Le champ jaunit, les cerfs sont venus croquer les choux, sont repartis avec cette tache errante[1] qu’ils ont. Je ne suis pas proie, j’ai renoncé aux fonctions naïves, circonscrite par élimination : ni être d’eau, ni bruant chanteur, oiseau carnivore sans être rapace. Je cherche dans les marges la bête qui me ressemble.

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Chaque matin, je regarde vers le sud-est. Parfois, un chien en fuite fend l’espace comme un tracé minimaliste sur une toile chère. Je suis minuscule, dissoute sous cette fourrure épaisse, et pourtant tu m’aimes, d’un amour orné, improbable. Nous avons frôlé la mort, ta chaleur est un miracle. L’antichambre est une fête qui ne connaît pas de fin.

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Nous marchions dans la mousse, tu disais ces hommes pourront te prendre si tel est ton désir, alors la forêt s’est refermée sur nous – un orage comme la nuit, des arbres morts empilés barraient la route. Nous devions dormir là. Dans les marécages, hommes et femmes emmêlés jouissaient tout autour. Tu as dit vas-y, mais la peur noircissait mes yeux comme l’encre un buvard. Nul refuge, pensais-je dans ton rêve, quand l’obscurité s’empare du cœur. À ton réveil, je pleurais en dormant dans nos draps souillés de la veille. Tu m’as enveloppée, léchée, souri, il faisait beau mais je n’arrivais toujours pas à croire que tu resterais.

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Mes yeux n’ont pas de pouvoirs à volonté et si je m’immisce comme tu dis au plus sombre de ton cœur, c’est par l’équilibre précaire des bâtonnets posés de biais dans le rayon de la lampe de chevet, et si j’ouvre à moi seule tous les bois interdits, c’est que me happe le souvenir d’avoir été pour d’autres ce que je ne veux plus être et qui pourtant te charme. Tu pleures de me savoir dégagée, une ombre un café noir répandu sur l’oreiller. Je voudrais prendre ta main sans trébucher, sans avoir à te suivre dans le bassin des pieuvres.

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Nous écumons la forêt l’après-midi, maudissant les maîtres, leurs mensonges de carton pourri, posons nos langues sur le substrat âpre. L’odeur douce rappelle des enfants égarés secourus par un ogre. Je ressasse mes fables, tu racles les troncs avec ton canif, le risque d’empoisonnement est faible mais présent. D’anciens lacs ont séché bien avant nous, reconnais-tu les signes ? Nous marchons vers la maison sur le chemin qui s’allonge, le soir tombe et nous marchons encore, mais rien ne nous rapproche.

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Tu as levé ton cri – cinquante mille oiseaux noirs – le cercle rouge pulse dans la chambre aveuglée, une douleur née avec toi emplit tes poumons pour la première fois, un désir primal, un billot fendu, ru cliquetant de coléoptères sur les fausses planches qui retiennent ta chute. Ma main sur ton flanc, je reste là, les oiseaux frôlent sans toucher les réseaux fibreux de ta poitrine, puis un par un traversent la fenêtre liquide pour être brûlés par le soleil.

 

 

[1] Gaston Miron, « La marche à l’amour », L’homme rapaillé, Montréal, Typo (Poésie), 1998, p. 59.