C’est pourquoi « le corps et l’écriture ne sont pas dans un rapport simplement représentatif (de l’ordre du représenté/représentant), mais dans un rapport mimétique ou métaphorique » (Deneys-Tunney, 1992 : 19) : comme l’acteur qui prête son corps à son rôle, l’écrivain prête son corps à ses personnages durant le processus d’écriture en lui prêtant sa sensibilité.

Ce phénomène peut amener l’écrivain à partager ce questionnement formulé par Merleau-Ponty, à savoir : « comment décrire, tel que je le vois de ma place, ce vécu d’autrui » (1964 : 25) que demande la création des personnages? En effet, ce personnage que je fais exister sur le papier, « cet autre qui m’envahit n’est fait que de ma substance : ses couleurs, sa douleur, son monde, précisément en tant que siens, comment les concevrais-je, sinon d’après les couleurs que je vois, les douleurs que j’ai eues, le monde où je vis? » (Ibid. : 26) Ainsi, soit l’écrivain partage sa perception du monde avec ses personnages, soit il s’en éloigne (selon le degré de fiction auquel il s’adonne); dans les deux cas, par contre, son expérience demeure le référent de départ à partir de laquelle il peut créer. La subjectivité de l’écrivain transparaît immanquablement dans son écriture.

En somme, l’acte d’écriture peut être envisagé comme une activité de projection de l’écrivain vers un autre soi-même corporel (le personnage), ce qui lui permet une recherche inconsciente, un retour vers soi qui mène à une nouvelle compréhension de soi, de son corps et d’autrui. Il y aurait donc aussi, dans la création, un « travail d’ordre psychanalytique que mène l’écrivain à travers son œuvre, considérée alors en tant que corps non seulement symbolique, mais symptomatique » (Dirkx, 2012 : 72), voire un rapport spéculaire, alors que l’écrivain se projette et se dédouble imaginairement dans ses personnages qui, tout en étant « autres », possèdent immanquablement une part de l’écrivain qui les a mis au monde.

De manière plus concrète, ce que j’ai remarqué dans mon écriture personnelle, c’est cette tendance à toujours revenir non pas aux mêmes situations ou histoires, mais plutôt aux mêmes expériences et sensations corporelles. Le corps abîmé, le corps douloureux, le corps du désir, notamment. La même sensibilité du corps traverse tous mes textes, qu’ils mettent en scène des hommes, des femmes, des hétérosexuels ou des homosexuels. Ce choix inconscient n’est pas anodin et laisse nécessairement transparaître la subjectivité de l’écrivain, en l’occurrence la mienne. On pourrait même aller jusqu’à dire que le choix des mots, la façon de qualifier ces corps écrits permet de faire apparaître l’écrivain en marge du texte, comme le suggère Francis Berthelot :

Nommer l’organisme n’est en effet pas neutre, et le choix des éléments désignés participe de ce rapport, de même qu’il conditionne la manière dont le lecteur perçoit le personnage. Dans cette perspective, les questions de contexte et de point de vue peuvent s’avérer déterminantes, le narrateur devenant alors celui qui sélectionne tant les parties du corps qui seront envisagées que les mots qui les indiqueront. (1997 : 62)

Plus que des thèmes d’écriture, c’est donc une sensibilité corporelle issue de mon expérience personnelle qui traverse mes textes, comme un motif d’écriture inconscient. Tout commence avec le corps, comme si l’inspiration provenait d’abord de l’expérience réelle du corps qui fait « être-au-monde ». C’est à partir d’un geste, d’une posture ou d’une sensation que découle l’écriture. Ce qui n’est pas sans faire écho à la réflexion d’un des personnages de Besson dans son roman Son frère :

Au fond, je n’écris que pour retrouver la belle sensation du soleil luisant entre les omoplates d’un garçon étendu, ventre et visage contre le sable, dans août qui s’en va. C’est là, précisément, dans le soleil au bord de la mer, que mon désir pour les garçons est survenu. […] La fascination pour les corps qui s’est déployée plus tard dans l’écriture des livres est née au creux de cet été 1986, l’été de mes quatorze ans […]. Elle ne m’a plus quitté. Elle est ce qui me définit le mieux. (2001b : 50-51)

Il y aurait donc aussi un aspect obsessionnel à ce type d’écriture, une recherche de l’expérience corporelle jamais satisfaite.

