Aujourd’hui, pluie.

Mick, viendra pas cet après-midi. Il est pris avec son travail. Moi, j’attends.

« Etienne, veux-tu du pain au chocolat frais fait ?» Tac, tac, toc. Y’a une main de Liéchi qui frappe à la fenêtre. Ça gratte et ça tapote sur le verre avec les jets de pluie. C’te gardien du jardin-là vient des fois cogner à la fenêtre de la salle commune de l’hôpital, quand le soleil va se cacher, le soleil.

« Etienne, t’as pas faim ? On pense à quoi là là ? »

« On » c’est pas moi, elle doit parler à un autre ami, la firmière. Y faut que je me démarque pour quand les rayons viendront me donner des becs. Demain y fera beau, mais je peux pas trop le savoir, la haie de cèdres cache tout le reste.

« Alors qu’est-ce qui te garde si silencieux ? Où sont tes petits cris de joie ? Qui a pris notre beau soleil ? » « SOLEIL, oui je… Oui ! » La firmière me regarde avec son gros sourire rouge. Ma main est dans sa main. C’est chaud, luisant. « ARRÊTE ! RÊTE!… »

« C’est beau Etienne, tout est beau. Tout est correct tout le monde ; je cachais la fenêtre.»

Du bruit partout. Des rires. Les autres… rient.

Rien, rien que moi et lui, moi et lui sous le bleu ciel, pis si on est assez patient rose et violet. Y comprendrait, Mick. Elle s’est tassée vite de la fenêtre. L’ombre c’est pas bien, ça crispe, ça coupe de la lumière, de la vue. Ma peau verte est noire sans lumière, tout est noir.

***

Aujourd’hui, soleil.

J’ai chaud. Mon écorce respire tellement mieux sous ma douche de rayons. Tourné vers le soleil, je suis tout calme, tout ouvert. Mick viendra peut-être. Je me nourris.

« Encore pas faim, mon Etienne ? » La firmière est obligée de me mander ces questions, c’est son travail. Mais je vais bien, fait beau.

Plus que beau, y fait soleil. Quand il fait soleil, les rires me donnent le sourire. Y’a des chances de venir. Les rayons me reçoivent en chœur, je me baigne le plus nu que je peux sans que la firmière me rhabille. Quand y fait beau, le jardin est plus grand. Le soleil…

« Ah, Etienne v’là ton amoureux qui arrive ! » Ah oui ? Y va savoir quoi faire, y sait, lui.

« Salut Zet, ça va comment ? » Y’est obligé de passer par la méthode des gens à peau, mais y sait quoi faire, y sait. « Tu veux écouter du jazz, tu veux faire quoi ? » Non, c’est bon y’ont compris. Pose-toi, ouvre-toi comme moi.

« Qu’est-ce qu’il nous fait ? Ça fait longtemps qu’y ne répond plus aux gens ?»

« Il est dans sa phase de photosynthèse. Y’en a besoin de ce temps de chaleur-là. Votre copain est bien plus vivable les jours de beau temps. »

« …pis bien moins réceptif. Vous l’avez mis sur quoi cette fois ? » Trop de bruit, je croyais que tu savais comme moi. Que tu te rappelais les après-midis dans l’herbe qui pique. « Amène-moi… » Y faut qu’y me sorte près de l’arbre pour que je le regarde, mais assez loin pour que je prenne mon bain, comme lui… le gardien. Y faut…

« Tu m’adresses plus la parole… mon cœur ? »

Y pleure. Pourquoi il ramène la pluie sous le soleil ? Je croyais qu’il me comprenait, que nous on savait… qu’après toutes les couleurs, c’est le vert qui reste.

***

Y’est pas resté. Y pouvait pas. C’est pas le travail cette fois. Mais y pouvait pas quand même. Les lèvres rouges de la grand-malade bougent trop vite, je vois plus sa bouche. Y’ont mis ma chaise au milieu de la grand salle. J’ai un cône sur la tête et tout le monde est tourné vers moi. Aujourd’hui, j’ai vingt-cinq chandelles sur le gâteau-banane. Je m’incline tranquillement. Doucement, je deviens immobile et croquevillé. Je me ferme.

