Le resto presque vide.

Cheryl, les yeux bouffis, me regarde sans ciller derrière la tasse de café qu’elle sirote distraitement, par réflexe plus qu’autre chose. Des larmes grondent derrière son sourire forcé tandis qu’elle prend la parole à voix basse, un murmure à peine, dirigé vers la soucoupe :

– J’ai arrêté de prendre mes médicaments.

– J’pas sûr de comprendre. Tu parles de tes synthroids, tes médocs pour la glande thyroïde ?

Elle évite soigneusement de me regarder dans les yeux, s’attarde de façon peu convaincante à une mouche venue voler dans l’oreille de Julie, la serveuse.

-Oui

-Mais… Ça risque pas de te tuer ?

-Précisément.

***

Ça pourrait être dit aussi simplement, aussi crûment : c’est le jour où elle m’annonce qu’elle se laisse crever.

Sans enjolivure ni métaphore.

Nous aimions regarder Evil Dead en riant parce que les viscères des zombies avaient la même couleur que la salade de chou du PFK.

Nous buvions des Poppers allongés sur la colline en regardant les étoiles.

Nous parlions de cul.

Nous répétions le mot « fougère » en boucle, persuadés qu’il s’agissait du mot le plus laid de la langue française.

Nous regardions beaucoup de films.

***

 

Le monde et le film d’horreur qui lui est annexé paraissent déborder de sous les napkins et les tabliers vintage des serveuses.

Dehors, des zombies en scooter entreprennent de repeindre le monde en fuchsia
et la forêt se dissimule derrière le mince verni des nuages pour appeler.

Join us.

Curieux phénomène : une voix, une horde d’organes en révolte, une secousse de rien. Quelque chose qui t’appelle.

Who’s there ? Tu reconnais les inflexions sarcastiques de ta propre voix dans les mauvais jours, ceux où tu n’en finis plus de te noyer dans le pollen et la pisse des fauteuils bergères. Un appel à l’aide, un avertissement ?

La bande sonore se retourne sur elle-même dans sa longue insomnie. Des mouches par centaines recomposent une forêt grouillante, souillée par l’odeur d’aliments bizarres, des fruits aux formes ovoïdes et prismatiques.

« Oh, le jour cache un film d’horreur sous son makeup de call-girl », penses-tu, les yeux rivés sur l’oreille de Julie, la serveuse, qui débordait maintenant de mouches.

***

Une voiture, lancée à toute vitesse sur la rue principale, passe en trombe et te fait sursauter.

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Cette voix, encore, venue se fracasser en éclats d’ossements contre la fenêtre, pendant que le monde, et moi avec, te regardons dans un sursaut inquiétant d’amour inconditionnel. Tu esquisses un rictus en apercevant ton reflet à la surface du liquide dans la tasse. Tu poursuis :

-J’ai pus de fondations, pus d’échelle de valeurs morales. J’ai pus d’espoirs, pus de motivation, d’ambition. Pus d’intérêts, pus de sentiments. Juste des ombres. Des restes fantômes. J’ai pus fuck all rien en dedans.

Nous sommes là, écrasé.e.s contre la lucarne. Nous te ressemblons. Nous ne semblons plus tout à fait vivant.e.s : yeux révulsés, crocs sortis, bave à la gueule, plein.e.s de nos vies invivables et dépréciées, vitriolées, démembrées.

-J’en peux juste pus. Je sais pus quoi faire, j’y arrive pus.

Confusion perte de cheveux démence crampes dépression apathie écailles de peau pelée.

Elles te rendent malades, nos voix. Tes cheveux s’emmêlent aux racines des arbres dans un magma de questions sans objet

ta bouche à rebours entravée par les branches
la douleur et le silence

mémoire abstraite d’arbres et de pierres, une voix
s’élève
du fin fond des drap

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***

Cheryl dans sa veste de nuit sortira pour investiguer la source de la voix et, dans l’une des scènes les plus cultes des années 80, sera violée par la forêt elle-même

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