« Get high while you’re up there »
– Brochure touristique

Je laissais le suc blanchâtre de la bouteille me boire. Ses ondes me berçaient et me fouettaient le sang, mon esprit était le capitaine d’un vaisseau ivre. Une cigarette au bec, je gisais, le silence cloué dans mes yeux clos. Lama, le tenancier de la gargote de planches nues, était assis en tailleur, la poitrine à découvert, lui aussi occupé à produire des volutes de fumée.

La vache sacrée, complètement saoule, épave naufragée devant l’établissement, se laissait cravacher par les enfants. Elle cuvait le moût de riz qui avait servi à produire l’alcool avec lequel je m’enivrais moi aussi. Je dégustais des momos de viande de buffle séchée.

J’étais déjà probablement dans un état de demi-conscience lorsqu’Arthur a fait irruption dans la pièce. Il chancelait, semblait bousculé, pivotant sur son axe. Il a commandé un cari de légumes à Lama et s’est tourné vers moi brusquement, s’exprimant théâtralement : « Now you can say you met Arthur, and that he’s a fucking drug addict but he’s happy! » Les pièces de Scrabble de ses mots et de ses phrases se jetaient de sa bouche comme des dents qui tombent. Et quelles dents! Jaunâtres avec des éclaboussures de goudron. Arthur allait devenir mon gourou de la chimie spirituelle pour quelques jours.

Il s’est éclipsé aussi rapidement qu’il était entré. À ce moment, j’étais absorbé à puiser mes pensées dans un tourbillonnent mental, intoxication-révolution permanente. J’étais venu en Inde avec un tel fardeau de désespoirs, de frustrations, de perditions. Indian Journals de Ginsberg dans mon sac, je venais de lire Doors of Perceptions de Huxley le matin même, pendant l’habituelle beuverie de 3 h 30 du matin. Dans l’isolement éthylique, un passage qui m’avait touché m’est revenu :

« The martyrs go hand in hand into the arena; they are crucified alone. Embraced, the lovers desperately try to fuse their insulated ecstacies into a single self-transcendence, in vain. By its very nature every embodied spirit is doomed to suffer and enjoy in solitude. Sensations, feelings, insights, fancies — all of them are private and, except through symbols and at secondhand, incommunicable. We can pool information about experiences, but never the experiences themselves. From families to nations, every human group is a society of island universes. » (Huxley, 2004, p. 3)

Arthur est revenu dans la gargote un peu plus tard pour chercher son plat : « Lama, please don’t keep the vegetable curry warm. Let it cool down. This is the way I like it ». Puis pivotant mécaniquement vers moi, il s’est tiré une chaise. Je ne me souviens pas très bien des paroles que nous avons échangées et, si Arthur est encore dans ce bas monde, je ne sais pas si elles ont pu imprégner davantage sa mémoire.

Enfin, je me souviens que nous avions entamé une conversation, dépeint un peu nos histoires. Il ne buvait pas. Il avait eu des déboires avec la bouteille auparavant.

Je le voyais rouler un joint immense. Je me sentais hypnotisé pendant que la bouteille me buvait, que la cigarette me respirait dans le poumon. Sans trop savoir pourquoi, comme si en trois minutes, il m’était venu l’envie de lui raconter ma vie, l’effet de la boisson sans doute, je lui ai raconté les circonstances malencontreuses par lesquelles je m’étais fait avoir en essayant d’acheter de l’héroïne. J’étais trop saoul pour savoir ce que je faisais et le prétendu fournisseur, un borgne avec les cheveux teints argent, avait pris la fuite avec une liasse de rupees sans que je puisse l’attraper par le collet.

Arthur s’est exclamé : « Thank God you got ripped off on that brown sugar. You don’t need to get into nasty drugs to prove yourself. I myself would never touch something that comes in a plastic bag. Nature’s the cook! ». Il m’a raconté qu’il s’était fait lui aussi arnaquer sur de l’herbe. On lui avait vendu du gazon séché dans un morceau de papier journal. Il alluma son bâtonnet de dynamite et se mit à fumer. Il se justifiait : « I asked Lama about this. He does not mind. This is medicine for me. »

En cours de conversation, il a raconté qu’un touriste japonais s’était tapé une psychose sur les champignons la veille. J’imagine qu’Arthur a dû voir mes yeux commencer à pétiller, il a dit : « I do take them myself, occasionally. They grow in the mountains around here in this very season. » Je lui ai fait part de mon intérêt et il a souri. Il a été entendu que nous allions partir pour la montagne le lendemain matin, sans prendre le déjeuner et sans fumer de cigarette. Nous avons planifié prendre un joint durant la montée sur le sentier qui menait aux rizières où poussaient les champignons hallucinogènes.

