Czesław Miłosz, L’hymne à la perle (Hymn o perle, 1982)

 

O beauté, splendeur : vous seules j’ai retenues
De la vie qui fut amère et erronée,
Dans laquelle je me reconnais ainsi que les autres.

 

Sobota. 24 sierpnia. Wieczór.
Samedi 24 août. Tard le soir.

Tu m’avais promis une fête mais nous avions le temps – jest czas – de crever nos trames de silence, d’entrer dans l’ordre des parjures et des propositions. C’était la nuit : je sentais son front, si grave en vérité que chaque étoile était axiome, et chaque souffle, égard.

Czego masz ochote sie napic?

Que veux-tu boire?

Mam ochote na piwo.

J’ai envie d’une autre bière.

Elle montait au cœur, salive au goût de czernina, de soupe au sang puis nous partîmes.

Je t’ai suivi creusant chemin entre les maisons grises, entre les banquises des blocs, contre les grillages : étions-nous du même voyage? Ainsi toujours tu t’en allais, coureur de chemins passant l’encolure des bois, les aboiements des chiens, d’autres frontières.

Daleko?

C’est loin?

Nie. Boisz się?

Non, non. Tu as peur?

Nie, nie.

Non…

J’avais des papillons en neige sur le front – irai-je à la détresse autrement que par la neige – et entre nous tombaient ces mots d’arrière saison, lourds de cloîtres, de pierres brunes et de trop de huis-clos.

***

23 godziny.
23 heures.

Les rues, blocs sourds, cœurs sonores, s’étaient mises à trembler. Des éclosions de lumière dessinaient de brusques crinières d’ombre aux lampadaires, dénudaient les murs en cadence – et d’autres silhouettes glissaient, mouvantes dans des volutes, penchées, comme soucieuses de départ : c’étaient Marek, Stacha – sa voix en flûte de roseaux – Tomek et Janeta. Je lisais à la source des lèvres les mots jaillis des fonds de Wieliczka, les mots de Michiewicz trempés à l’huile de lampe, soufflés tout un hiver – dans mes confins rêvés j’étais parcelle d’alphabets, phosphorescente sous les lampes. Paradis perdu de la probabilité. Ailleurs, ailleurs. Ailleurs. Quelle musique dans ce mot.

Pourquoi faire semblant, alors que je sais tant de choses ?
Mais mes lèvres glorifiaient, mes jambes couraient d’elles-mêmes
Mon cœur battait fort et ma langue clamait des louanges.

***

Polnoc. Ma w środku.
Minuit. A l’intérieur.

Lascive, une fille dansait, secouait ses cheveux de fumée, jetait ses pulls d’écorce. Elle avait le galbe, l’audace des juments. Le temps d’un souffle, toute tournée vers sa lumière, j’ai eu commerce avec la sève, le vent des plaines de Bohème – je sens encore son souffle sur ma peau.

Le ravissement qui me prenait me revient seul en mémoire :
Les levers de soleil dans le fin branchage,
Les fleurs ouvertes après la nuit, les herbes douces
La ligne bleue des montagnes pour crier Hosanna.

Pourquoi la désigner et la montrer du doigt?

– Nigdy nie zrobić.

Ne fais jamais cela. On ne montre jamais du doigt.

***

Pierwszej w nocy.

Une heure du matin. Tu avais commandé une autre bière et de la vodka. Nous fumions des Iris au Menthol. Un grand embrassement caressait mes cheveux, vague de mille mains, ombre de milles figures, écume de mille bouches. Cudzoziemiec. Cudzoziemiec. L’étrangère. La douce. Je rendais en retour tout mon cœur d’outre-ciel – toi tu me regardais : tu souriais car tu m’avais prévue, comme une amante.

Facile de croire : tu vis là-bas
Et maintenant, tu ne fais que rêver,
Un songe éblouissant de foudres, de mal, d’éclat.

D’autres mots pourtant s’accrochaient à mes cils et autant de silences, effusions indiscrètes collaient à mes cheveux – Ah! L’hostilité de l’ennemi est comme un nuage. Cudzoziemiec. Alors dresseur de Nizinni, veilleur de soleils formant rivage de tes mains, tu t’es mis à parler à chacun selon ton cœur – puis ce fut une honteuse bataille.

Les ombres d’hommes entre mes larmes prirent des pauses ployées de roseaux, dans la fumée, sous des murailles affaissées.

Puis tu m’as relevée – peau, cheveux, robe – noyée du sang bleu de la nuit et de salive refoulée. Les murs éructaient l’obscène pierraille des injures – mais dans ces trappes grandes ouvertes, dans nos précipices, ta langue d’hosannas, de branchages et d’herbes douces, voulait encore – encore – chanter.

Combien de fois ai-je dit : Ce n’est pas la vérité de la terre
Des jurons et déceptions, arriver aux hymnes !

***

Niedziela, 25 sierpnia. Rano.
Dimanche 25 août. Le matin.

L’aurore gagne sur le noir – glisse sur la rivière Nacyna en longs étranglements, en traverses de soleil, rouges entre les joues des nuages.

Trop longue fut la nuit mais je ne dormirai pas, de toute la journée.

Tu m’avais promis une fête : la nuit part comme je pars, lourde de serments et de regrets saumâtres, définitifs.