Vingt-quatre ans et la même folie chaque jour qui m’habite. De le voir rentrer dans ma salle à manger, nu comme un Apollon, me lancer ce regard de proie et de loup. Les deux mains sous le plat en fer forgé, à me chanter « c’est à notre tour de nous laisser parler d’amour ». « Mick t’es fou, tu criss quoi avec fuck all sur le dos ? » Et lui de me répondre avec sa voix de contrebasse : « Tu sais très bien pourquoi, vilain. » J’empoigne une grosse part de gâteau et lui fout entre les deux yeux puis glisse ma main sur son torse. « M’as t’habiller moi » Je pouffe de rire, il en profite pour me prendre et m’emporter dans son antre. « Un lit de rose, my cheesy bae ! » J’embrasse son mamelon à pleine dent. La nuit vacille…

***

Aujourd’hui, neige.

La première bordée… est triste, grise. C’est blanc à terre, mais ça vient d’un gris au fond, qui masque le ciel. Tout est arrêté, tout vit à moitié. Y font ce qu’ils veulent de mon écorce. Faut être patient, j’suis vivace. On m’a rangé dans la ʼtite remise à livres, accoté sur une table à quatre. « Lis donc ça Etienne. » Elle pose trois grimoires avec beaucoup d’images. Je prends le plus gros et le tourne. Des photos de madames avec des pelles qui grattent de la terre noire comme on gratte le sable pour les châteaux. Elles plantent des plantes. Tout est simple et expliqué… rien n’est raconté.

Lui y sait comment … raconter.

«… de l’effusion divine naquit le premier arbre, l’arbre-mère. Elle donna vie à nos forêts, nos plantes ; ses fils, les Liéchis, sont ce qui reste de ce premier âge. On dit que les voir porte chance et que les fréquenter est gage de longévité. On dit qu’ils connaissent l’endroit sacré : le Matka Drzewo, … »

« T’es tellement dʼdans, coeur. » « C’est toi qui voulais que je te lise… commente pas avant la fin ! »

Il me fait rire avec son sérieux. Il cherche le paragraphe où je l’ai interrompu. J’lui joue dans les cheveux. « … le Matka Drzewo … On dit que celui qui garde les yeux au ciel et suit le chariot du premier dieu, Rod, y verra sa vie se défiler au gré de la journée. Il se fera vieillard et mourra dans le noir des montagnes naissantes … ».

« C’est quoi le rapport avec ton Martha Jevo ? » « Ah y’a que ce vieillard renaît à chaque jour de nos vies … » Il referme tranquillement son énorme carnet et me fixe comme un loup des steppes. Il place ses pattes sur mon lit et vient coller son haleine chaude à l’orée de mon cou. « …et que cette course est religieusement observée par un type d’arbre bien précis : les derniers témoins. »

« Woo hoo. De Jéhovah ?» « Non, pauvre fou !», fait-il avec un ton faussement vieux sage. « Les esprits de la forêt, les Liéchis. » Il m’embrasse la pomme d’Adam et remonte jusqu’à mon menton. « Ils ne quittent jamais sa course des yeux et tournent vers la lumière…». « Des tournesols? ». « Non, manant ! Un peu de respect ! Seuls ces sages connaissent l’emplacement de Matka Drzewo » « Y’a trop de consonnes … » Il scelle mes lèvres avec les siennes, puis murmure : « Là où tout renaît dans un cycle infini ».

