Ça va, les enculés ? Vous êtes bien assis sur votre chaise, là ?

On ne vous dérange pas ? Non ? Vraiment ?

Remarquez, vous avez mérité votre place : oui, vous appartenez à ce cénacle où tout le monde s’enfile à sec. Ah ! Ce bel entre-soi que vous cultivez. Et puis ces louanges, ces prix, ces récompenses que vous vous attribuez les uns les autres. Vous, la consanguinité ne vous effraie pas ! On voit que vous ne vous inquiétez pas de l’atavisme de vos idées, ni de la débilité de tout ce que vous accouchez dans le cadre de vos petits comités. Jurys. Concours. « Évaluations par les pairs. »

Ça va, oui ? Vous voulez qu’on vous laisse seuls ?

Dites-le, si on vous gêne. Franchement.

Vous savez déjà qui ce soir va recevoir tel tribut et qui demain va décrocher telle mention, tel trophée. Alors, à quoi ça sert que vous statuiez, bande d’enfoirés ?

 

Soupir. De l’autre côté du miroir, le reflet se tait, essaie de se calmer.

Maxime Bertin ajuste le col de son blouson de cuir. Le blogueur à la quarantaine bien tassée défie son image du regard puis se scrute. Pour oublier ce ressenti une poignée de secondes, il fait la chasse aux rides, aux cheveux blancs hirsutes.

#raslebol. Expirations. Encore une soirée où il s’est fourvoyé. Ce festival de découvertes de nouveaux talents rock auquel il assiste au cabaret Lion d’Or à Montréal, non, mais, quelle vaste blague. Les juges avec leurs sourires entendus. Les œillades complices, quand un artiste du Plateau, un bon ami à eux bien sûr, a investi la scène pour slamer des banalités sur la vie, le monde, les frontières, les pères, les mères, la Terre. Ou quand un autre, du Mile-End celui-là, a gueulé sur des riffs de guitare que « nous sommes tous des frères, tous des bâtards ». Bertin n’en a pas cru ses oreilles. Combien de fois l’a-t-il entendu, ce refrain-là ? Tous unis dans la différence et l’adversité, mais oui, c’est cela. Tant et si bien que les gens restent, s’aiment, baisent, se marient rien qu’entre eux. Pour vivre heureux, vivons isolés, vivons refermés sur nous-mêmes. Communauté X, Y. Musulmane. Juive. Haïtienne. Hellénique. Autochtone. Urbaine. LGBTQ2S+ (à quand un ajout de lettre ?). Quartiers gay, chinois, italien, francophone, anglophone, Schtroumpf. Tous liés, tous ensemble mais chacun chez soi et toi, tu ne viens pas ici sans ton voile, ta calotte ou ta cravate, et toi, tu ne manges pas de ci ou de ça chez moi, et toi, femme, ou infidèle, tu ne bouges pas de là, compris ?

Et mon cul ? se demande Bertin à lui-même.

Parlez-nous d’hypocrisie généralisée, plutôt, comme il vient d’en avoir une belle démonstration, une de plus, tout à l’heure. Ces chanteurs qui nous racontent leurs petits riens du tout, leur TDAH, leurs amours déçues, leurs copains d’enfance, leurs amis et parents venus de loin jusqu’ici pour applaudir, en chœur avec des producteurs, des diffuseurs couards, frileux, inoffensifs et qui programment de la daube à longueur de journée, tous ces babillages, ces lapalissades déguisées en art, en liberté d’expression.

L’autre jour, à un récital de poésie, même punition : des bons mots sur la douleur d’être soi, sur la méchanceté du monde. Sans blague ? Oui, la réalité frappe fort, mon gars. À qui la faute, tu penses ?

Et la semaine dernière, dans cette émission supposée littéraire qu’il écoutait au volant de sa Hyundai pourrie : un foutu grand moment d’égotisme au cours duquel l’écrivain invité, un rappeur, c’est dire le niveau stylistique, s’écoutait ressasser son adolescence, ses manies, ses dépressions, ses goûts et ses couleurs. L’animatrice passait les plats et riait comme une conne.

Et au Téléjournal, section arts et culture, en décembre pendant les Fêtes : la Parade des jouets. Du haut niveau de savoir et d’érudition, oui. Comme cet autre reportage, une fois, sur un restaurant de Québec où l’on pouvait, oh, ciel, tweeter en se bâfrant. Culture, mais oui, bien sûr. Financé par l’argent des contribuables, en plus.

 

Bertin, soyons clairs, n’a rien contre l’art populaire, les réseaux sociaux ou les informations grand public. Il a lui-même été journaliste, avant de se faire mettre à la porte quand un groupe a racheté le titre de presse qui l’employait. Le nouveau propriétaire a imposé ses pigistes au mépris de tout ce qui avait été accompli. Bertin a balancé au patron ses quatre vérités ; ça n’a pas aidé, c’est sûr, à se faire réembaucher.

