Un. Fusil. D’assaut. Il a perdu un foutu fusil d’assaut. Là-bas, sur l’autoroute, juste après que lui et les autres membres du groupe d’intervention tactique sont venus s’entraîner au champ de tir. Il ne se rappelle plus tout à fait du comment ni du pourquoi de son étourderie, mais il se souviendra longtemps de cette journée, ça, oui. Il a, de mémoire, posé l’arme sur le toit de son véhicule. Ensuite, flou, incertitude. Conversation avec les collègues, oui, d’accord, rires, détournement d’attention sans doute, hâte, démarrage en trombe comme souvent. L’objet létal en partie fait de métal n’a produit, il croit pouvoir l’affirmer, aucun bruit en tombant sur l’asphalte chauffée au noir par un soleil d’été caniculaire. Non, aucun. Il l’aurait entendu, sinon, pas vrai ?

Au moment où il prend conscience de sa bourde, à trente secondes de son arrivée au poste, un individu mal intentionné a peut-être déjà trouvé l’arme. Dieu seul sait si à cet instant précis, le nouveau propriétaire du fusil ne va pas tenter d’abattre quelqu’un, à Montréal, à Laval ou ailleurs.

Dieu seul, oui, ou alors le tireur. Ce qui revient, peu ou prou, au même.

 

Sur les lieux de l’oubli, notre temps se suspend, nos sens restent en alerte. Les véhicules défilent à plus de cent kilomètres heure, pour la plupart bien au-dessus de la limite de vitesse autorisée. On voit bien que leurs conducteurs n’en ont rien à foutre, ni du « Maximum 100 », ni de la distance de sécurité – ces fameuses trois secondes d’écart entre eux et le connard de devant. Vouh, vouh, whoosh, whoosh, leurs passages éclair déplacent de l’air, nous giflent, nous bousculent. On se stabilise, on se recentre, se concentre. En balayant la route du regard, on aperçoit soudain cette forme oblongue, obscure, gisant à proximité de la bande d’arrêt d’urgence. Alléluia, objet retrouvé.

Vouh, vouh, whoosh, whoosh, un VUS nous frôle à cent vingt, peut-être cent trente, salopard de chauffard. Déséquilibre, on se reprend, on recule, vigilance, blocage. Le temps que notre œil fasse de nouveau le point, merde, l’arme a disparu. Personne dans les parages, pourtant ; rien qu’un ciel d’un bleu bien dur, narquois, et la route, bande ténébreuse qui s’y dilue au loin, et tous ces points fuyants, de couleur rouge, verte, gris métallisé et on en passe, dans un sens de notre côté, dans l’autre derrière le terre-plein, on ressent les vibrations jusqu’ici, plate-bande à l’herbe tantôt vive, tantôt brunie, cramée par l’été.

 

Putain, où est passé ce foutu fusil ? Les possibilités affluent. La plus probable : un automobiliste se sera arrêté sur le bas-côté et l’aura ramassé, ni vu ni connu, au milieu de ce nulle-part de béton et d’acier. L’automobiliste, c’est peut-être Bernard, 49 ans et usé avant l’âge, alcoolique ventripotent, qui ce matin même a perdu son boulot de technicien dans une usine d’assemblage de fours et qui ne peut se résoudre à rentrer chez lui, à l’annoncer à son épouse. Laquelle dort encore d’ailleurs, parce qu’elle trime de nuit dans une manufacture elle aussi, celle d’un géant américain des produits alimentaires qui, mais ça les gens l’ignorent pour le moment, cessera sous peu ses activités dans la région. Bernard, donc, pour le coup, empruntera la prochaine sortie et retournera d’où il vient. Il se stationnera aux pieds de l’entreprise qui jusqu’à aujourd’hui l’employait avec force grands sourires et tapes dans le dos, et pénétrera dans les lieux, se dirigera vers le bureau du PDG pour y déverser le chargeur d’acier presque plein de 25 cartouches de 5,56 mm OTAN, sa haine des grands patrons, des actionnaires, du chômage soudain et des fins de mois bientôt très difficiles. Il se gardera une rafale pour lui, crosse rétractée, canon plaqué sous le menton.

