Ce texte a reçu le deuxième prix du concours de création littéraire « Transmission », organisé par le Salon des littératures de Québec en collaboration avec Le Crachoir de Flaubert. Le dévoilement des gagnants a eu lieu le 24 mars 2017.

C’était hier, on grandissait ensemble, et c’était comme ça. Du bruit partout, tout le temps et souvent trop fort.

« C’est quoi la violence ? » me demandait Jacinthe.

« C’est ce qui se passe en dedans, à l’intérieur. Dehors il ne peut rien nous arriver, il ne se produit jamais rien à l’extérieur » que je lui répondais.

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Dans la maison, ça crie, ça se tire à bout portant, ça se donne des claques au visage en hurlant, ça s’explose en menus morceaux. Ça saute de joie sur de la musique trépidante puis ça se tord de douleur en se tapant une overdose de drogue dure dans des rues qu’on ne connaît pas. Ça parle en plein de langues qu’on traduit sans rendre l’émotion de départ. Ça se chicane en se pointant des gros fusils n’importe où pendant que notre mère se met du vernis à ongles orange fluo. Quand elle se décore les mains, ça annonce l’éclosion d’un drame. Et pas à la télévision.

Alors ma sœur et moi on sort jouer dans le gazon, dans les feuilles, dans la neige ou dans la boue humide, devant la maison, le plus souvent possible. On préfère le terrain avant parce que derrière, c’est la piscine hors terre qui prend toute la place.

Quand ça se met à gronder à l’intérieur, on aperçoit la silhouette de notre mère qui bouge très vite à contre-jour. Il n’est pas rare qu’un de ses coudes pointe le plafond lorsqu’elle parle de choses sérieuses au téléphone. Si nous observons que les doigts de sa main tenant le combiné sont écartés au maximum, signe d’exaspération suprême, nous savons que l’orage est imminent.

C’est dans ces moments-là, lorsque la tempête fait rage chez nous, qu’on a les meilleures idées. Et si on se construisait un igloo de luxe ? On pourrait en recouvrir le sol des deux manteaux de fourrure de maman et teindre les parois intérieures de l’abri avec du colorant alimentaire. Et si on créait un labyrinthe pour les mulots à même la pelouse ? Suffit d’en dessiner un et de le reproduire à grande échelle avec nos truelles. Et si on creusait un tunnel pour nous évader de nos chambres la nuit venue ? Suffit de gratter le ciment du mur arrière avec un tournevis ou une pelle de métal, là où ça s’effrite déjà un peu.

Mais aujourd’hui, on n’a pas l’énergie des grands projets. Je repère un monticule de sable d’où sortent des fourmis et on se dirige vers lui. Une auto se stationne à quelques mètres de nous et un moustachu qu’on n’a jamais vu auparavant s’engage, en s’ébouriffant les cheveux, dans l’allée rectiligne de dalles de ciment qui mène à notre maison. Il nous salue timidement. La porte s’ouvre, mais il demeure sur la galerie. On continue de jouer à détruire des nids de fourmis comme si de rien n’était, mais après quelques instants de discussion, l’homme franchit le pas de la porte. On est rassurées lorsqu’on entend le cliquetis du verrou ; la prochaine heure s’écoulera sous le signe de la douceur et de la tranquillité. On s’étend côte à côte pour jouer à deviner la forme des nuages.

Après un long moment de silence, on distingue des rires étouffés, puis la porte s’ouvre en coup de vent et l’homme émerge de la pénombre. Il descend les marches à reculons tout en gardant le sourire, ce qui nous impressionne beaucoup. Notre mère lui dit très sereinement quelques paroles gentilles. Elle nous annonce que le souper ne devrait pas tarder et referme la porte doucement.

Le son du téléviseur sort par les fenêtres : une voix d’homme, des coups de feu, des cris d’enfants, des rires, des applaudissements, des pleurs de femme, des jappements, des sirènes, des jingles.

C’est tout de même étrange comme il ne se passe jamais rien de ce qu’on voit à la télévision dans notre rue. Tout se passe à l’intérieur.