Sans arriver à une conclusion précise en regard de cette vaste question, mes réflexions m’ont tout de même permis de m’interroger par rapport à mon propre geste créateur et de constater que je m’inspire indirectement de ma propre expérience somatique pour écrire mes textes dans un rapport particulier à l’intimité. Philippe Besson semble avoir un rapport semblable à l’écriture. C’est du moins ce qui m’est apparu en explorant son discours et ses romans. En effet, comme il l’affirme lui-même, si ses textes ne racontent pas sa propre vie, ils font tout de même écho d’une manière ou d’une autre à son existence et à sa mémoire corporelle, et ce, même lorsque les protagonistes sont des femmes. Il en vient alors inconsciemment à transposer sa propre sensibilité à d’autres réalités fictives, comme si tout était lié dans l’univers des sensations. À propos de Son frère, il dit :

Son frère est la limite exacte et nécessaire à respecter dans l’écriture entre l’intime et le privé. […] J’emprunte évidemment à ma propre réalité, aux liens que je peux avoir avec mon frère. C’est un livre sur la maladie, on a tous été malade, on a tous connu des gens malades. C’est un livre où mes peurs intimes, mes désirs intimes existent et figurent, mais je ne suis pas dans le privé car mon frère n’a jamais été malade et n’est jamais allé à l’hôpital. (Aubonnet, 2002)

Et ce rapport à l’intime – qui passe par un grand souci pour le corps – est ce qui décrit le mieux la poétique bessonienne, me semble-t-il : la sensibilité et la sincérité qu’on trouve dans le langage des corps convoqués dans l’écriture est caractéristique de toute son œuvre. Et cette intimité, cette recherche de significations à même sa propre expérience s’avère nécessaire pour atteindre une authenticité dans l’écriture. Et c’est bien ce que révèle son plus récent projet d’écriture, à savoir son (seul) roman autobiographique « Arrête avec tes mensonges » (2017), qui représente, pour lui, une sorte de synthèse de toute son œuvre. En effet, il y raconte l’histoire d’amour clandestine qu’il a vécue à l’adolescence avec un certain Thomas Andrieu. Épisode qui, admet-il, est porteur des thématiques et obsessions qui traverseront, plus tard, tous ces romans, à savoir le secret, la perte, le manque :

Plus tard, j’écrirai sur le manque. Sur la privation insupportable de l’autre. Sur le dénuement provoqué par cette privation; une pauvreté qui s’abat. J’écrirai sur la tristesse qui ronge, la folie qui menace. Cela deviendra la matrice de mes livres, presque malgré moi. Je me demande quelquefois si j’ai même jamais écrit sur autre chose. Comme si je ne m’étais jamais remis de ça : l’autre devenu inaccessible. Comme si ça occupait tout l’espace mental. (2017 : 58)

C’est dire que cette expérience, intimement liée au corps, a teinté sa sensibilité et son imaginaire au point d’apparaître en filigrane de tous ses textes à travers des « mensonges », c’est-à-dire par l’entremise de la fiction.

Pour revenir à ce que je suggérais plus tôt, l’écrivain doit se faire « acteur » et construire ses personnages comme s’il créait un rôle, et ce, tout en partant toujours de ce qu’il est lui-même, de son vécu, en allant puiser dans son univers intérieur et sa propre expérience du monde, en s’investissant dans l’acte d’écriture même. Car l’écrivain, comme l’acteur, utilise le même matériau de base – son corps – pour construire ses fictions et incarner ses personnages, que ce soit sur la scène aussi bien que sur le papier.


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

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