 

L’automobiliste, c’est peut-être aussi Philippe, 32 ans, qui se rend comme chaque jour à son club de gym et chez qui la prise de stéroïdes, il ne l’a pas remarqué mais son entourage, si, provoque de plus en plus de sautes d’humeur. Il y a dix minutes à peine, il a explosé de colère, seul au volant de sa Subaru Impreza modifiée dans un garage de Boucherville, parce qu’un type avait osé le doubler avec une voiture moins performante que la sienne. Comble de la provocation, un Arabe se trouvait au volant. Bon, Philippe n’a eu le temps de jauger que la passagère, une jeune femme voilée. Mais, forcément… Philippe, ainsi, a peut-être discerné le fusil près de la voie de droite. Il a l’habitude de regarder des films d’action, surtout les Fast and Furious, et un détail comme celui-là n’aura pas échappé à son œil de lynx. Il aura freiné sec, brandi un doigt d’honneur à l’abruti de derrière qui heureusement ne le suivait pas de trop près mais n’aura pas pu s’empêcher de klaxonner à tue-tête. Philippe se sera rué hors de sa voiture et la suite, on la connaît. Notre homme aura effectué le reste du trajet en roulant mollo à quatre-vingt, quatre-vingt-dix, avec le fusil planqué sous une couverture quelque part sur la banquette arrière. À Laval, Philippe aura rejoint sa copine du moment, Kimberly, brune, bardée de tatouages ethniques et qui n’arrête pas de le fatiguer à propos d’une famille de Chinois, ou de Sud-Américains, elle ne sait pas elle-même mais en tout cas ils ont des yeux trop bridés pour venir d’ici. Famille, répétera-t-elle, qui habite dans le même triplex qu’elle et qui occupe deux places de stationnement, ce qui est franchement du vol. Philippe haussera les épaules comme d’habitude et lui annoncera qu’il a une surprise pour elle. Elle croira à une blague sexuelle, il lui dira « mais non », ils rigoleront puis, mi-fébrile, mi-excité, il exhibera sa trouvaille. Elle caressera le canon, un bon 21 cm, se permettra une comparaison avec l’organe de reproduction de son mâle, ce qui fera encore marrer ce dernier, puis ils baiseront comme des bêtes, avec le fusil disposé bien en vue, histoire de se stimuler, dans un coin pas loin du lit. Le soir, Philippe proposera d’aller foutre la trouille à ces immigrants qui se croient chez eux partout même quand il s’agit de garer leur auto. Peut-être qu’il appuiera par mégarde sur la détente, x balles perdues, trois, quatre, cinq vies gâchées. Ou alors, l’excitation sera retombée et il ne se servira de l’arme que le lendemain, quand il passera saluer son cousin Jonathan, « Jo », à Québec. Là-bas, il se verrait bien mettre en joue un de ces chauffeurs de taxi venus d’ailleurs eux aussi, qui chialent contre Uber mais arrivent toujours en retard, quand ils ne vous laissent pas en plan. Sans compter qu’ils écoutent fort leur musique d’arriérés ou alors les discussions débiles des radio-poubelles, que Philippe déteste également au point, pourquoi pas, tiens, d’aller mitrailler leurs studios. Par-dessus le marché, ces barbus se croient encore au bled en meuglant à tout-va et en imposant à leurs femmes, leurs filles et bientôt, Philippe en a la conviction, aux Québécoises, de se cacher les cheveux, voire la face entière. Et bien sûr si elles ne s’exécutent pas, se rebellent ou émettent le souhait de divorcer, leurs maris ont droit de les battre, de les brûler vives, de leur balancer du vitriol en pleine gueule, et à quand la lapidation en place publique, chez nous, dans notre pays ? Après avoir déployé la crosse, resserré le poing sur la poignée-pistolet, Philippe collera un instant son œil dans le viseur ajustable en métal comme il l’a souvent vu faire dans les films. Il sourira et puis il tirera, tirera, tirera, sur tous ces islamistes qui bougent, qui roulent sans impunité dans les rues de la ville de son cousin. Il éprouvera une certaine jouissance en observant les corps tomber et les étuis vides jaillir de la fenêtre d’expulsion du fusil.