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Ma sœur ne s’en souvient probablement pas, mais c’est notre père, avant qu’il ne retourne vivre dans sa France natale, qui nous a appris à nous méfier des endroits clos, de la domesticité et des dangers associés au fait de passer trop de temps dans un même lieu. L’humain est de nature foncièrement nomade ne cessait-il de nous répéter. À l’époque, je ne comprenais pas vraiment ce que cela voulait dire, mais je savais que lorsque ma mère entrait en mode typhon tropical qui rase tout sur son passage, mon père nous emmenait, ma sœur et moi, ailleurs. « On va aller faire un tour d’accord les filles ? », nous disait-il tout bas, tandis que notre mère l’accusait en criant de nous apprendre à fuir les problèmes plutôt qu’à les affronter, parfois en fracassant un verre ou en frappant dans un mur.

On s’engouffrait tous les trois dans la voiture et on se retrouvait à la crémerie si c’était l’été, ou au café-pâtisserie s’il ne faisait pas assez chaud pour déguster un cornet en plein air. Bien que je fusse une adepte de la crème glacée sous toutes ses formes, je me réjouissais de l’arrivée de l’automne pour une seule raison : c’était la saison qui marquait le début de notre fréquentation exclusive de la pâtisserie de madame Robidoux.

Dès qu’on passait la porte de bois qui s’ouvrait sur le paradis des desserts, le temps changeait de texture. Les minutes s’amollissaient tandis que nous collions nos fronts sur la vitrine réfrigérée mettant en vedette une orgie de formes et de couleurs à déguster. Nous avions droit à une figurine en pâte d’amande chacune en plus d’un petit gâteau de notre choix, ce qui correspondait à une dose de sucre nettement supérieure aux recommandations du Guide alimentaire canadien. Notre père se commandait une pâtisserie, le plus souvent un éclair à la crème, parfois deux, et un café, avant de nous faire asseoir à la table où nous allions tuer la prochaine heure.

Et c’est à ce moment précis, en clan réuni autour de notre assortiment de trésors sucrés, qu’il se passait une chose extraordinaire : le plus calmement du monde, notre père ouvrait le journal et lisait à voix haute des bouts de nouvelles qu’il sélectionnait expressément pour nous. Lorsqu’il levait la tête pour constater que nous ne saisissions pas grand-chose à la politique canadienne ou que l’expression « peine maximale avec sursis » ne semblait pas faire partie de notre vocabulaire d’écolières du primaire, il se lançait dans des explications alambiquées qui ne faisaient qu’accroître notre incompréhension. Nous hochions toutefois sagement la tête pour l’inciter à continuer. Ce qu’il nous lisait nous paraissait à la fois si étrange, si lointain, si violent, et si familier ; c’était semblable en tous points à ce qui sortait du téléviseur, la même folie dite dans les mêmes mots. Et pourtant, nous n’aurions pu nous sentir plus en sécurité qu’en ces instants que nous passions avec notre propre présentateur de nouvelles dont nous formions le public conquis.

Il devait s’agir de quelque chose dans sa voix. Ou d’avoir l’impression de vivre un moment privilégié et précieux avec cet homme posé qui ne nous parlait jamais de lui, mais toujours de ce qui se passait dans le monde ; hors de lui, de nous, de notre rue, de notre quartier, de notre ville, et parfois même hors de notre pays, de notre continent et de notre planète.

Et cette heure, que nous tentions tant bien que mal d’étirer en questionnant notre père à tous propos, se classait au premier rang de mes moments préférés, à un point tel que j’en étais venue à ressentir une fébrilité incontrôlable lorsque mes parents se chicanaient. Dès que j’entendais les premiers chuchotements étouffés et les premières injures persiflées qui allaient peut-être se transformer en cris, je prenais ma sœur par la main et nous nous installions sur le sofa du salon en affichant nos plus touchantes mines de petites filles peinées. Notre mère ne tardait habituellement pas à nous envoyer jouer dehors, ce qui était parfait ; notre père n’aurait qu’à nous attraper chacune par la main au passage et à nous faire voler au-dessus des marches de l’entrée pour que nos cris d’excitation transpercent la maison de part en part. Pour que notre joie tonitruante et nos fuites idylliques avec celui qui allait nous abandonner plus tard transpercent ma mère de part en part.