Lorsque j’ai commencé à écrire mon roman intitulé L’Interrogatoire de Salim Belfakir (Druide,2016), je voulais mettre en scène des personnages pour lesquels la religion, l’origine sociale, la couleur de la peau ne détermineraient pas ce qu’ils vivent et ce qu’ils sont. Ce projet utopique, certains diront naïf, s’est rapidement transformé, mais j’en ai gardé le substrat premier.

Car rien n’est simple dans cette histoire, où chacun a à combattre, d’une certaine manière, des éléments qui, s’ils le constituent, lui échappent aussi.

Salim Belfakir, par exemple, qui prête son nom au titre du roman, n’est ni Arabe ni Musulman. Né d’un père marocain qu’il ne connaîtra jamais, il est élevé par sa mère bretonne dans la vieille ville de Saint-Malo et deviendra boulanger.

Assistante juridique descendue de Paris jusqu’à Rennes pour couper les ponts avec son père fugueur et sa mère un brin fêlée, Éliane Cohen s’endormira chaque soir au son d’une voix qui lui susurrera une phrase en arabe qu’elle mettra du temps à décoder.

Le policier Julien Foch devra fuir la France pour s’installer au Québec à la suite d’une faute professionnelle qui, de fait, n’en était pas une. Résultat de la gaucherie de ses supérieurs, une bourde administrative le placera au premier plan d’une affaire dont il devra se déprendre s’il veut rester en vie – au sens moral du terme.

Le roman invite le lecteur à suivre ces trois personnages par des chapitres alternés pour lui livrer une histoire improbable – comme la vie nous en réserve parfois. Mais en filigrane pointent une série de questionnements sur l’identité et la responsabilité individuelle dans un monde de plus en plus polarisé.

Car il s’agit essentiellement de cela : comment respecter la liberté des individus dans l’espace commun. Ma réponse a été de jouer avec les codes, ce qui permet à Yasmina, par exemple, une femme voilée mariée au garagiste du village de Cap-Santé, de porter et de défendre l’histoire du Québec (d’une manière peu orthodoxe, il est vrai, que je vous laisse découvrir si vous n’avez pas lu le livre).

Chacun de mes personnages ne se résume pas à une seule facette de sa personnalité (religion, fonction sociale ou familiale, etc.). Musulmane voilée et nationaliste, juive résolument décidée à ce que la vérité soit faite sur le drame d’un jeune arabe (du moins c’est ce qu’elle croit), policier aux prises avec des questionnements moraux qui l’incitent à remettre en question ses actions… Tout se joue dans ces zones d’inconfort où chacun se révèle complexe, multiple… humain.

J’ai toujours fui les puristes, peu importe d’où ils viennent et la cause qu’ils défendent. L’avenir appartient aux métis, aux bâtards, à ceux qui portent en eux la multiplicité des possibles et assument cette indéfinition. Car c’est ainsi que la vie évolue… Les puristes sont porteurs de mort, effective ou plus subtile, et ce sont eux, quelles que soient les institutions où ils officient, lieux de culte ou parlements, médias ou établissements d’enseignement, que nous devons combattre.

Or le désir de pureté est partout, comme si nous avions oublié que de cette engeance sont issues bien des injustices, voire des crimes graves. Pureté des origines, qui amènent certains à jouer le jeu des racistes en se racisant eux-mêmes. Pureté morale, prêtres pédophiles, pasteurs patentés misogynes et batteurs d’enfants, imams des fatwas, pro-vie guerriers. Cancer des religions, burkas de la raison, légendes pour enfants soumis. Le code d’honneur de la mafia. Gangs de rue, gangs de pays, gangs de continents. Pureté politique, je veux ton bien et je l’aurai, coûte que coûte, et ton vote avec ça.

La bâtardise est notre salut, et il nous faut la revendiquer. Je suis de plus nombreux que moi, et de ce nombre nait l’empathie. Car dans ce nombre je retrouve l’autre en moi, le Noir en moi, l’Autochtone en moi, la femme en moi, l’enfant en moi, le vieillard en moi… mais aussi le voleur en moi, le tricheur en moi, le plus grand que moi, le plus petit que moi. Je suis de toutes vies, car je suis écrivain, un métier que j’ai choisi parce qu’il m’amène à me méfier constamment de la pureté, de la vérité, du confort et des certitudes. Pas pour parler à la place de l’autre, mais pour entendre l’autre en moi, parfois naïf, inconfortable, celui ou celle qui m’anime au moment de l’écriture. Et qui prend aussi vie, parfois, au moment de la lecture.

J’habite un pays de mots aux frontières poreuses où circulent, libres ou clandestins, des humains devenus personnages, qui passent à travers moi comme autant de fantômes pour devenir vivants. Ils sont ni de ma race, de mon sexe, de mon âge, mais unis dans ce qu’on appelle la littérature et qui n’est rien d’autre qu’une forme particulière de l’amour qu’on réserve à nos semblables quand on se reconnaît assez en eux pour les porter en soi.