Tu entendras ton alarme sonner. Tu n’auras aucune envie d’entendre ton alarme sonner. C’est à demi consciente que tu interrompras le bruit le plus désagréable qui ait jamais existé : la sonnerie par défaut de ton iPhone 5. Tu appuieras sur l’indicateur snooze de ton écran tactile, naïvement soulagée de t’accorder ce ridicule quinze minutes de sommeil qui ne réduira en aucun cas ton niveau de fatigue. Le phénomène se répètera un bon nombre de fois avant que tu ne te réveilles enfin.

Éveil tardif basculant vers le trop tard.

De toute façon, c’est en jonglant entre le tardif et le trop tard que tu débutes la plupart de tes journées. L’adrénaline te portera hors du lit et te décidera à clore le cycle incessant de ton alarme. Une alerte apparaîtra sur ton écran. Tu choisiras de l’ignorer, te rappelant la tempête annoncée depuis la veille.

Une fois ton téléphone redéposé hâtivement sur ta table de chevet, tu n’auras que quelques minutes pour accomplir tes rituels quotidiens : te brosser les dents, te soulager, faire ton lit, t’habiller, essayer de prendre en compte la température extérieure en ce mois de décembre imprévisible, tirer les rideaux et laisser le soleil envahir ton deux et demi, histoire d’offrir à tes plantes la lumière essentielle à leur survie, te rendre compte que tes plantes sont presque mortes, arroser tes plantes frénétiquement, te demander si tes plantes meurent parce que tu les arroses trop souvent ou pas assez souvent, arranger tes cheveux, prendre beaucoup trop de temps pour arranger tes cheveux parce que tu n’as aucune idée de la façon dont on arrange des cheveux, paniquer sur le temps qu’il te reste, vérifier à quelle heure passe ton bus, mettre du mascara, éternuer, mettre du mascara partout ailleurs que sur tes cils, penser à déjeuner, préparer ton sac, oublier deux ou trois éléments essentiels au bon déroulement de ta journée, mettre un manteau sans te préoccuper de la température, te préoccuper de la température, changer de manteau, oublier tes gants sur le bord de la table, sortir sans prendre tes clés, retourner à l’intérieur pour prendre tes clés, verrouiller la porte de ton appartement, dévaler l’escalier, sortir de l’immeuble, réaliser que tu n’as pas déjeuné, marcher rapidement tout en évitant de courir vers l’arrêt d’autobus, vérifier l’arrivée imminente de l’autobus sur un iPhone 5 qui fait des siennes depuis la dernière mise à jour et te dire que l’obsolescence programmée, « c’est de la marde ». Tu apercevras ton autobus, immobilisé de l’autre côté de la rue. Sa lumière sera verte, la tienne sera rouge. Tu jureras. Toutefois, juste au moment où l’autobus s’apprêtera à repartir, l’arrivée d’une ambulance dans l’autre sens l’arrêtera net. Au même moment, ta lumière passera au vert. Tu courras sans plus attendre vers les portes de l’autobus et enfin t’accorderas un moment pour souffler, ébahie par le timing parfait de l’ambulance. Il sera huit heures. L’autobus sera noir de monde – tu penseras que les gens se lèvent beaucoup trop tôt. Tu n’essaieras même pas de trouver un siège. En te frayant un chemin vers l’arrière du bus, tu te demanderas pourquoi le passager moyen n’avance pas le plus loin possible afin de laisser la place aux nouveaux arrivés comme si être debout en avant de l’autobus était plus confortable qu’être debout en arrière. En sortant de l’autobus, tu te promettras de te réveiller plus tôt à l’avenir, de te laisser le temps de prendre un café et peut-être de lire quelques pages du livre que tu n’arrives jamais à finir. Ce sera un mensonge et tu en seras parfaitement consciente.

Tu envisageras ta journée tout entière : cours, étude, gym, douche, repas, étude. Tu aurais pu douter si tu avais été un peu plus alerte, si tu avais regardé les nouvelles la veille, si tu t’étais intéressée à ce qui t’entoure. Mais tu ne t’intéresses pas à la politique, tu ne t’y es jamais vraiment intéressée. En fait, c’est ce que tu dis aux autres lorsqu’ils te demandent ton avis sur un sujet qui te dépasse. Tu n’avouerais jamais que le sujet te dépasse. Les nouvelles, c’est Facebook et Instagram qui te les apportent. Tu es ainsi tenue au courant du viral et de l’anodin. C’est ce genre de nouvelles qui se rendent jusqu’à toi. Tu ne te préoccupes pas des débats sur l’austérité ou les signes religieux. Tu ne sais pas comment te faire une opinion et tu penses que ce n’est pas à toi d’en avoir une de toute façon. Il y a des gens plus qualifiés, élus pour se préoccuper de ces problèmes-là. Toi, tu étudies en optométrie. Ce que tu veux, c’est vivre dans ta routine, confortable, faire un peu d’argent, avoir une famille et regarder des yeux. Des yeux myopes, des yeux astigmates, hypermétropes, presbytes, fonctionnels. Name it. Problème, solution. C’est simple, c’est parfait.

