Il s’agit de la manière la plus simple de dépeindre les nations. La plus commode. Par conséquent, la plus utilisée. J’ai grandi entourée de statistiques sur mon peuple.

Enfants, on nous a dit que nous avions très peu de chance de terminer notre secondaire parce que les chiffres prédisaient notre échec. Donc, pour prévenir les décrochages, des mesures d’accommodement ont été prises : examens facilités, nivelage vers le bas, aucun travail à faire à la maison. Et nous avons tout de même échoué. Qui peut se battre contre les chiffres.

Ensuite, il y a eu la toxicomanie. Problème de drogues, d’alcool, de détresse, jusqu’à inhaler toute sorte de substances dans des sacs en plastique verts. Parce que la douleur exige qu’on la gèle, même au péril de la tête, du corps et de l’esprit, même dans les endroits où il n’y a que de l’essence pour oublier. Là aussi, les chiffres ont été importants. Ils nous ont démontré que nous étions nés pour être dépendants. Que ça n’irait pas en s’améliorant. Les programmes. Ah les programmes ! Ils ont poussé comme les pissenlits au printemps. Partout. De la petite enfance jusqu’au bureau de poste, on nous rappelait les drogues et leurs effets, l’importance de ne pas consommer son premier joint, parce que même si ça peut être très plaisant, ça mènera forcément aux drogues fortes. Et des mots comme cannabis, cocaïne, nous les épelions sans faute dès le primaire. Mais nous préférions nos termes : metshetshishtemau, kauapat, qui nous permettaient de nous évader plus profondément. Les chiffres n’avaient pas tort. Nous nous sommes mis à consommer de plus en plus jeunes.

Plus tard, ils se sont mis à compter les suicides. C’était beaucoup plus grave que le décrochage ou même la consommation. Les chiffres se sont affolés. Désormais, nous étions devenus le peuple le plus à risque de s’enlever la vie. Nos hommes surtout. Ça crée une angoisse terrible. Et comme ailleurs certains attendent de gagner le million à loto, nous, nous attendions la mort, ou le désir de la mort. Comme une destinée.

Et maintenant Julie, je t’écris pour te parler de qui nous sommes. Et la première chose qui me vient en tête, ce sont ces chiffres. Ces statistiques. Comment s’en défaire. Comment défaire de petites choses aussi solides. Diseuses d’avenir. Inhumaines.

Un jour, un journaliste, certainement très au courant des chiffres, m’a demandé comment, moi, une Innue — il fallait l’entendre insister sur cet aspect — je m’y étais prise pour réussir mon parcours scolaire jusqu’à être diplômée à l’université. Je n’ai jamais pensé que je ne pouvais pas le faire. C’est ce que je lui ai répondu.

Nous avons été longtemps étudiés, sans que jamais personne ne se donne la peine de tenter de nous connaître.

Julie, je te raconterai tout ce que les chiffres ne disent pas.