Tu as une nouvelle voisine.

 

Elle a emménagé dans la maison d’à côté, celle aux murs bleutés et au petit balcon qui menace toujours de s’effondrer. C’est une jolie demeure, tu as toujours trouvé. Ta préférée, de toutes celles du quartier.

 

Ta voisine aussi, elle est jolie. Pleine de vie. Taches de rousseur éparses, cheveux bouclés, nez court. Tu la regardes s’installer, errer dans les pièces vides sans trop savoir où mettre les pieds. Foyer à apprivoiser, à apprendre à aimer. Tu es curieuse, tu dois l’avouer : la nouveauté est rare, ces dernières années. Tu as encore tout à découvrir ; d’où elle vient, ce qu’elle fait là. Ce qu’elle aime manger, ce qui la fait pleurer. La courbe de son sourire, et même la cadence de ses pas.

 

Faut te pardonner. Tu n’as que peu de choses auxquelles te raccrocher, depuis qu’on a vidé la maison. Quelques grains de poussières, ici et là, et le piano désaccordé dans le salon. On n’a rien oublié, à part ça.

 

Ça, et toi.

 

Tu l’observes prendre ses marques. Faire son premier café, trébucher sur un carton. Elle a les lèvres qui dansent, parfois, et tu réalises qu’elle chante. Tu aimerais qu’elle ouvre ses volets, que sa voix vienne te bercer.

 

Elle part travailler, bâille quand elle rentre. Elle parle au téléphone et regarde la télévision. Elle aime les tomates : il y en a dans presque tous ses plats. Tu voudrais lui souffler que tu avais un jardin, à l’époque. Que tu y allais au petit matin, quand l’herbe était encore humide de la nuit. Rien de tel qu’enfoncer tes doigts dans la terre, effleurer les racines. Ça te rassurait. T’apaisait. Et tes tomates ! Rondes, juteuses. D’un rouge à en faire pâlir les grandes histoires d’amour.

 

Aujourd’hui, ton jardin n’est que boue et mauvaises herbes. La nature a repris ses droits il y a longtemps déjà.

 

Un soir, alors que tes pieds glissent sur le parquet grinçant et que tu jettes un coup d’œil entre les rideaux pourpres, tu constates qu’elle pleure. Tu discernes un cœur meurtri dont tu partages la douleur. Tu aimerais la cueillir dans tes bras, lui chuchoter des mots doux. Tu comprends, après tout.

 

Tu restes impuissante, alors que la mélancolie et le chagrin s’installent sur ses traits. Elle les gardait cachés, se persuadait que tout allait bien. Mais tu vois que ça n’a rien d’une tristesse passagère : ce sont les larmes d’une écorchée.

 

Peu à peu, elle s’enfonce. Se lève avec des cernes creux et, avant de dormir, ferme les rideaux avec une lassitude que tu te souviens avoir vécu. Elle disparaît. Se fond dans les murs de la maison, soupire avec le vent.

 

Comme toi.

 

La cicatrice autour de ton cou brûle un peu.

Ça te serre la gorge, mais tu ne peux plus te lamenter.

 

Il se fait tard. Elle n’est toujours pas rentrée. La nuit vibre quand une voiture se gare. Inconnue. Ta voisine en débarque, le pas vacillant. Sourire tordu aux lèvres, le rire y fait écho. Un homme avec elle. Ils oublient de tirer les rideaux.

 

Peau contre peau. Les corps bougent à un rythme régulier, son dos à lui, ses bras à elle. Cette chaleur, qui ne ressemble à aucune autre, te rappelle ce que tu désespères à oublier. Tu hurles. Seul le silence te répond.

 

Tu te détournes un instant. Quand tu reviens à elle, tes yeux se perdent dans la lueur éteinte des siens. Les doigts accrochés au vide, essayant d’attraper ceux de l’amant, qui ne les voit pas. Un autre poignard dans le cœur. Elle est là, physiquement, mais son esprit s’envole ailleurs. Loin de cet homme, loin de cette maison. Loin de toi, aussi. Tu ouvres la bouche, voulant lui murmurer, reste avec moi.

 

Elle ne t’entend pas.

 

Il pleut. Tu somnoles un peu. Incapable de mesurer le temps qui passe, tu t’égares dans le brouillard.

 

Tu vas à la fenêtre, mais elle n’y est pas. Elle s’est réfugiée dans le cœur de la maison, où ton regard ne l’atteint pas. Peut-être qu’elle sait que tu la guettes et qu’elle ne veut plus de témoin à son désespoir. Tu crains qu’elle se défile. Qu’elle t’échappe, comme tout le reste.

 

Elle apparaît soudainement. Bras enroulés autour de sa taille, pull gris sur les épaules. Peut-être est-il bleu — tu ne saurais dire. Il fait trop sombre pour l’affirmer. Nuages denses, qui empêchent la lumière de passer.

 

Elle se tient là, à observer le ciel pleurer. Ses yeux sont secs, mais ses traits reflètent la réalité. Cette amertume qui tord les tripes, résonnante langueur. La pluie tambourine sur les carreaux, brouille son visage.

Pourtant, toi, tu le vois. Ce tourment, reflet du tien.

 

Pendant un instant, tu as l’impression que vous vous dévisagez. Que vos yeux se croisent, et qu’elle t’épie aussi. Tu essaies de lui sourire. Tes lèvres craquent.

 

Vous restez là.

Longtemps.

 

Il n’y a plus de tomates dans ses plats. Elle ne les termine pas. Tu ne revois jamais l’homme, et elle ne parle plus au téléphone. Vos paumes éraflées, la tienne contre la corde, la sienne dans le vide. Elle songe à faire comme toi.

 

Deux âmes égarées.

Il est trop tard pour toi.

Pas pour elle.

 

Tu aimerais lui dire de résister. Que la chute n’est pas synonyme de liberté, et que la solitude qui l’accompagne sera encore plus glaciale. Mais sa volonté s’affaiblit, alors que tu perds pied. Elle garde ses rideaux tirés. Tu l’as perdue.

 

Quelque chose grince.

Nœud coulant tendu contre le vent. Fenêtre brisée par l’hirondelle désorientée.

 

Tu refuses qu’elle s’abîme les mains.

Sa maison ne sera pas hantée.

Dans le silence, tu franchis l’interdit.

Tu vas vers elle, et tu la rattrapes.

 

Ça ne se reproduira pas.

Elle ne s’en souviendra pas.

Dans la mort, tu emportes tout.

Sa peine, la tienne.

 

La tempête passe. Les nuages se dispersent, et elle sort de la maison. Elle a relevé ses cheveux. Une mèche évadée, que la brise fait gambader, lui chatouille la nuque. Aucune cicatrice pour irriter sa peau, tu t’en es assurée.

 

Tu ne perçois plus tes mains. Ton monde se dissipe plus que jamais, et pourtant quelque chose te retient. Elle a levé le menton pour te regarder. La mine soucieuse, intriguée ; une curiosité mélangée à cette peur que tu connais. Ton cœur, que tu avais cru éteint, sursaute soudainement.

 

Je suis là, tu veux crier. Me vois-tu comme je te vois ?

 

Tes appels restent sans réponse. Elle se détourne, démarre sa voiture et disparaît dans l’horizon brumeux. Tu ne la reverras pas. Elle n’a plus besoin de toi.

 

Tu t’estompes.

 

Ta mémoire se voile.

 

Tu ne sais pas si tu étais elle, ou si elle était toi.