 

Il se peut, cependant, que l’automobiliste chanceux, ce soit plutôt Jean-Michel, 28 ans, bientôt 29, fatigué de pleurer chaque fois qu’il quitte son appartement pour son travail. Non pas qu’il se sente mal au boulot, bien au contraire. Il y éprouve une sensation de sécurité, de bien-être, d’harmonie. Ses collègues, qui le surnomment avec tendresse JeanMimi, lui donnent avec joie l’accolade et le cajolent. Ils respectent son extrême sensibilité. Même les homophobes – ceux à qui il pense en ont l’air en tout cas – essaient de lui sourire. Bon, ça ne fonctionne qu’à moitié, mais au moins, leur jugement s’arrête aux regards qu’ils lui jettent, à la fois dégoûtés et effrayés du désir qu’il pourrait, sait-on jamais, susciter dans leur cœur ou leur bas-ventre. Le problème de Jean-Michel se situe ailleurs qu’au bureau. Chez lui. Jean-Michel vit en couple avec Richard, dix ans, une tête et au moins quinze kilos de plus que lui. Richard n’arrive pas à gérer sa colère. Il n’en a jamais été capable, à vrai dire. Il bosse dans l’immobilier, supporte mal la pression, sniffe de la coke et se montre hautain, puis tendre, puis hautain encore, puis méchant, puis violent. Chaque soir il se défoule sur Jean-Michel, il hurle puis le gifle puis le roue de coups de poing, parfois il le prend de force aussi. Jean-Michel alors reste figé, tétanisé, il accepte tout et se convainc que c’est de sa faute ; qu’il a mal agi ou laissé fuser un mot de travers, et il se jure qu’il ne recommencera plus, qu’il devrait quitter Richard, mais non qu’il l’aime il ne peut pas lui infliger ça. Et ainsi de suite, coke, coups, viol, coke, coups, hurlements. Les voisins n’interviennent jamais, ils baissent la tête les rares fois où Jean-Michel les croise, bon et puis des tapettes qui se tapent dessus, c’est logique, pensent-ils sans doute. De toute façon, la violence conjugale dans un couple homo est-ce que c’est sérieux ? Jean-Michel, quoi qu’il en soit, aura peut-être remarqué ce drôle d’objet sur la route. Un fusil, oh mon dieu oh mon dieu oh mon dieu. Il se sera arrêté, stationné avec maladresse, aura saisi l’arme en tremblant. Il aura prévu de la ramener à la police. Et puis, en repensant aux brutalités de Richard, il tressaillira de nouveau, sanglots, hoquets. Il la rangera dans son coffre, mais non qu’est-ce que, mais si, et quand il rentrera ce soir, il l’aura enveloppée dans une housse. Et il franchira le seuil de leur appartement avec elle sous le bras, camouflée toujours. Et Richard lui tombera dessus, la routine, Jean-Michel lui criera « arrête, je t’aime ! » mais tirera une rafale un peu au hasard, surpris d’avoir cette poigne soudaine, adrénaline, folie passagère, et malgré tout pantelant d’épouvante, de honte, de chagrin.

 

Ou alors, c’est une femme qui aura trouvé le fusil. Une qui, pour bien faire, a fréquenté les Forces armées et qui en a marre de tous les outrages, les affronts que subissent ses pairs.

Ou alors encore, ce sera un membre d’un gang de Sainte-Rose ou de Rivière-des-Prairies, qui a l’habitude de traîner aux abords des autoroutes. Un gamin à peine sorti de l’adolescence, et qui rêve d’en découdre avec ceux qui ont le culot d’arborer la couleur rouge dans son secteur, ses rues.

Peut-être que ce sera plutôt un féru de chasse, un gars qui roule en 4×4 décoré d’une tête d’orignal, et qui décidera de flinguer quelques animaux sauvages avec ce fusil d’assaut, juste pour constater le résultat, la boucherie.

Peut-être, oui, peut-être, que le fusil finira entre les mains d’un Canadien aspirant djihadiste, blanc, caucasien, hétérosexuel, qui s’est récemment découvert une raison de vivre et une vocation politique anti-tout ce que vous voudrez, et qui, à défaut de pouvoir rejoindre l’État islamique vu ce qu’il en reste, se contenterait de supprimer un grand nombre de mécréants d’ici.

 

Dieu seul sait si à cet instant précis, le fusil ne se trouve pas entre des mains désireuses de tirer sur quelqu’un ou dans le tas, à Montréal, Laval ou ailleurs.

Dieu seul, oui, ou alors le tireur. Ce qui revient, peu ou prou, au même.