Bertin écrit maintenant sur son blogue. Il y pointe du doigt les absurdités, et y couvre bon nombre d’événements, de spectacles, de faits d’actualité. Et Bertin, eh bien, il reste mortifié par ce qui se dit et se partage. Par ce qu’il entend ; par ce que les masses encensent.

Partout où le chroniqueur passe, les banalités fusent. En chansons, en rimes, en discours, en images, en reportages, en lectures à voix haute. Démagogie. Rectitude béate. Hypocrisie. Tout ça, en partie soutenu par la peur de fâcher qui que ce soit. Les décideurs. Les diasporas.

#politicallycorrect. Il n’en peut plus des artistes, des journalistes, des élus, des pseudo-penseurs qui enfoncent des portes ouvertes. Qui suivent ce que dit Bidule. Qui imitent ce que fait Machin, encore plus s’il habite Montréal. Qui se refilent leurs coups de cœur. Qui boivent, qui bouffent, qui chient le même contenu. Qui fustigent le populisme sans savoir qu’ils s’y vautrent à pieds joints, même si leur opportunisme culturel et social penche vers l’autre bord politique. Quelle différence ça fait, putain ?

Seule dans cette salle de bains aux murs graffités, Bertin se le demande à voix haute.

Juste à côté du miroir, le chroniqueur déchiffre une inscription. Quelqu’un a écrit au marqueur sur le mur fuck les rassistes, fuck les nasis. Un jeu sur les « SS », peut-être ? L’élite de l’humanité. Le retour des grands penseurs. Bertin secoue la tête, dépité.

Précisons-le tout de même, Bertin n’apprécie pas beaucoup les extrémistes et les haineux de base. Mais il n’aime pas non plus les propos réducteurs, « les platitudes sur la température et sur la guerre[1] » comme l’a consigné un autre, il y a longtemps, dans son Journal.

 

Merde, au lieu de ces conneries convenues, parlez-nous de corruption généralisée. Parlez-nous de collusions, toujours vives en dépit de la commission Charbonneau, entre les députés, les firmes d’ingénieurs, certains grands entrepreneurs et le crime organisé. Parlez-nous du financement illégal du PLQ, ce parti si longtemps aimé, choisi par des électeurs amnésiques ou stupides, ou les deux. Parlez-nous des aberrations de l’Unité permanente anticorruption surprise à fabriquer des preuves. Parlez-nous des maires qui piquent dans la caisse et qui frayent, eux aussi, avec des mafieux ; des revêtements d’asphalte que les citoyens vont payer cinq fois en dix ans ; des infrastructures aux coûts exponentiels déboursés par des entreprises à qui les municipalités versent ensuite de gros, gros loyers. Vous ne voulez pas leur filer les clés de la ville, aussi ?

Parlez-nous du vol de renseignements commis par un employé de la coopérative Desjardins ; un seul coupable, mais combien de responsables ?

Parlez-nous des disparitions des femmes autochtones, dont l’élucidation n’avance guère, même après l’ouverture d’une enquête nationale et la publication de moult rapports. Il y a eu, ah oui, parution d’un guide pédagogique. Un guide pédagogique, putain. Et on peut tweeter en le lisant, peut-être ?

Parlez-nous des clubs de motards qui reprennent du poil de la bête Cro-Magnon un peu partout dans la province malgré les escouade Carcajou et opération SharQC ; des rassemblements identitaires tous azimuts qui ne font que renforcer le communautarisme quel que soit l’obédience de chacun ; des cartels de narcotrafiquants mexicains qui se sont enracinés au Québec « en y déléguant » – Bertin cite le patron new-yorkais de la Drug Enforcement Administration dont il a lu récemment une interview dans la presse – « ses propres représentants »… Oui, allez-y, parlez-nous de toutes ces adolescentes qui fuguent et qui se retrouvent, et d’une, sous l’emprise de la drogue, cocaïne, méthamphétamine, héroïne ou fentanyl exportés par lesdits cartels et relayés par les bikers, les gangs de rue, les petits dealers dans les écoles publiques et même les avocats véreux, et de deux, sous la coupe de connards plus âgés qu’elles au look de chanteurs de boys band (et pour eux, bizarrement, personne ne parle de pédophilie) qui, bientôt, leur demanderont de faire le tapin…

 

Parlez-nous du spectre du Wolf-Pack ; des mecs, soi-disant artistes de hip-hop qui jouent les proxénètes dans la Basse-Ville de Québec. Parlez-nous des rockeurs qui paradent à La Voix et qui battent leur conjointe. Parlez-nous des présentateurs homo, qui jouent les folles sympathiques mais qui harcèlent à coups de bite à l’air. Parlez-nous de tous ceux et celles qui savaient mais qui n’ouvraient pas leur gueule, de peur de perdre leur place, leurs privilèges. #omerta #jemetais.

