Un mec gueule dans la rue. Il est cinq heures du mat’ et ce salopard se met à brailler à tue-tête. Comme ça, d’un coup. Quelle mouche le pique, impossible à dire. En plus, il crache ses borborygmes en anglais. Enfin, c’est ce que relève la femme de Patrick, d’une voix ensommeillée. Patrick, lui, n’en sait rien. Ce qu’il sait, en revanche, c’est qu’il aurait volontiers dormi une heure et demie de plus si l’autre abruti avait cessé ses hurlements. Ce qu’il sait aussi, c’est qu’une insurmontable pile de dossiers l’attend à son bureau, dans son salon en réalité, puisqu’avec la pandémie, Patrick bosse à la maison. Et s’il est crevé avant même d’escalader cette montagne…

Patrick glisse un oreiller sur sa tête.

Merde, quand ce ne sont pas les ouvriers de la ville débarquant avec fracas avant l’heure autorisée (et les plaintes à la Ville n’y ont rien changé), on a droit aux schizophrènes, aux alcooliques, aux toxicos qui errent, cherchent quelque chose qu’ils ne trouveront jamais, ni en eux, ni véritablement ailleurs. Avant le confinement, tard le soir dans la nuit brune, il y avait aussi les connards sortant des bars. Les filles alors ricanaient ou émettaient des glapissements aigus, les gars rigolaient comme des baleineaux et chahutaient comme si l’extérieur était un terrain de jeu rien qu’à eux. L’écho de leur bêtise retentissait à trois cents mètres à la ronde. La connerie, c’est bien connu, rebondit sur les murs de briques et le béton.

Foutu quartier, songe Patrick.

À six heures quinze, il capitule. Il a tourné indéfiniment dans son lit. Tenté de faire abstraction de ces bramements de désespoir. Certes, Patrick sent toute la misère du monde dans l’attitude de ce type, là dehors. Mais la détresse n’est pas un prétexte. Une circonstance, à la rigueur. Atténuante ? Tout dépend de l’heure.

Patrick se lève, les yeux cernés, le regard plus noir que le café qui coule.

Les mugissements vont et viennent jusqu’à ce qu’il se mette à télétravailler. Patrick secoue la tête. Ces éclats de voix, comme des shrapnels dans une guerre psychologique dans laquelle il n’a jamais voulu s’engager, criblent son cerveau, percent le dernier rempart de sa relative bonne humeur.

*

            Le matin s’écoule lentement. Des oiseaux chantent, des enfants piaillent, des chiens aboient. Dans l’avenue tout près, des pots d’échappement pétaradent. Les poids lourds et les autobus soufflent avec la même véhémence. Puis, les hurlements recommencent. De temps en temps, Patrick scrute par la fenêtre, sa tasse à la main. Rien. Le braillard doit se trouver de l’autre côté du pâté de maisons. On dirait que cet énergumène tourne en rond. Dans sa tête, c’est entendu, mais au bas des immeubles aussi. Si Patrick le chope, ça va mal aller. Il s’est déjà imaginé tempêter à son tour après ceux et celles qui lui pourrissent les nuits et la vie. Mais c’est lui, peut-être, que la police interpellerait alors.

Tapage, tapage.

Ce matin, pendant qu’il se douchait, Patrick a franchi un cap dans son esprit. Il s’est vu descendre à la cave, fouiller dans l’espace de rangement, y dénicher la batte de baseball en aluminium qu’il a achetée il ne se souvient plus quand. Il se ruerait à l’extérieur tandis que l’aube pointerait à peine et, sous ce ciel rose, il demanderait au gueulard c’est quoi ton putain de problème. Mais le gars n’en saurait rien, sans doute — à moins qu’il n’en sache trop à ce sujet, qu’il ressasse, justement, son putain de problème. En bon psychotique, junkie ou marginal dégénéré, le mec se braquerait. Se fâcherait. Ou pas, mais qu’importe. Patrick, alors, lui fracasserait la tête, parce que c’est de là, de cette caboche déglinguée, que s’échappent ces foutus cris.

Patrick avale une gorgée de café. Il apporte à sa femme un mug plein de ce noir brûlant. Malgré le chambard, Sandrine s’est rendormie.

Patrick l’envie. Lui n’y arrive pas. N’y arrive plus. Mon Dieu qu’il en a marre de ces déchets humains qui prennent pour excuse la faute à la société ! Qui étalent leur mal-être à la manière de ces taulards repeignant les murs de leur cellule avec leurs excréments. Sauf qu’ici, la prison se trouve dans leur tête. Et à l’échelle du quartier. De la ville. De la vie, grandeur nature.

La semaine dernière encore, un quinquagénaire débraillé titubait rue Richelieu, ivre mort, en plein après-midi, la merde au cul. Patrick l’a vu qui allait se casser la gueule. Il s’est précipité, l’a épaulé, l’autre puait, une infection, l’enfer. Il l’a escorté jusqu’à l’entrée d’une vieille bâtisse du bloc opposé, où le type s’est engouffré, on aurait dit qu’une bouche béante l’aspirait. Mais de toute façon, l’existence l’avait déjà bouffé, ce malheureux, et recraché une multitude de fois. Une de plus, une de moins, quelle différence ?

Aujourd’hui, Patrick n’a pas la patience. L’a-t-il jamais eue, au fond ? Il se le demande, à la lueur de cette frustration, de cette rage, qui sourd, là, dans sa gorge, alors qu’il tente de se concentrer, de régler les détails d’un dossier compliqué. D’habitude il essaie de comprendre les gens, surtout les plus démunis. Il en a aidé quelques-uns. Et il leur trouve toujours des motifs raisonnables. Peut-être a-t-il fait semblant, pendant tout ce temps. Ou peut-être s’est-il épuisé à cette tâche. Un burnout de bonne conscience.

*

            À dix heures, ça repart. Nouvelle série de beuglements. Patrick écrivait à un client, un boulot urgent, quand la gueulante l’a coupé net dans son élan.

Patrick prend une longue inspiration. Il se lève de sa chaise. Il a les mains qui tremblent, le cœur qui se débat.

Coup d’œil à la fenêtre.

Le mec qui vocifère se tient juste là, bouche ouverte, devant la porte du numéro 567.

Patrick se précipite au sous-sol de son immeuble.

À cet instant précis, il ne peut s’empêcher de penser que vingt-huit pouces et trois cent soixante-dix grammes d’aluminium valent mieux qu’une once d’empathie.