C’est dans le confort de cette certitude que tu marcheras vers ton pavillon. Ton cours sera à huit heures trente, tu seras en retard. Comme d’habitude. À la limite de la marche rapide et de l’embarras. Comme d’habitude. À mi-chemin entre l’arrêt d’autobus et ton pavillon, tu te rendras compte que tu as oublié ton lunch soigneusement préparé la veille. Tu lâcheras un bref soupir en te demandant où tu vas dénicher les deux bras que la caissière te demandera pour manger ce midi. Ton passage devant le pavillon sera ponctué d’une rencontre inhabituelle avec un groupe d’étudiants habillés tout en noir. Tu apercevras un drapeau rouge dans les mains de l’un d’eux. Tu te souviendras vaguement d’une notification Facebook datant d’une semaine. Un événement auquel une connaissance, gauchiste, férocement gauchiste, trop gauchiste pour toi, t’avait invitée. Tu auras la même pensée en croisant les étudiants grévistes que lorsque tu avais décliné l’invitation. Tu te diras qu’ils auront encore trouvé une raison pour ne pas aller en cours. Il fera froid, tu n’auras pas tes gants, tu auras envie de te réfugier au chaud le plus rapidement possible. Tu passeras rapidement le troupeau d’étudiants louches. Ils ne t’accorderont pas plus d’attention que tu leur en accorderas.

Sans surprise, le cours sera commencé quand tu entreras dans la classe. Tu te feras petite en dérangeant aussi peu que possible. Il te faudra tout de même trouver une place avec une prise de courant : ton ordinateur, un Mac d’une génération ancienne, capricieux, aura besoin d’une source électrique. Tu réitéreras que l’obsolescence programmée, « c’est réellement de la marde ». Tu ne remarqueras pas tout de suite l’absence évidente d’un nombre substantiel d’étudiants. C’est seulement après avoir allumé ton ordinateur, prête à la prise de notes incessante que demande ton cours complémentaire plus ou moins intéressant, que tu lèveras les yeux vers le reste de tes comparses. L’auditorium habituellement rempli d’une bonne cinquantaine d’étudiants sera pratiquement vide. Vous serez dix. En comptant le professeur. Professeur qui, contrairement aux étudiants, ne sera pas du tout perturbé par le vide devant lui, l’écho lui renvoyant ses propres paroles, paroles dont il s’abreuvera avec plaisir. Tu fronceras les sourcils, incertaine de ce qui aura provoqué un tel désistement. Tu chercheras réponse dans les yeux de tes comparses. Ces derniers feront de même. Tu hausseras les épaules. Tu continueras ta prise de notes en te disant que tu ne les donneras à personne. Tant pis pour eux, ils n’avaient qu’à se présenter au cours, et tant mieux pour l’écart type au prochain examen. Tu pourras peut-être augmenter un peu ta cote Z.

Après la première heure du cours, deux de tes semblables partiront rejoindre les absents. Tu te diras que tu as finalement fait un bon choix en prenant un cours complémentaire en sciences sociales. Les étudiants en sciences sociales manquent clairement de volonté.

 

En sortant du pavillon des « va nus pieds » pour te rendre à ton prochain cours, tu iras d’un bon pas. Tu as cette cadence habituelle qu’ont les gens toujours en retard. Que tu sois dans un réel empressement ou non, ton pas est toujours bon.

L’aspect désertique du campus te surprendra. Il n’y a jamais beaucoup de monde dehors à ce temps-ci de l’année de toute façon. Tu tenteras de te convaincre, sans toutefois arriver à chasser des images de drapeaux rouges et d’événements Facebook de ton esprit. En entrant dans le pavillon de médecine, tu t’interrogeras plus sérieusement. La réverbération de tes pas te surprendra. Tu ne croiseras personne en montant vers la salle de classe. Il n’y aura personne non plus sur le podium qui fait face à l’écran de projection. Tu regarderas l’heure sur ton iPhone 5. Après avoir ignoré une seconde fois l’alerte inutile qui ne cesse d’apparaître sur ton écran, tu remarqueras qu’il te reste 10% de batterie alors qu’elle était à 90% ce matin. En marmonnant des injures contre l’obsolescence, tu remarqueras aussi que tu es en retard. De trois minutes. Le cours aurait déjà dû être commencé. Inquiète, tu vérifieras ta messagerie au cas où le cours ait été déplacé dans un autre local. Un courriel de ton professeur à l’objet on ne peut plus clair : Cours annulé. Tu ne liras pas plus avant. Tu te douteras bien que l’absentéisme des étudiants grévistes aura été la cause de l’annulation. Soulagée, tu te verras déjà, de retour chez toi, en train de prendre la douche que tu as dû sauter ce matin, manger le lunch qui repose sur ton comptoir, peut-être même te payer le luxe d’une petite sieste avant d’étudier pour tes examens de la semaine prochaine. C’est à ça que tu penseras en retournant à l’arrêt d’autobus, à tout ce que tu pourras faire de ce temps qui t’aura été gracieusement rendu. Tu ne t’étonneras donc pas de la vacuité du campus. C’est en arrivant à ton but que tu recommenceras à te questionner. L’écran qui annonce d’ordinaire les heures de passage restera noir. Tu entendras des sirènes au loin et lèveras les yeux, intriguée. Puis tu remarqueras les colonnes de fumée qui s’élèvent dans la froideur de cette journée glaciale, dépourvue de vent. Tu en concluras qu’un feu d’une ampleur substantielle a pris au loin. Tu ne feras pas de lien entre manifestation étudiante et colonnes de fumée.