Parlez-nous de la fréquence constante des crimes d’honneur, commis par des immigrants pour la plupart venus du même coin du globe et indécrottablement misogynes perpétuant ce que certains, dans les médias ou au sein de la justice, ont encore le bon goût d’appeler « des pratiques culturelles ». Parlez-nous de ces représentants de l’Islam partout sur la planète qui trouvent un moyen de jouer les victimes, puis les sauveurs, puis les bourreaux, et ainsi de suite – et dont personne ne soulève le caractère pervers, narcissique, manipulateur. Parlez-nous de l’Église catholique et de ses prêtres pédophiles, de ses sœurs et orphelins, enfants de chœur, scouts ou jeunes paroissiens, tous agressés sexuellement par les premiers.

Merde, épargnez-nous les discours inoffensifs hypocritement inclusifs. Parlez-nous des escortes assassinées dans les hôtels par des maniaques, détraqués récidivistes qu’on a jugé bon de remettre en liberté. Parlez-nous des viols, attentats à la pudeur commis par des producteurs faisant la pluie et le beau temps dans le milieu de l’humour, soit une part énorme, bien crémeuse, du gâteau de l’industrie du divertissement québécois. Des mains au cul, des petits coups de reins près de la photocopieuse, c’est ça, la blague ?

#paresseintellectuelle. Parlez-nous des imbéciles qui confondent racisme et critique d’une religion qu’elle quelle soit, qui prennent la laïcité pour de la xénophobie, qui pensent division là où il y a neutralité, qui font passer l’intérêt particulier de chaque citoyen avant l’intérêt général, et qui placent l’individu au-dessus du collectif. C’est ça, ton projet de société ?

 

Parlez-nous de la souffrance animale, de la cruauté sanguinaire qui se cachent derrière des prétendues traditions gastronomiques et de terroir. Oui, allez, parlez-nous de tous ces êtres vivants qui ne sont pas des humains et que hommes et femmes s’arrogent le droit de trucider pour leur plus simple plaisir. Parlez-nous de Santé Canada qui cède aux pressions, aux lobbies pollueurs et toxiques. Parlez-nous des producteurs de lait qui gueulent à tue-tête, déchirent leur chemise pour figurer dans le Guide alimentaire canadien alors que leurs ingénieuses installations mutilent veaux, vaches, cochons, couvées, entre autres. Parlez-nous, allez-y, du goût du sang cultivé par tout un chacun.

 

Expirations. Bertin, en sueur, semble en transe devant le miroir, les mains posées de part et d’autre de la céramique du lavabo.

Il se regarde dans les yeux. Ne cille pas.

Parlez-nous, grince-t-il en lui-même, des publicités où les gros, les moches, les nains, les handicapés n’existent pas, à quelques exceptions près (qui ne sont pas des réussites et qui ne donnent pas envie d’en voir d’autres du même genre). C’est bien beau, ces brochures où l’on aperçoit des Noirs, des Asiat’, des sang-mêlé et des femmes (il paraît que ces dernières deviendront également, tôt ou tard, une minorité visible ; il faut dire qu’avec tous ces maris violents ou ces pervers dans l’industrie du spectacle, oui, ça ne saurait tarder), tous côte à côte et tout sourire ; mais dans la réalité, ça reste encore à trouver.

Parlez-nous des mannequins qui ornent les vitrines des boutiques de mode ou les couvertures des magazines, et dont les mensurations sont celles de gamines de 12 ans ou d’éphèbes de 14, ou alors, d’anorexiques ou de maniaques du culturisme… Parlez-nous de toutes ces minorités invisibles, ces gens que n’osez voir, les sans-abris, les marginaux, les malades mentaux errant dans les bas quartiers, livrés à eux-mêmes ou juste à des putains de médicaments. Parlez-nous de ça, oui, toutes ces pilules qui rapportent aux lobbies et à l’industrie pharmaceutique, et que des médecins prescrivent à la chaîne parce que c’est plus simple et qu’en plus ça rapporte des avantages et des voyages dans le Sud.

Parlez-nous des employeurs qui se plaignent de ne pas avoir assez de main d’œuvre alors qu’ils ne foutent rien, à part leur presser le citron, pour retenir les employés déjà en poste dans leur restaurant, leur entrepôt ou leur usine.

