Ce texte a été écrit dans le cadre du concours Reliures organisé en 2018 par les Jeunes programmatrices de la Maison de la littérature de Québec.

Je pars. Je ne sais pas où j’aboutirai mais je pars. Je ne sais pas très bien pourquoi j’ai besoin de partir mais je ne vais pas me défiler. La route défilera à ma place. Partir à l’aventure comme entrer dans un livre en train de s’écrire, qui n’a pas de sens encore. Car le sens, il est à construire à chaque instant. Je suis dedans pendant quelques minutes, quelques heures — c’est une grande journée — et puis tout à coup le sens m’échappe. Tout ce monde à faire tenir en soi. Tous ces liens qui s’entremêlent : un réseau de chair, de cambouis et de rêve, qui pulse, inextricable. J’ai 40 ans. Je suis seule sur la route — trois mois, dix-huit-mille kilomètres, des litres de café, quelques flasques de rhum, la vie de Frida Kahlo, et des mots des mots des mots. Je traîne ma mémoire avec moi, j’ai tout mis dans une glacière : moi enfant, moi nubile, moi adulte, moi toujours enfant, moi très très vieille, mes agendas du secondaire, mes cartes d’anniversaire, les lettres que j’ai reçues et pas reçues, mes grands-mères, mes grands-pères, mes amies qui ne sont plus mes amies, d’autres qui le sont encore, mon père qui est toujours mon père même s’il est mort, ma mère, ma sœur, mon frère, quelques anciennes blondes de mon frère, le nouvel amoureux de ma mère, mes sorcières, mes sirènes, mes chevaliers, les enfants que je n’ai pas eus et les autres, ces beaux enfants de ma vie, mes anciens amoureux, mon amoureux, des déclarations périmées, d’autres qui ont toujours cours, des photos de moi bébé, dans la jungle et les bras de mes parents qui ont l’air de grands adolescents, des psaumes, des partitions, mes oncles, mes tantes, mes incantations passées, présentes et futures. Jouer de la mémoire comme on joue de la guitare, avec l’inspiration du moment, en cherchant son air. La détresse. L’enchantement. Comment tout faire entrer en une chanson, un autoportrait, une autobiographie, une automobile? J’ouvre le toit pour respirer, j’ouvre les fenêtres pour chanter, j’ouvre les portes pour débouler dans le paysage. Mes voisins au camping dorment chacun dans leur tente. La nuit quand il y a de la lumière à l’intérieur on dirait des ailes de papillon. Voici les premières photographies de mon voyage : les tentes des voisins en forme de papillons. Je me sens voyeuse de les prendre en photo, je le fais à la dérobée, pas pour les espionner évidemment, mais pour donner matière à ma propre chrysalide. Et comment leur expliquer ça, s’ils me prenaient sur le fait? Je vous prends en photo parce que je tisse ma métamorphose. Moi aussi je m’envolerai, ma mémoire sera si légère, c’est elle qui m’élèvera, qui me reliera au ciel dans lequel je baigne déjà, que j’inspire déjà, qui est mon souffle. Chaque matin je refais mon histoire, en cherchant le paysage caché, la montagne secrète, l’écorce qui me recevra, où je pourrai enfin me prolonger, m’imprégner, comprendre. Ma vie sur la table, entre mon café et ma toast, pendant douze semaines. J’accumule des milliers de morceaux de moi, la glacière déborde et se vide en même temps. Des flaques de ma vie s’écoulent de mon campeur, abreuve le désert, qui me boit me boit me boit. L’espérance. Le silence. Le temps. Le sable m’absorbe, la pierre me remercie, le bois sec s’enflamme. Un grand incendie. L’univers me reconnaît, me nomme. Ce n’est plus seulement la voix de ma grand-mère : c’est ma prière au cactus, c’est le cactus qui prie pour moi. Ce n’est plus seulement la lettre de mon père, écrite quand j’ai eu 20 ans : c’est le yucca et moi, nos deux ombres tracées sur le rocher. Ce n’est plus seulement mes incantations, c’est le vent des origines. Ce n’est plus seulement moi : c’est moi. Il faut le paysage traversé pour arriver jusqu’à soi, pour se déplier. Aujourd’hui Frida et le désert parlent de moi plus fort que ma grand-mère. La parole de Gabrielle, et les mots du vent, m’apprennent l’oiseau qui palpite en moi. Lhasa, et vous aussi mes ombres, vous me dites que ma mort existe, et tout l’amour que je peux mettre dedans. Mais je ne meurs pas : je vis. Je me relie. Le soleil de ce jour m’érode me façonne m’écrit. Le temps bien sûr me manquera, à moi aussi, mais j’aurai joué au sens de la vie. J’aurai joué le sens de ma vie. Moi-même comme aventure.