Dans une réalité parallèle, j’ai un enfant de huit ans dont je ne sais pas s’il est garçon ou fille. J’y pense souvent, soulagée, tellement, de ne pas avoir à lui expliquer les koalas brûlés, les abeilles qui meurent par millions, les girafes, les oiseaux et les caribous qui disparaissent. Je n’ai que moi à essayer de consoler. Soulagée, presque heureuse, qu’il ou elle ne me voit pas assise devant mon ordi à brailler, figée de peur et de tristesse par ce qui arrive au monde.

Chaque jour je réalise mon bonheur de laisser à celles qui l’ont choisi les couches et le vomi ; ma joie d’avoir du temps et du silence, celle surtout de ne pas avoir à gérer les querelles, les petites guerres, les mesquineries, la violence des enfants.

Je ne vis ni mieux, ni plus mal qu’une mère, mais je refuse de sacrifier quoi que ce soit, de me mettre en veilleuse, d’attendre quoi que ce soit en retour de mes années volées (données ? perdues ?)

*

« Vous savez, la fertilité revient vite après une interruption de grossesse. Avez-vous pensé au moyen de contraception que vous voulez utiliser ? »

La femme médecin insiste fort sur les hormones.

Je ne veux rien savoir, rien qui vienne me jouer dans les tripes ni dans la tête.

Je veux tout sentir, être connectée à mon corps, même si chaque mois à l’approche de mes règles, j’ai l’impression de devenir folle. La puissance de ce qui se passe en moi à ce moment-là m’étonne, m’enrage et m’émerveille. Elle me regarde perplexe quand je lui dis que je veux utiliser un stérilet, en cuivre, sans hormones.

Des années plus tard, quand je le ferai retirer, on me demandera si je veux le garder.

Est-ce que la gynéco est sérieuse ? Qui garde ça ? Et pourquoi ?

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F et moi déjeunons chez Cora. Il fait soleil, ça réchauffe le visage et on s’empiffre. Nous faisons comme si de rien n’était, avons une conversation légère sur je ne me souviens plus quoi. Nous nous connaissons si peu et pendant quelques semaines, il y a un enfant invisible entre nous, qui pourrait nous lier à jamais (je ne sais pas encore que même sans venir au monde, cet enfant nous liera toujours, F et moi.)

Ça serait un bon moment pour rompre, mais je chasse l’idée de mon esprit. Je choisis de souffrir plutôt que de faire souffrir, prise entre des voix contradictoires, tout le temps. L’une qui me dit de prendre soin de moi, de m’écouter, et l’autre qui m’ordonne de donner une chance à F. Et une autre me marmonne que je n’ai que ce que je mérite d’être tombée enceinte, que j’avais qu’à faire attention. Enfin, une dernière, qui jouit de me faire sentir coupable, autant face à F qu’à l’enfant qui ne naîtra pas.

J’ai un pied dans la vie, l’autre dans ma tête. Si j’avais plus que deux pieds, j’en aurais un sur papier, un dans une autre vie imaginaire, un sur un autre continent.

On entend souvent : « Avoir un enfant, ça m’a groundée, ça m’a enracinée. »

Moi, en ce moment, tout ce que je veux, c’est flotter.