« Cette nuit, j’ai rêvé que je tenais ton livre dans mes mains.
J’étais heureuse parce que
tu l’étais
toi aussi »

Elle ne m’a pas attendu.

Elle est morte à vingt-cinq ans, avant que je puisse l’achever, ce foutu livre.

C’est son père qui, un matin d’octobre que rien ne distinguait d’un autre, a retrouvé son corps allongé dans son lit. Elle tenait encore son cellulaire au creux de sa main — elle avait dû s’endormir paisiblement, et ne jamais se réveiller. L’enquête du coroner a conclu à une mort naturelle : broncho-pneumonie aiguë bilatérale. Aucun signe le dimanche. Pouf. Morte le lundi.

Aucune trace de drogue, d’alcool ou de violence.

Elle n’avait pas souffert.

 

***

 

La prose a dès lors cessé de suffire.
Mon écriture a commencé à se déformer.
Inexorablement.

 

***

 

Je lui ai donné plusieurs noms.
L’ai appelée Cheryl.
Notre-Dame du Grand-Guignol.
Mary.
Laurie Strode, Sally Hardesty.

J’ai masqué son omniprésence sous une couche de latex, sous un voile de poésie. Je l’ai nommée je et tu dans un même souffle, j’ai jeté son corps au centre de mon débordement pour m’en faire un double de robes pleines. J’ai dissous son corps dans des bains d’acide pour m’insérer dans l’espace vide de sa silhouette.

je lui ai arraché son nom
comme on arrache les arbres
à leur multitude

je suis devenu tour à tour      homme           femme            mutant.e        émanation      serpent.e            scélérat.e        fragile              déprimé.e       hideux.se                    colossal.e        magnifique      gore            viscéral.e et hanté.e               hydre singe et titan

peut-être n’ai-je jamais fait autre chose, finalement
que lui prendre
sa place
en secret
et n’en retenir que les ténèbres
pour
l’esthétique

Après tout, elle aimait les films d’horreur, elle aussi.

 

***

 

Elle s’appelait Jessica.

 

***

 

Dans la pléthore de films que je lui ai montrés pendant notre adolescence, il en est un qui l’a marquée plus qu’un autre: The Haunting, la version en noir et blanc de 1963. Sans doute lui était-il facile de s’associer à Eleanor : piégée dans la tête du personnage, elle pouvait partager librement ses névroses avec quelqu’un qui la comprenait, fut-il construit d’angles obtus et d’images en clair-obscur. Eleanor s’accrochait à la perspective d’une vie meilleure, dégagée de ses chaînes.
Lentement, l’orchestre devenait fou. Aussi fou que la maison elle-même.

Le film dégageait une sorte d’humour froid, distillé avec parcimonie, qui venait contrebalancer la pesanteur de la situation. Le même genre d’ironie que j’ai par la suite notée dans la disparition de Jess : après s’être débattue toute sa vie au milieu des troubles de santé mentale, elle trouvait dans la mort l’apaisement qu’elle avait toujours poursuivi.

Elle et moi.
Moi et elle.
Je et Tu.
Nous. Ensemble.

whatever walked there, walked alone

nos attributs facilitaient tous ces doigts dans nos gorges

nous qui étions prédisposés à l’angoisse

le soleil chauffait nos nuques dégagées des couloirs sombres
dans cette ville d’arbres et de pectoraux
le diable faisait gicler les vendredis soirs
et nos têtes pétrifiées sous fond de cadres imprécis

de murs vides
notre Shining prenait son envol
et nous regardions nos tendons s’allonger
entre deux bouffées de skinny jeans

des centaines et des centaines de films d’horreur

Eleanor dévorée par le paysage porno

la carapace fragile de l’Amérique

 

***

 

ainsi débute la jungle

l’infection urbaine       nos couleurs
pissent
en hurlant
leur squelette

non loin des lépreux cannibales échappés d’une musique synth

offrent leurs bras anonymes et déments

l’errance a proféré son cauchemar inutile

 

***

 

mixtion des corps et des intertitres
nous batifolons dans
un homme et sa fresque
inachevée       un corps
déjà responsable
de ses méandres

nous voulons l’amour et sa créature
lardée d’huile et de douches froides

 

***

 

FLASH            guirlandes de colonnes vertébrées vitesse folle FLASH Harmony Korine ivre mort clignotements répulsifs meurtres à la mode New York

montage DMT            FLASH            fascination blanchâtre
transe de couteaux lumineux
aucune fenêtre pour éprouver la frontière

le temps d’un crime pervers
nous nous déshabillons sans queue ni tête
devant le photographe au cul bombé

 

***

 

FLASH

nous ne faisons que circuler dans nos corps
se ramifiant ruisseau
nu
les veines full frontales rougeoyant

ces paroles qui ne respirent plus
renforcent le sexe de l’automne avide

un banquet de douleurs verticales
s’écoule de ce tout ce qui tranche
chair séduite               fragmentaire trop souvent
nous désespérons nos coutures

le martyr de ne jamais nous revoir

 

***

 

il nous fallait d’abord comprendre
l’étendue de nos fureurs
avant de nous dire adieu
pour de bon

Adieu, mon amie. Je passerai ma vie à t’écrire.
J’attendrai ta réponse.