Ton attention se tournera vers ton moyen de transport inexistant. Un problème que tu jugeras plus urgent que la fumée de provenance inconnue. Tu utiliseras ce qu’il reste d’énergie à ton cellulaire pour t’informer : aucun arrêt dans la ville ne sera desservi aujourd’hui. Tu repenseras à l’alerte, mais lorsque tu voudras te renseigner enfin, ton téléphone tombera à plat. La dernière mise à jour qu’il aura installée sans ton consentement aura eu raison de lui. Tu prendras la décision de marcher. Marcher vers la chaleur de ton appartement. Marcher vers les colonnes de fumée inquiétantes.

Sur ton chemin, tu entendras des cris lointains, des bruits sourds, des alarmes et des sirènes. En tournant le coin d’une rue, tu t’immobiliseras net. Tu les verras s’étendre dans l’horizon, comme un monstre mouvant, sans fin. Impossible d’en reconnaître les parties. Ceux qui matraquent, ceux qui tirent et ceux qui écorchent. Tous se confondront. En couleurs et en gestes. Quelqu’un entrera dans ton champ de vision, un homme à ta droite. Côte à côte, silencieux, vous partagerez un instant de terreur.

 

C’est à ce moment-là que tu comprendras que ta journée n’est peut-être pas aussi habituelle que prévu.

C’est l’homme qui s’activera en premier. Ton corps te semblera comme un fardeau alors que ton regard restera figé sur le sang et les cris. Sur la scène qui te fait face. Ton regard restera figé quand il te tirera de force dans un commerce où d’autres se seront réfugiés. Ton regard restera figé lorsqu’il te hurlera de regarder ailleurs. Ton regard se brisera lorsqu’il te poussera derrière une table renversée. Tu te demanderas comment diable une table pourrait bien vous protéger de l’effroi. Tu ne sauras pas si les cris te viennent des gens qui t’entourent ou des malheureux perdus dans le chaos extérieur. Tu sentiras ta respiration s’obstruer par un poids grandissant dans ta gorge. Tu ne remarqueras tes larmes que grâce au brouillard qu’elles causeront, brouillant ta vue. Ta vue sur la froideur de la scène, une scène comme ralentie par l’hiver. Une froideur bleue et blanche. Un blanc ponctué de rouge. Tu laisseras ton regard divaguer vers ce qu’ils auront détruit. Les commerces et les maisons enflammés, les voitures renversées. Tu essaieras à nouveau de ravaler cette boule solidement logée dans ton œsophage. Tu voudras jurer, crier, agir. Tu resteras immobile.

Tu fermeras les yeux, incapable d’en voir davantage. Tu regretteras aussitôt, le bruit assourdissant des corps qui se déchirent et des cris de détresse qui surgissent de tous les côtés n’en sera qu’accentué.

Tes tremblements seront le résultat du froid et de la peur.

Désespérée, tu fermeras les yeux à nouveau. Incertaine de préférer le son à l’image. Tu songeras à la chaleur de ton deux et demi, tu t’imagineras fermer la porte sur l’incompréhensible qui t’entoure. Tu t’imagineras zigzaguer entre les corps ensanglantés, agitant un drapeau blanc que tu aurais rapidement improvisé à l’aide de ton pull crème. Tu te diras que les policiers comprendront que la cause, quelle qu’elle soit, ne t’intéresse pas. Que tu n’as aucune envie de prendre parti. Ils réaliseront que tu n’es qu’une simple citoyenne, aspirante optométriste, et que tout ce que tu désires, c’est une routine réconfortante.

 

L’entrée d’autres réfugiés dans votre oasis périlleuse te forcera à délaisser le songe. Tu comprendras qu’avec la poignée de citoyens ordinaires qui se collent à toi, vous êtes coincés. Menacés par un chaos mortel. Une étoffe écarlate attirera ton regard. À tes côtés, celui qui t’aura tirée à l’abri, habillé tout en noir, drapeau rouge à la main. Cette foutue boule à la gorge t’empêchera de parler. Les autres t’entourant sembleront dans le même état que toi. Sanglotant silencieusement, stupéfaits et terrifiés. Vos regards se croiseront, la parole ne sera pas nécessaire. Il détournera les yeux.

Si ton iPhone 5 se décidait à fonctionner, tu pourrais enfin lire cette maudite alerte.