***

Le gardien du jardin tourne pas rond les jours de tempête de neige. Y’est pétrifié, sa sève coule presque pu. Peut-être que Mick sait pourquoi y m’ont posé ici ? Là, y veulent que je rencontre le médecin. Y va me sculpter, mais je veux pas. « … C’est pour ton bien mon Etienne. Ça fait un an que tu es arrivé ici, avec nous », qu’elle me dit, la firmière. Est fine mais je peux pas. De toute façon j’ai pas de force. L’hiver est pas fini, j’peux pas encore percer ma neige.

« Bonjour M. Veret, comment on se sent aujourd’hui ? »

« … »

« Content d’être en dedans ? Dehors y fait pas chaud. Bon. On va commencer avec un test musculaire… »

Y’est surement pas au courant lui, c’t’un nouveau ici, mais j’ai pas de force les jours de neige. Y pose ses mains sur mon tronc. Y’essaie de me lever.

« Ouchh !… Owww… »

« Mais non Etienne ça te fait pas mal, c’est beau, mon homme. »

Ma fibre, a casse dans moi, je me sens comme si y brisait des morceaux sous mon écorce. Faut pas me toucher par grand froid; par grand froid, j’suis fragile.

« Dégueulasse criss. » « Aye! Tony c’est sa fête, c’est normal qui soit un peu waste, okay. » Je suis une loque, un torchon à quatre pattes devant la cuvette du Unity. Mik me tient la tête. Tony devrait s’a fermer, je l’ai torché v’la deux mois. Je suis envahi par des frissons pesants et des gouttes de sueur froide. Ça y est, une première salve dans le fond. « That’s it bé, sors-moi ça! Tu vas te sentir mieux. » Mick tente toujours de me faire sentir le bon goût des choses. « J’aurais pas dû lui donner du Jäger, y vacillait déjà depuis une heure. » Fuck sa face de fouine à ce Tony…

Je… sens que… mon corps essaye d’évacuer le reste … mais … ça sort… pas.

« Fuck, y va pas bien. » « Ben quin. » « Non, j’veux dire … y respire pas! Y devrait être en train de vomir… y respire pu… »

 

Des fleurs… sur la table. Un gros lit soyeux et un soleil qui unifie tout dans du blanc plus que blanc.

J’ai des sensors dans le feuillage et le médecin est illuminé derrière son écran. J’suis vidé, y faut pas trop me toucher, faut juste attendre que je perce la neige. La grand-malade vient. « Bon, on l’a compris, c’est pas une aphasie de Wernicke, on parle vraiment de dommage dans le lobe préfrontal et frontal. » « Y’a tu des chances de se rétablir? J’veux dire de communiquer plus ? » La firmière a l’air moins enjouée, le médecin trop sérieux. Y fronce la moitié de sa face et l’autre bouge pas.

« Non, au mieux il communiquera comme il le fait. J’ai jamais vu un préfrontal en aussi piètre état. Il devrait être dans un état quasi végétatif. »

Je le fixe. Y me regarde. Je le quitte pas des yeux. J’arrache les fils et y laisse quelques feuilles au passage. Je pose les pieds sur le sol froid. Je tombe.

***

« Je t’aime, le sais-tu ? » « … »

Aujourd’hui, soleil. Soleil et neige fondante.

Les rayons se promènent doucement sur la montagne. Traversent les cèdres. Ça vibre dans le sol. Ma sève est bouillante. J’ai quitté mon fauteuil, je sais pas comment. J’suis juste parti. J’ai toujours eu l’impression que mes racines me lâcheraient pas, mais depuis hier, y’a quèque chose qui court dans moi. La chaleur veut plus me quitter. Les craques dans l’écorce respirent la lumière. Y’a des petites billes sous mon tronc qui tournent rapidement sur elles-mêmes. Pis là… ça bouge, ça monte jusque dans mes branches… J’ai enlevé mes morceaux en trop. Je fais tomber la porte du dehors. Y’a pu personne qui rit. Je suis juste moi devant l’arbre, devant le témoin. Lui doit savoir. Le gardien va me raconter le chemin vers la mère de Mick.

On oubliera tout, tout on aura oublié.