Le lendemain matin, tout en piétinant vers notre destination, on a parlé de mon périple récent au Bangladesh, de la pauvreté, de la maladie, de la mendicité, de ces adolescents et ces familles presque nus et agglutinés sur le trottoir, les membres pourrissants ou l’épiderme couvert de bulles diaphanes. Certains avaient les jambes enflées et rugueuses, anthracites comme des jambes de pachydermes. D’autres avaient la peau comme décolorée à la chaux, laissée comme telle ou teinte écarlate avec le henné. La misère, la maladie, la souffrance, les mouches à merde en nuages noirs, la pestilence…  « Shut your mouth and get grooving », a soudain pesté Arthur, manifestement dégoûté par mon florilège d’infections.

Je tétais l’énorme joint qu’Arthur avait roulé spécialement pour moi. On a discuté aussi de mon voyage imminent pour le Pakistan. Très vite, nous avons atteint l’endroit où poussaient les champignons convoités. Des enfants pieds nus allaient nous aider dans notre tâche.

Les gamins rassemblèrent la quantité de fongus nécessaire. Nous avons payé notre trip un peu plus d’une centaine de rupees, l’équivalent de deux dollars à peu près. Quelques minutes après la cueillette, les champignons blancs et spongieux se tachaient de traînées bleuâtres. Suivant les instructions de mon gourou, j’ai consommé une quantité mesurée de champignons, sans croquer et d’un seul trait. Il m’a ensuite laissé seul avec moi-même alors que nous entamions la descente.

Les premières hallucinations se sont manifestées après environ une demi-heure.

La terre rouge aux abords du sentier semblait vibrer, sa coloration devenir gazeuse et quitter la matière — jusqu’à flotter, s’illuminer. L’herbe, toute nue, ondoyait, éblouissante et électrifiée. Elle éclaboussait son environnement de sa couleur.

Le vent devenait visible. Le bruit nageait dans l’atmosphère. J’ai vu un serpent bleu fluorescent se glisser entre les herbes et se faufiler entre les amoncellements de terre rouillée. Je repensais au livre d’Huxley : « The fear, as I analyse in retrospect, was of being overwhelmed, of desintegrating under a pressure of reality greater than the mind… »

Je descendais d’un pas flottant; Arthur se tenait à une distance de quelques pas derrière moi et montait la garde. Nous marchions au bord d’un lac placide, miroitant, nos doubles y marchaient également. Soudainement, un couple enlacé est passé en moto à côté de moi, déchirant le paysage et laissant couler un suc laiteux qui m’a submergé pendant une fraction de seconde. Lorsqu’ils furent passés, je me suis aperçu qu’Arthur était déjà de l’autre côté du lac. Je venais de vivre une déchirure spatio-temporelle. Le néant s’était déshabillé de sa parure pour un court instant.

J’ai poursuivi ma route et croisé un hirsute en tunique blanche avec une grande barbe. Un sourire placide et des yeux noirs d’abîmes flottaient sur son visage. Peut-être s’agissait-il d’un saddhou. Et encore un peu plus loin dans ma course hallucinée, en haut dans la rizière, une vache transparente, l’animal sacré. Je voyais ses muscles et ses entrailles, ses quatre estomacs qui s’affairaient à digérer sa consommation quotidienne de graminées. Une femme et sa petite fille me regardaient, amusées, comme si j’étais un visiteur d’un autre monde.

Puis la ville est venue de nouveau m’encercler. Arthur s’est approché de moi : « I can see from your face you are having a good time. You should be ok to go back to your hotel. I’ll see you in the afternoon. »

Les militaires à kalachnikovs patrouillaient dans les rues endormies à l’heure de la sieste. Je me suis assis sous un arbre et j’ai fumé une bonne cigarette, songeant au rêve que je venais de vivre, de la guérison que je venais subir, guérison momentanée de mon alcoolisme, un rêve plus vrai. La vivacité des hallucinations, comme un leurre se tortillant au bout d’un hameçon, m’avait élevé brusquement de l’autre côté de la surface miroitante des eaux de la dépression et des dépresseurs, au-dessus des profondeurs monochromes et monolithiques d’un sommeil sans rêves. Je n’allais pas tarder à redescendre, cependant. Enfin, je me suis souvenu de l’apparition du saddhou. Il représentait pour moi l’espoir de la rupture des eaux.

 

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Bibliographie

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Ginsberg, A. (1996). Indian Journals. New York: Grove Press.

Huxley, A. (2004). The Doors of Perception. New York: Harper Modern Classics.