#bullshit. Parlez-nous, Bertin a un bon ami qui peut en témoigner, des recruteurs, universités, établissements publics et services du gouvernement, qui lancent des appels d’offres ou paradent aux foires à l’emploi, mais renvoient aux candidats d’élite qui ont trimé dur pour postuler, la même foutue lettre, sempiternels refus, copié-collé de réponses négatives. Qui affichent leur offre, c’est obligé paraît-il, alors qu’ils ont déjà choisi quelqu’un sans doute issu de leur sérail. Qui s’échangent entre eux les mêmes missives et mots désolants. Qui adorent y inclure des adverbes comme malheureusement, parce qu’ils sont gratuits, parce qu’ils ne leur coûtent rien et surtout pas une once d’authentique empathie ; et qui, là-dessus, souhaitent aux postulants qui ne sont pas plus avancés sur ce qui cloche dans leur profil, une bonne continuation, voire, une bonne chance. Si c’est une question de chance, alors, là encore, à quoi bon statuer, bande d’enfoirés ?

Expirations. Soupirs.

Pitié, arrêtez vos conneries démagogiques.

Faites votre putain de travail ; procédez à votre examen de conscience.

Parlez-nous des violences policières. Parlez-nous de l’intimidation à l’école, mais sans tomber pour une fois dans le drame lacrymal ou la séquence émotion spéciale mères de famille, s’il vous plaît.

Parlez-nous de féminicide même chez les gens riches et même chez les lesbiennes ; tiens, Bertin en connaît des femmes, couples homo, qui se tapent sur la gueule ; celles qui vivent en dessous de chez lui, il les entend tous les soirs et un jour, c’est sûr, ça va mal finir, cette histoire.

Arrêtez de vous émouvoir au premier degré. De saluer l’arrivée des exilés syriens dont vous avez hâte d’exploiter la détresse de façon mélodramatique ou de goûter, ça s’est dit, ça s’est vu, les bons plats exotiques. Qu’est-ce qu’il en a à branler, le réfugié de guerre, de tes envies de nouveaux restaus ? Tu crois que c’est sa priorité, de te faire à bouffer ?

#fauxculs. Parlez-nous plutôt de crise de la moralité dans les milieux financiers. Du personnel soignant qui n’en peut plus dans les CHSLD et les hôpitaux. De ces gros porcs de politiciens, oui, encore eux, qui se gavent, là, sur le dos des citoyens, et réduisent sans cesse le budget de la culture (heureusement, ils financent encore des matches de catch au Diamant de Robert Lepage : tout va bien), des arts et de l’éducation. Qui s’en foutent que les vieux crèvent dans des mouroirs institutionnalisés et que les jeunes décrochent de l’école. Qui raisonnent pétrole de l’Ouest, étalement urbain, retour des Nordiques à Québec et des Expos à Montréal, Tour de Babel à la sortie des ponts dans la capitale nationale, taxes foncières, cash cash cash. Qui se fichent éperdument de savoir que la plupart des gens dans ce pays, au moins dans ses principales zones géographiques francophones, savent à peine lire, écrire, s’exprimer dans leur langue nationale correctement, sans se tromper de mot, de sens, de syntaxe. À qui la faute, tu penses ?

 

Bertin respire.

Un type, mince, grand, barbu, entre dans la salle de bains.

Hochements de tête.

Bertin fait semblant de se laver les mains qui sont déjà propres, archi-propres.

L’autre va pisser fissa, le nez collé au mur.

Ruissellements. Sifflotements peu enthousiastes.

Bertin entend le gars lui lancer non mais t’as entendu cette merde et ils viennent de lui refiler le premier prix non mais franchement tu y crois toi n’importe quoi.

Bertin sourcille. Il observe le dos du type. Et cette tête à demi-tournée vers lui, qui se confie, qui s’insurge super le vote du public quand c’est pas un jury de mégalos qui s’enculent entre eux c’est un comité de copains incultes acquis à une cause musicale pourrie et t’as remarqué ça marche pour tout livre film théâtre mode peinture sculpture politique même avec les prix Nobel en mal de buzz médiatique rappelle-toi Barack Obama récompensé pour ses efforts extraordinaires en faveur de la diplomatie ou Bob Dylan couvert de lauriers littéraires et puis quoi encore ? #preneznouspourdescons.

Bertin acquiesce. #vousnêtespasseuls. Il s’imagine faire front, avec ce type. Puis avec d’autres. Oui. Non. Peut-être. Il se voit, lui et une dizaine d’anti-langue de bois, puis une centaine, puis un millier, puis plus encore, écrire, s’exprimer, hacker, pirater, s’inviter dans les médias, tirer à vue, cingler, gifler par les mots les phrases ceux qui soi-disant décident.

Il se voit. Il les voit, tous. Des centaines de milliers comme lui, comme eux deux, qui défilent, le poing levé. #àbaslarectitude.

Oui. Non. Peut-être.

Dans le miroir, son reflet lui sourit.

 

[1]     Julien Green, Journal: 1943-1945, Volume 4, Paris, Plon, 1949, 287 p., p. 29.