Jour après jour, la malédiction poursuit Franck. Sortir à la même heure. Prendre l’autobus.

Réveil difficile, matin morne. Lenteur. Lourdeur. Solitude.

Près de la station Honoré-Mercier, le froid le happe. Un vent glacé s’engouffre et ondule, sournois, entre les immeubles de bureaux et les vitrines embuées des fast-foods derrière lesquelles des obèses se goinfrent déjà, si tôt. Vite, rejoindre l’abri de verre.

L’hiver le hue, le transperce.

Coup d’œil au panneau d’affichage érigé à deux mètres cinquante au-dessus du sol. Prochain passage dans une minute. Franck consulte sa montre.

Soixante-quinze secondes s’écoulent. Des voitures vont et viennent sur le boulevard à quatre voies, klaxonnent, se doublent en vrombissant. Un crétin au volant d’un bolide orné d’ailerons semble trouver amusant de faire brailler son moteur et mugir son pot d’échappement. Franck ferme les yeux, se bouche les oreilles. Ça claque dans le frimas, on croirait entendre le pet d’un trou du cul géant.

Quatre-vingt-dix secondes. Quatre-vingt-quinze. Bon alors, qu’est-ce qu’ils fabriquent encore ?

Quatre-vingt-dix-huit… Ah ! Là, au feu rouge.

L’immense chenille vert fluo se meut jusqu’à Franck et les autres voyageurs, ces cloportes qui grouillent par dizaines sur le trottoir et qui le dégoûtent à chaque fois davantage.

Franck se fraie un chemin au milieu de cette foule agglutinée et embarque après qu’une poignée de connards soient descendus par la porte avant. Soupir. Une annonce sonore ressasse x fois par trajet de bien sortir, s’il vous plaît, par l’arrière, mais ces demeurés n’en font qu’à leur tête.

Ascension interminable. Le voilà presque à l’intérieur, au chaud. Les autres, là, derrière, se retiennent de pousser fort, pire qu’une envie de chier. Visiblement pressés de trimer pour un employeur qu’ils détestent, ou alors de se farcir des cours au collège, à l’université ou dans on ne sait quelle boîte de formation bidon, pour décrocher un diplôme ou une certification qui ne leur servira à rien – de toute façon, vu le niveau général…

Progression vers la cabine. Franck grogne un mot, de politesse sans doute, à l’attention du chauffeur. Une femme aux commandes. Pourquoi pas. Par contre, c’est une vraie mocheté.

Il s’installe à sa place, près des fenêtres. À gauche, le siège a été pris d’assaut par un jeune, un rapide !, un de ces post-milléniaux élevés comme s’ils demeuraient la huitième merveille du monde (et ce en dépit de caprices et de conneries répétés, puis de chantages aux fugues et aux suicides pendant toute l’adolescence), créatures aux pouces adroits et aux yeux toujours rivés sur leurs téléphones, quoi qu’il arrive (une mamie peut claquer une crise cardiaque devant eux, rien à cirer). Le garçon porte un jeans retroussé et de fines espadrilles aux pieds. Sans chaussettes. En plein hiver. Par moins cinq. Et après, il se plaindra qu’il se les gèle, que c’est dur, la vie… Avec ses écouteurs dernier cri, le jeunot semble coupé du reste du monde. Mutique. Hautain. Franck parie que les seules fois où ce spécimen de la nouvelle génération va l’ouvrir, sa gueule, c’est pour se vanter de manifester pour la planète avant de courir s’acheter le nouvel iPhone et de publier un selfie sur Instagram. Ou pour énoncer des banalités du style « le racisme, oh, la, la, c’est mal, je suis pour l’accueil des réfugiés » (mais pas chez toi, parce que tu es juste en coloc’ et qu’il n’y a déjà plus de place, c’est ça ?), ou « je m’intéresse pas à la politique, parce que la politique s’intéresse pas à moi » (comme si t’avais quelque chose de spécial). Et encore, tout ça éructé avec une voix haut perchée et nasillarde, un truc affreux, ampoulé, qui sème instantanément le doute quant à la virilité biologique de l’individu. Écœurant.

Du gris défile sur les côtés. La neige souillée, la ville, un bout de ciel bas et lourd.

