C’est un jeudi matin très tôt. Je termine un café, assise dans la salle d’attente de l’hôpital. J’y suis pour la seconde fois cette semaine. Ce sera également la dernière puisque c’est le jour de l’intervention. On rencontre d’abord la travailleuse sociale qui nous bombarde de question sur nos intentions. Vient ensuite la série d’examens. J’ai demandé à voir ce qui se cache dans mon ventre. Une petite ligne blanche sur fond graphique. Minuscule. Presque rien.

Lorsque les patientes appellent pour prendre rendez-vous, les places ne sont jamais disponibles rapidement. Il faut attendre trois semaines environ. Pour s’assurer qu’on ne change pas d’idée. Qu’il s’agit bien de notre décision et qu’il n’y a pas de pression familiale. À mon âge, il y a longtemps que la famille n’a plus cette emprise. Je regarde les jeunes filles près de moi : la plupart d’entre elles sont accompagnées d’une amie plutôt que de leur mère ou de leur copain. Est-ce que leurs parents savent qu’elles sont ici? Ce qui se passe dans leur vie d’adolescent ? Les miens n’ont pas été prévenus. Alors, j’imagine bien. Elles s’occupent à texter sur leur cellulaire, à discuter de tout et de rien. Sous ce masque de normalité, je sens bien qu’elles sont nerveuses. Je souhaiterais m’asseoir à leur côté et leur prendre la main. Leur dire « J’te comprends. Ça va aller, t’as encore le temps ». J’aimerais qu’on me prenne la main aussi, je crois.

Mon nom retentit dans l’interphone. Déjà. Je regarde une dernière fois les murs de la salle d’attente placardés d’affiches préventives contre les ITS. Je me dis qu’au moins, je ne suis pas venue pour ça. Je longe le corridor et me dirige vers ce qui ressemble à une chambre. Un immense paravent gris la scinde en deux. La pièce sent le plastique et le citron. Elle est encombrée d’appareils et de matériel médical. On dirait presque un débarras avec la montagne d’objets entreposée dans les coins. J’entends une fille respirer de l’autre côté – respirer ou sangloter, je ne sais pas. L’infirmière me tend une jaquette et je me change, plie mes vêtements soigneusement, les pose sur une chaise. Je peux garder mes bas. C’est tout. Avec les courants d’air, j’ai la chair de poule et je me demande ce que je fais là.

Je suis la deuxième sur la liste. L’ombre de la jeune fille traverse la pièce, puis disparaît par une porte adjacente. La chambre est soudain plus calme. Je ne perçois rien de l’opération qui se déroule au même moment. Seul le va-et-vient de l’infirmière perturbe le bourdonnement des néons. L’attente est la partie difficile. Elle laisse trop de place à l’imagination. Quand la fille passe la porte à nouveau, une trentaine de minutes plus tard, elle est suspendue comme une feuille fragile au bras de son conjoint. Je me dis que l’attente n’était pas si terrible. Cette fois, je perçois clairement ses plaintes de douleur. Le ton est monocorde et s’essouffle jusqu’à ce que les antidouleurs commencent à faire effet. Je souhaiterais qu’elle s’endorme autant pour elle que pour mes nerfs. C’est maintenant mon tour. J’ai peur.

De l’autre côté, une nouvelle infirmière et un médecin m’accueillent. Les deux sont souriants et me parlent doucement. On m’invite à prendre place sur la chaise, à m’étendre et à respirer. Je me mets à greloter. Il fait froid tout à coup et mes dents claquent. L’infirmière se penche au-dessus de moi et m’invite à regarder au plafond. Il y a une affiche collée vis-à-vis de ma tête. Comme celles que l’on retrouve dans les décors d’enfants, lustrées, aux couleurs éclatantes. Elle représente une bande de dauphins joyeux dans un océan de crustacés et d’étoiles de mer. Le médecin m’explique que les calmants me rendront amorphe et que ma vision deviendra floue. Trente minutes m’apparaîtront comme cinq. Pour détourner mon attention, il me propose de trouver le seul dauphin à lunettes de toute l’affiche. L’animal est bien caché et personne n’a encore pu le repérer. J’accepte le défi. Je me concentre pour ne plus songer aux larmes qui glissent le long de mes cils. Le temps passe et je ne vois toujours pas le foutu dauphin. L’image tangue, mais je garde le focus. J’en oublie la douleur entre mes cuisses, le médecin qui s’active et l’infirmière tout près. L’opération est terminée. En me redressant, j’ai la tête qui tourne. J’aperçois des superpositions de dauphins partout où mes yeux se posent.

On m’escorte jusqu’au lit. J’ai les jambes comme du coton; ça tremble dans tous les sens. Mon amoureux encore essoufflé d’avoir couru est là, comme promis. Il me sourit, me prend dans ses bras et m’aide ensuite à m’allonger. Quand nous sommes seuls, je lui révèle, la mine défaite, que je n’ai pas réussi à trouver le dauphin à lunettes. Je ne suis plus certaine qu’il existe vraiment. Que ce n’est pas un mythe inventé par le médecin. J’aurais envie de demander aux autres filles si elles l’ont découvert, mais devrai conserver mes doutes. C’est pourtant suffisant pour me distraire, je n’ai pas trop mal. Mon copain m’écoute en me caressant les cheveux. Il est patient malgré mes paroles confuses. Les infirmières attendent que les calmants ne fassent plus effet et nous donnent congé. Même si un morceau de moi restera ici, je me sens plus lourde qu’à l’arrivée. Comme si un rocher avait remplacé le minuscule embryon dans mon ventre. L’absence pèse des tonnes.

En repassant devant la salle d’attente, je constate qu’il y a plusieurs nouvelles patientes. Les chaises sont presque toutes occupées. Malgré tout, il n’y a pas beaucoup de bruits. Je me dis que nous sommes nombreuses à passer par là. Que nous ne sommes pas seules. Peut-être que l’une d’entre elle trouvera le fameux dauphin, mais ça n’a pas vraiment d’importance. Mon amoureux me prend la main, me dit que ça ira, et nous partons.