Une odeur de lavande annonce le début et la fin d’une nuit au-dessus de l’océan. Aller simple, codes de couleurs et lumières clignotantes. Les yeux à peine ouverts, je me demande où je suis. Des parties de moi se meurent quelque part entre deux pays. De la buée se forme dans le hublot alors que je regarde naître le jour. À l’annonce de notre arrivée, j’ajuste ma montre à l’heure locale. Je fais tourner les aiguilles entre mes doigts pour perdre les heures de mon sommeil.

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L’alcool vacille dans ma coupe. Comme une flamme vive, il adhère aux parois du cristal. Quand je fais tourner mon verre, le vin s’ouvre et libère son âme espagnole. Derrière les rideaux fermés, j’enlève ma robe. Son souffle court sur son cou, il me caresse chaque fois qu’il expire et quand son ventre se gonfle, je sens son sexe frôler ma peau. Ses lèvres goutent le Rioja et je m’y abandonne telle une impatiente qui fleurit.

Les petites gouttes nacrées dont il m’a couverte l’épaule se sont cristallisées et m’ont laissé un collier de perles. Dans ma bouche, reste l’âcreté du vin. Malgré la fatigue, le décalage horaire m’empêche de dormir. Je contemple son corps nu sous les reflets d’une lune au regard gibbeux. Il sourit, son cœur bat le long de son cou et ses pupilles poivrées bougent derrière ses paupières. J’aime les lignes d’histoires qui se dessinent autour de ses yeux et les fils argentés dans ses cheveux. Des traits discrets de crayon à mine. Je retire la pile de ma montre pour arrêter le temps, puis j’entends le tramway freiner sur les rails.

Désormais, chaque fois que je consulterai les aiguilles, il sera trois heures quinze du matin. Il dormira à mes côtés, mais je ne pourrai pas le toucher. Le temps venu, je remettrai la pile en place pour réentendre le tic-tac qui couvre le silence absolu et les secondes défileront, de nouveau intangibles.

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Parmi le bruit incessant des klaxons et des sirènes à deux tons, je m’égare. Dans les allées et venues souterraines du métro, des kilomètres de solitude dans la foule. Les lumières s’étirent sur la fenêtre et les grondements dans l’entonnoir se mêlent au bruit de mes pas et à la musique d’un accordéon qui expire. Les dormeurs debout se laissent bercer par le rythme des wagons. Dans la vitre, entre deux stations, je mets du mascara.

Je quitte le métro Solferino puis, dans l’engourdissement du manque de sommeil, le pas rapide, j’entre dans le premier bistrot que je vois. Il fait froid, le ciel est anthracite, mais les chauffe-terrasses à infrarouge m’apportent un peu de chaleur. Le sucre a laissé un trou dans le lait moussé de mon latte. Un pigeon mange mes flocons de croissant. J’observe la chorégraphie orchestrée des garçons qui préparent les couverts. Ils m’oublient et se croisent sans se cogner ni s’accrocher en circulant entre les tables.

Pendant que je déambule dans la rue de Bellechasse, je l’imagine faisant soigneusement le lit pour dissimuler les traces de nos ébats. Au musée d’Orsay, je contemple les tableaux impressionnistes. Sur le quai, l’horloge continue de tourner. J’écoute le chuchotement du vent et les fleurs fondre au soleil. Cette fusion de couleur est symphonique. Dans le jardin de Monet à Giverny, un saule pleureur se mire dans un miroir d’eaux troubles. Au même moment, sur une toile de Van Gogh, des paysans se reposent à l’ombre d’une meule jaune dorée, par un chaud après-midi d’été.

Le temps aujourd’hui est mi-figue, mi-raisin. J’essaie de me perdre en flânant sur plus de trois kilomètres dans les rues étroites, m’imprégnant de l’atmosphère parisienne jusqu’à une ruelle pavée de pierre. Les odeurs des brûleries, des marchés aux fruits et légumes, des fromageries, des poissonneries et des boulangeries se mêlent à la musique d’un Orgue de Barbarie.

Des châtaignes recouvrent le sol. Je prends un chemin étoilé de feuilles de vigne et de marronnier jusqu’au carrousel de la gare où je dois le retrouver. Comme d’habitude, il est en retard et je l’attends en nouant mes cheveux. Une jeune fille fait peur aux oiseaux avec son parapluie. Ils s’envolent dans le bruit d’un battement d’ailes.

Les marchés de Noël de la tour Montparnasse sont parfumés de vins chauds à la cannelle, de gaufres et de pains d’épices. Il arrive vêtu d’un costume noir et me donne un baiser au goût d’expresso. Il porte sur lui le froid comme un parfum qui s’accroche à ses vêtements. En ballerine sur le miroir sans tain des trottoirs, je commande un cornet de marrons grillés. J’en brise l’écorce rougeâtre, lisse et dure. Des vapeurs sucrées au goût de noisette sortent de leur chair fumante.

Comme le jour se fane silencieusement, je lui demande de voir la tour Eiffel une dernière fois. L’air frais est parfumé de menthe herbacée et de coquelicot amer. La pluie pianote de Paster à Bir Hakeim. Chaque heure, la grande dame fait scintiller la Seine en y posant son reflet. Je la contemple et l’imagine peinte en contrastes simultanés comme sur les toiles de Delaunay. Main dans la main, nous attendons minuit pour la voir étinceler.

Deux verres de chouchen, élixir d’immortalité au miel, pomme et venin d’abeilles. La légende raconte qu’en avaler une gorgée fait reculer les heures. Nous en buvons pour prolonger le vertige perdu et pour fuir les silences éloquents. La tour Montparnasse est rouge rubis puis azurée dans la nuit noire. Des flocons tournoient comme des écailles de verre brisé. Le temps nous a désaccordés, mais notre histoire restera emprisonnée parmi les paillettes dans cette boule à neige semblable à celles que les touristes achètent comme souvenirs. Les métros sont fermés, nous rentrons en taxi.

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Ce dimanche 8 juin 2014, en fin d’après-midi, une section du grillage du pont des Arts a cédé sous le poids de milliers de petits boîtiers métalliques. Ce qui restait de notre amour s’est écrasé sur la passerelle. La clé repose immobile dans l’eau verte et ondulante de la Seine, en deçà du bruit des pas et des murmures ambiants que porte la brise.