Franck grimace. Un trentenaire le frôle, l’écorche presque avec son sac à dos bourré de barda. Les deux hommes échangent une œillade noire. Gaffe, quand même. L’autre ne paraît pas si grand mais large d’épaules, il doit fréquenter les salles de sport, peut-être même prendre des stéroïdes (merde, la queue et les couilles riquiqui qu’il doit avoir, celui-là), et il arbore une barbe bien épaisse, un bouc dru et ténébreux qui commence à lui donner l’air d’un Arabe poseur de bombes. C’est fou le nombre de gars de cet âge qui se laissent pousser les poils sur le menton à la Allah Akbar alors qu’ils se rasent la bite et tout le reste. Pas cohérents pour deux sous.

Plus que trois stations. Putain, il n’en peut plus.

Une femme le bouscule dans son assise, force le passage, lui marche limite dessus, elle veut descendre, vite, elle a peur de louper le coche, cette conne. Franck la sodomise du regard.

Gris, neige, étalement urbain, brouhaha. Des gens montent, embouteillages dans l’allée centrale. D’autres essaient de débarquer. Naturellement, certains restent plantés en plein milieu ou devant les portes, histoire de bien congestionner, ça et là, des tronçons du véhicule.

Bruissement. La chauffeure (ça se dit pas, ça, si ?) freine brutalement. Non seulement cette abrutie est laide, mais elle conduit comme un pied. Les gens valsent, Franck manque de se manger le coude d’un voisin, un idiot qui raconte sa vie au téléphone. Des distances s’instaurent. On s’éparpille, un peu.

Un quinquagénaire décati s’immisce dans la brèche ouverte parmi les voyageurs. Cerné à mort, mal rasé, le type flotte dans son manteau long et pelucheux. Et en plus, il pue du bec, vinasse et tabac froid, Franck les renifle jusqu’ici.

Sentiment de répugnance. Le gueux descend un arrêt plus loin, Franck le regarde disparaître, aspiré par la rigueur de l’hiver derrière les vitres sales – merde, est-ce qu’il leur arrive de nettoyer leurs foutus autobus ?

Franck croit distinguer derrière cet écran de crasse l’enseigne d’un magasin d’alcool. Ah, ouais, d’accord : le vieux va s’acheter une bouteille de fort. Ça lui rappelle ces schizophrènes qui débarquent dans le débit de boissons de son quartier en parlant à Dieu sait qui. Ces cinglés ont décidé de cesser de prendre leur médication, mais pas leur litre de vodka ou de gin journalier, ah ! ça, non. Hommes, femmes, jeunes, aînés, blancs, noirs, autochtones, des pouilleux, des tatoués, des pas trop mal habillés, et même des branchés punk ou des hipsters défoncés, Franck en voit des tas qui déboulent, beuglent à tue-tête et foutent le bordel pour un rien. Une fois, la police a dû intervenir afin d’expulser de la succursale un taré en crise qui voulait tout casser : les bouteilles, les vitrines et les gueules des employés terrorisés.

Un ding ! retentit. Quelqu’un vient d’appuyer sur le bouton rouge « arrêt demandé ».

Franck revient à lui, à l’humanité qui l’entoure dans cet autobus bondé.

Déception, petite rage. Il aurait aimé lui-même activer ce signal.

Chaque matin, il s’est imaginé, pour se consoler peut-être, que cette simple pression revenait à déclencher l’arme nucléaire, comme ce que l’inconscient collectif croit que bricolent les dictateurs et les présidents zélés dans leur bureau ovale ou quadrangulaire.

Chaque matin, il a projeté l’idée, noire, que la plupart de ses congénères disparaîtraient d’un coup, soufflés par une explosion atomique ou éradiqués par du gaz sarin balancé à l’échelle planétaire.

Franck se dirige vers la porte avant. D’autres usagers, encore des inutiles, des tronches de con, des pue-la-sueur-ou-le-cannabis, des jeunes branleurs, des vieux enculés, le toisent.

Ouverture, rampe d’accès dans un chahut de bips.

Franck se retrouve sur le trottoir gelé. Il agite les bras pour avancer, s’arrête. La fureur lui brûle la gorge. L’amertume le fige sur place.

Franck regarde droit devant lui. Bientôt, l’autobus ne ressemble plus qu’à un minuscule point vert, même plus fluo, juste brumeux.

Le vent siffle, conspue Franck.

Des piétons contournent Franck sans un regard. Des automobilistes passent à deux mètres de lui et l’éclaboussent de neige sale.

Franck déglutit avec peine. Il vient d’entamer le 1742e jour du reste de sa vie depuis l’accident de la route qui l’a cloué dans un fauteuil roulant.